Trenque Lauquen Laura Citarella / 2023

Une femme disparaît. Deux hommes partent à sa recherche aux alentours de la ville de Trenque Lauquen…

Quelques spoilers.
 

Les critiques n’ont évidemment pas tort de chanter les louanges de Trenque Lauquen : c’est un projet singulier aux choix inhabituels, dont l’enquête protéiforme se fait discrètement captivante, et qui sait répondre au fond trouble de son récit par un goût de la bifurcation insouciante (une fantaisie légère et pas trop ostentatoire, si l’on excepte quelques choix musicaux et changements de format gadgets)… Par bien des points, c’est remarquable.

Et pourtant, on ne peut s’empêcher de se dire, devant ce film, que la critique et son enthousiasme sont gentiment prévisibles : l’impression, au fond, qu’au modèle neurasthénique d’un cinéma d’auteur endormi (combien de scènes ou de plans, ici, sont trop longs pour rien ?), il suffit juste à n’importe quel cinéaste d’apporter un peu de scénario et de dramaturgie (ceux-là même que la série TV la plus lambda propose au kilotonne) pour soudain réveiller l’enthousiasme débordant du public art-et-essai, tout surpris d’être sorti de son ennui masochiste et docile. Dans le cadre d’une esthétique festivalière de l’ennui, la moindre péripétie appuyée devient soudain le signe d’un ouragan narratif, le moindre parti-pris un peu étrange celui d’une fantaisie délirante, d’une folle générosité… Toute une frange cinéphile semble redécouvrir l’eau tiède dès qu’un film d’auteur est autre chose que chiant et sociologique : évidement que Trenque Lauquen allait briller au milieu de la sélection Orizzonti et de ces sorties indés en surnombre, où chaque film se bat pour être plus morne, gris, et non scénarisé que le précédent. Ce n’est d’ailleurs pas le premier film supra-auteuriste à nous faire le coup, à excuser par un petit effort narratif son excessive longueur, à peine divertie par une structure en chapitres (on pense aux Mille et Unes Nuits de Gomes)1.

Evidemment, les choses sont plus compliquées que ce constat irrité : le film ici, par sa patience, par son économie, par sa dramaturgie suggestive et anti-spectaculaire, gagne en force de concentration et d’incarnation, et obtient des choses hors de portée de la mécanique de n’importe quelle série. L’enquête ne se départit jamais d’un temps d’observation et d’accompagnement des personnages, qui y gagnent une épaisseur sensible (c’est notamment parlant pour Chicho, dont le silence buté a tout le loisir de se colorer de diverses nuances au fil des heures de métrage). La naïveté des mises en images (flash-back un peu tartes où les persos incarnent leurs alter-egos) confère aussi à l’ensemble une sorte de modestie légère, quoiqu’un peu fabriquée.

Le meilleur du film, cela dit, réside surtout dans les effets que produit sa structure en deux temps. La seconde partie en effet est surprenante en ce qu’elle semble non pas approfondir et continuer la première, mais explorer une toute autre histoire des lieux (toute aussi envahissante et obsédante pour les personnages) : une histoire sans lien profond avec la première enquête, dont on abandonne d’ailleurs une partie des personnages. Ce second volet procure alors la sensation très forte d’un hors-champ (puisqu’on repère ici et là des choses entendues ailleurs dans la première moitié) : des vécus parallèles, un peu comme les explorait la trilogie de Belvaux, soulignant cette impression qu’on ne connaît jamais vraiment les gens qu’on croise.

Le film, en cela, gagne une dimension féministe implicite : les personnages que l’on laisse de côté d’une partie à l’autre, et que le film délaisse alors qu’eux croyaient jusqu’ici mener le récit, ce sont surtout les hommes, et leur prétention à s’approprier l’héroïne (la prétention, explicite, du mari possessif, mais aussi celle, teintée de romantisme, de Chicho : quand on lui demande pourquoi il la recherche alors qu’elle ne veut pas être trouvée, il répond « je l’aime », comme si cela lui donnait quelconque droit sur elle). Sur ce point, oui, il y a bien dans ce film une échappée2.

Mais plus globalement, cette deuxième partie, presque déconnectée de la première, donne l’impression d’un autre chapitre des histoires de la ville, comme il pourrait y en avoir cent autres – tels deux longs épisodes d’une série qui pourrait en compter bien plus. On pense évidemment à la série Twin Peaks, avec laquelle Trenque Lauquen partage un décor (la petite bourgade aux gens pittoresques), les histoires cachées, la loufoquerie, le fantastique, et même une certaine candeur. Sous cette lumière, les deux parties se comprennent alors aussi comme une progression par étapes, comme on s’enfoncerait peu à peu dans l’esprit des lieux, par cette lente glissade acceptée et imperceptible vers le fantastique – comme on irait un pallier plus loin dans ce qu’on est capable d’accepter ou de croire de cette histoire, de ces personnages, et de la métaphysique des expériences humaines, s’immergeant progressivement et tranquillement dans l’iceberg de l’inconscient.

 
 

Notes

1 • Il faudrait aussi évidemment citer La Flor, du même collectif, et dont la cinéaste était productrice, mais je ne l’ai pas vu. Le même genre de liesse critique, pour les mêmes raisons, était advenu à la sortie des Mystères de Lisbonne, mais l’œuvre de Ruiz était autrement plus dense et généreuse.

2 • Sur ce point comme sur d’autres, je vous conseille l’excellent texte de Camille Nevers pour Libération, rempli de pistes et d’angles de lecture passionnants.

 

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