Ines, femme d’affaire d’une grande société allemande basée à Bucarest, voit son père débarquer sans prévenir. Celui-ci, friand de gags potaches, s’avère vite encombrant…
Quelques spoilers.
Un torrent d’émotions ? Énième épisode de mon rapport frigide au cinéma récent, ce film m’a quelque peu glissé dessus. Mais à défaut d’avoir été particulièrement pris ou ému, on peut au moins mesurer l’écart qui sépare le barouf entourant sa sortie (hilarité et larmes à tous les étages) et sa réalité particulièrement terne.
Difficile en effet de considérer Toni Erdmann comme une comédie, tant le choc frontal s’y refuse à tenir lieu de mode opératoire : le film aligne au contraire les scènes de gêne vague, de dissonance moyenne, pas toujours clair quant aux sentiments qui courent sous le visage de ses deux acteurs. Le final mis à part, les blagues du père ne sont pas si rentre-dedans que cela, et l’héroïne n’est jamais réellement compromise professionnellement. Le rire, ce rire qui devrait être anarchique et libérateur, est finalement ici le grand absent : absent de la salle, d’abord, et du visage de la jeune fille qu’on est censé dérider, ensuite.
Est-ce un accident, est-ce l’erreur d’un film malhabile ? C’est là que réside, en tout cas, son originalité : parti d’un pitch de comédie familiale (raviver l’humanité d’un proche ayant vendu sa vie au travail), le film s’apparente plutôt à une corruption lente, qui tient mordicus à avancer à petits pas, si petits en fait qu’on ne remarque pas réellement la transformation s’opérer dans le récit (entre le refus et l’acceptation de la présence du père, entre la nervosité et le craquage en règle, difficile de cerner le moment d’une rupture). C’est d’ailleurs en cela que le film, s’il n’émeut en rien, n’ennuie pas vraiment non plus : cette transformation microscopique, comme on regarde pousser une plante sans concrètement en voir le mouvement, est son premier enjeu.
Car quel meilleur moyen de brouiller les différences entre le quotidien froid des requins de la finance, et l’absurdité de la fête finale ? Le jeu ultra-réaliste des acteurs, presque documentaire et loin des conventions comiques (on ne se scandalise pas, on n’essaie pas de garder un imperturbable sérieux…), va lui aussi dans ce sens : les personnages secondaires ne prennent pas acte en public de l’inconvenance des blagues, ils les intègrent au contraire à la bienséance ambiante en cherchant la juste réaction, les ingèrent en tant que groupe. C’est une sorte de victoire du film que la fête dénudée, qui devrait être une incise et un choc, semble finalement se fondre dans la continuité avec une certaine logique.
Que cette fête soit moins une libération (un acte exutoire) qu’une absurdité dit beaucoup des visées du film : Maren Ade raconte moins une renaissance à la vie, une fin de dépression (l’épilogue est franchement tout aussi sinistre que l’ouverture), qu’elle ne tend au capitalisme une sorte de miroir. Le père n’est toléré par sa fille, et ne s’intègre à son quotidien, qu’à partir du moment où il s’octroie un titre (ambassadeur, coach, qu’importe) et une carte de visiste : à partir du moment où elle peut justifier sa présence dans son milieu (le bureau, les réceptions, les boîtes de nuit). Et parce que la farce qu’est Toni Erdmann y jure finalement si peu (le chantier, où on le respecte avec déférence, constitue un summum), l’héroïne peut enfin comprendre son monde comme la vaste comédie qu’il est (parenté que le scénario énonce d’ailleurs très tôt, avec ce financier qui voit une véritable idée de marché dans la blague du père : le monde néo-libéral, dans son jusqu’au boutisme crétin, a l’absurdité d’une farce).
Sans doute est-ce cette révélation qui libère (très moyennement) la jeune fille : se rendre compte que tout cela n’est que théâtre, et que oui, on peut faire passer à son patron qu’une fête à poil est un bon moyen de cohésion de l’équipe. Le film est-il pour autant un pamphlet contre le monde néo-libéral ? Sur le papier, oui, mais dans la réalité si peu, au fond : il n’en a pas la violence. Malgré la pression très bien rendue des jeux de pouvoir et de paraître en réunion, malgré les quelques moments plus signifiants confrontant le monde des bureaux aux décors prolétaires… Ce n’est pas tant en colère qu’on sort du film, que déprimé, à l’image de son dernier plan : conscient que sous les masques, quels qu’ils soient, drôles ou pas, capitalistes ou non, le vide existentiel court toujours. Maren Ade, sous le malentendu de la comédie, a donc bien réalisé un film allemand.