Terminator James Cameron / 1984-1991

Spoilers. Les habitués de ce blog vont soupirer d’épuisement en voyant que j’ai encore kidnappé un film pour m’épandre en considérations vaseuses sur sa période cinématographique. Pour ma défense, Cameron tend quand même un peu le bâton pour se faire battre… Le bougre n’en est pas à son premier coup d’essai, tant son Titanic (retour au grand spectacle, au premier degré, au lyrisme adolescent), puis son Avatar (qui imposa la 3D en salles, en transformant un personnage filmé moribond en personnage numérique puissant), ont fonctionné comme les marqueurs phares des dernières grandes transitions Hollywoodiennes. Qu’en est-il alors des deux premiers Terminator, que je ne découvre qu’aujourd’hui ?

 

Terminator

James Cameron / 1984

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À Los Angeles en 1984, un Terminator, cyborg surgi du futur, a pour mission d’exécuter Sarah Connor, une jeune femme dont l’enfant à naître doit sauver l’humanité.

Contre la célébration répétée du Hollywood seventies, ma préférence est toujours allée aux années 80 (enfin en fait plutôt aux années 90, pour tout dire – mais cette troisième décennie Hollywoodienne, allez savoir pourquoi, tout le monde s’en fout). Qu’est-ce qui diffère concrètement, entre ces deux périodes (70’/80’) ? On répondra qu’à la lucidité politique, au doute et au désenchantement de la première décade, succédèrent un regain de patriotisme Reaganien, un retour aux puissances rassurantes du récit, et au confort du manichéisme. Est-ce si vrai ?

Sous couvert de subtilités, de sous-entendus, et d’ambigüités qu’on laisse au spectateur tout le soin d’apprécier, le Nouvel Hollywood m’a toujours semblé être un moment fondamentalement explicite du cinéma américain, une décennie qui « formule » – qui doute très peu, en fait, occupée à illustrer un propos arrêté, quand bien même c’est avec tous les détours et toute la finesse du monde : ce cinéma si politiquement conscient, si complexe, fut aussi un cinéma sans mystère. Au contraire, la forme terriblement basique des années 80, son retour essentialiste aux genres de la série B, son absence totale de prétentions psychologiques, et sa préférence à s’exprimer par l’action, laissent le spectateur malin démuni. Le coup de grâce est sans doute la façon dont certains de ces films endossent totalement le style et les modes de ces années (leur vulgarité, leur style carré et basique, leur passion des culturistes), sans jamais assurer le spectateur du regard exact qu’ils posent dessus (ironique ? dégoûté ? approbateur ?) : décode-donc moi donc ça, cinéphile. Avec les années 80, et l’apparente dés-auteurisation de l’industrie, l’art retournait dans le domaine de l’inexplicable.

Tout ce préambule, et cette orgie de généralités foireuses, pour expliquer combien Terminator, sur ce point, m’apparaît comme un film-limite. Tout y est tellement carré, tellement utile et fonctionnel, tellement neutralisé par l’action, que l’on commence à se demander s’il y a bien un arrière-fond à ce spectacle cru des marottes de l’époque (son machisme retrouvé, sa valorisation de l’action sur la pensée, sa fascination pour les chocs). Pas d’eau, dans ce film de James Cameron : pas de caisse de résonnance rêveuse. Terminator est un film qui se présente plutôt à nous comme une énorme machine de muscles et de métal, faite d’échanges d’informations et de réactions, de chocs physiques et de crashs automobiles, et dont la marche mécanique ne s’arrête jamais. Le seul élément qui pourrait faire respirer cette traînée d’action, c’est-à-dire la romance bizarroïde entre cette mère en devenir et l’homme qui l’a fantasmée toute sa vie, n’a même pas le mérite d’une pudeur (une gêne virile qu’aurait le personnage à dire ses sentiments) qu’on pourrait attendre d’un film si peu enclin à verbaliser.

Là où Terminator finit par emporter le morceau (au-delà des idées de cinéma qu’il aligne avec la force tranquille d’un légitime héritier de l’âge d’or), c’est dans le fait d’assumer pleinement cette identité de film plus-basique-que-basique, plus-sec-que-sec, notamment par la mutation progressive et très graphique de la masse Swharzenneger, qui abandonne graduellement la peau humaine pour assumer sa pure nature mécanique. Ce corps de culturiste à l’assurance totale (que le film interroge tel quel, dès son apparition ex-nihilo qui le pose là, nu, tel un sujet d’expérience), ce corps qui résout chaque problème par la force physique, et qui en ces années pourrait bien être celui d’un héros, le film semble désormais incapable de l’arrêter : le bras hargneux de fils et de métal qui s’acharne jusqu’aux dernières minutes du final, alors qu’on le pensait mort, donne au film des airs d’entreprise jusqu’au-boutiste, de tableau dégénérescent du cinéma de son temps1. C’est pourquoi ce premier Terminator, malgré son sujet (dans le futur, une intelligence artificielle fait la guerre aux hommes), n’est aucunement phobique vis-à-vis de l’informatique : le lieu du climax est une usine mécanique, et l’enfer du prologue n’est qu’un entrelacs de métal, de tanks, et de tirs… Ce n’est pas Matrix. Ce qui est hors de contrôle, ici, ce qui fait apocalypse, c’est d’abord le film d’action guerrier et bourrin des années 80.

 

Terminator 2 : Le Jugement dernier

James Cameron / 1991

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En 2029, les robots de Skynet programment un nouveau Terminator, le T-1000, pour retourner dans le passé et éliminer le fils de Sarah Connor.

Le deuxième volet de Terminator n’est pas moins sec que son prédécesseur (il suffit de voir les maigres secondes tenant lieu d’épilogue), et cette absence d’air peut fatiguer à la longue. Néanmoins, ce film n’a plus l’épure ni le caractère carré du premier opus : le récit y est plus long et dilué (sans doute aussi du fait de la director’s cut2), les personnages se multiplient, et le script se colore de liens humains plus touchants (la relation gamin-machine). Ce deuxième épisode se montre surtout moins conscient de sa bizarrerie de film tout-actioner (le final substitue par exemple, à la singularité du lieu tout-mécanisé du premier film, un décor infernal à l’imagerie plus convenue).

Revenons à notre Hollywood néoclassique : les années 80 ont donc ramené la franchise du genre, le tranchant de l’action, le plaisir du divertissement, et de nouvelles ressources d’énergie. Et bien, face à cela, les années 90 m’ont toujours semblées être une raffinerie : ce gros cube d’efficacité brute que sont les années 80, le Hollywood des années 90 le dégrossit, le complexifie, lui rend le souci du détail, lui réinjecte vérisme et naturalisme un temps refoulés (maisons familiales et bureaux en bordel, fouillis des rues sordides de New York…), avec une scénarisation accrue, et une tendance à la psychologisation dont les corollaires successifs – distance, ironie, second degré3 – ne tarderont pas à investir la production (notamment chez les indépendants, qui connaissent alors leur essor).

De fait, il n’est pas si difficile de voir en Terminator 2 un film d’abord occupé à poser un regard sur le premier épisode, et sur l’époque qui l’a enfanté. Tout comme le cinéma des années 90 affine celui des années 80, le gamin du film essaie de canaliser la force brute du robot, sa violence, d’en remodeler un minimum la figure (la scène du sourire, qui essaie de faire de Schwarzenegger autre chose qu’un pur corps de brute, en est un exemple). Échappée de la décennie précédente, la figure invincible et écervelée de l’actioner se retrouve interrogée à la lettre, comme une étrangeté : tu n’as pas mal ? Tu n’as jamais peur ? Tu ne crains pas la mort ? Tu n’as pas d’émotions ? Sous le regard de la nouvelle génération (que le gamin représente, marqué qu’il est par tous les oripeaux et modes de son époque), tout ce qui est resté bloqué dans le régime des années 80 relève de la folie (comme en témoigne le personnage de la mère, littéralement enfermée à l’asile : coincée dans les réflexes et obsessions de son époque, assaillie par des fantasmes nucléaires de guerre froide, et incapable d’avoir avec son fils d’autres rapports que militaires). C’est ainsi qu’à sept ans d’intervalle, un cinéma en éduque un autre, essaie de civiliser le film d’action (le gamin expliquant patiemment au robot crétin ce qu’on ne peut décemment pas faire), jusqu’à cette mantra presque parodique à « tirer dans les jambes », et à résoudre les situations sans faire de morts – ce qui correspond ni plus ni moins à l’injonction faite au genre d’intégrer des considérations éthiques à son programme.

Si Terminator 2 fait le lien entre deux époques, c’est pourtant d’abord pour une autre raison : pour ce qu’il inaugure et introduit dans le cinéma Hollywoodien, c’est-à-dire les effets spéciaux numériques. Prenez garde, spectateurs, un robot mis à jour arrive, avec des pouvoirs qu’on imaginait pas : à l’image de Jurrassic Park deux ans plus tard, l’avènement des CGI n’apparaît ici pas tant comme une donnée du film que comme son sujet, une altérité regardée et crainte comme telle, dévoilant l’éventail de ses étranges et infinies capacités à des personnages qui les observent surpris, médusés, comme autant de spectateurs de cinéma non préparés.

Il y a quelque chose d’assez précurseur, ici, dans la vision phobique qu’on a de SFX insidieux et protéiformes, trompeurs, qui apprennent à imiter le réel et les humains (adoptant leurs voix, leurs visages), pour ensuite s’y substituer et les remplacer. Le final qui, comme celui du premier opus, filme d’abord la dégénérescence d’une forme, souligne précisément ce qui dans le numérique effraie : plongé dans la matière en fusion, le méchant s’excite en une farandole de transformations grotesques, résumant très littéralement sa capacité à être tout et n’importe quoi (les visages s’enchaînent), mais se résumant au final à l’effroi d’un masque anonyme ; soit une forme qui ne peut qu’imiter, qui vole la personnalité des autres, mais qui n’en a aucune.

Ce méchant numérique increvable, et les reconfigurations sans fin qu’il permet, se présente comme une menace tant pour les personnages que pour le cinéma qui est le leur (le film d’action), et dont les méthodes traditionnelles ont bien du mal, à présent, à en venir à bout. Dans la confrontation des deux Terminators (la machine du film de 1984, la créature SFX de 1991), et plus particulièrement dans le combat final où le robot neuf s’acharne sur l’ancien, il est difficile de ne pas voir l’image d’un monstre numérique mettant à mort son ancêtre animatronic (soudain devenu bon et rassurant, comme déjà béni d’une soudaine nostalgie), et achever ce corps déchu de bodybuilder qui, encore quelques années plus tôt, était l’attraction principale, la première manière d’impressionner un public adolescent. Sur lequel les SFX règnent encore, et désormais – mais pour combien de temps ?

The Terminator et T2 / Terminator 2: Judgement Day en VO.

 

Notes

1 • On notera que même la police évoque cette saturation : elle a conservé son vérisme des années 70, mais semble en bout de course et de tics, notamment dans la scène presque parodique de sa première apparition, où le dialogue se noie entre cernes, café froid, clope, quand ce n’est pas les trois en même temps…

2 • J’ai depuis cet article eu l’occasion de voir la version originelle du film, qui est plus courte et bien meilleure. La comparaison des deux versions est une leçon de montage, tant de petites modifications y provoquent de profonds changements. Privée de sa scène d’exposition psychologisante (“je suis trop pris par mon travail, je n’ai pas le temps de jouer avec mes enfants”), la famille de l’informaticien déboule dans le film tout de go, brutalement (cette voiture-jouet qui surgit à l’image), au moment même où on va l’attaquer. Quand Sarah Connor observe, pensive, la communauté mexicaine jouer avec ses enfants, elle ne semble plus comparer ce tableau à ses visions d’apocalypse (puisque nous n’avons pas encore vu son rêve), mais seulement désirer une vie de famille normale – dont va naturellement découler, dès la scène suivante, sa phobie nucléaire, expliquant implicitement pourquoi elle réfrène ses affects pour son fils… Plus généralement, le personnage de Sarah Connor apparaît plus ambigu (sa folie et ses obsessions sont plus discutables, moins visibles), et la narration se fait plus élégante, plus sèche, suggérant davantage ses thématiques qu’elle ne les souligne. Reste que, comme dans la version longue, la phase d’action finale (et notamment cette poursuite sans intérêt sur l’autoroute) est vraiment trop longue.

3 • Le fait, ici, que le robot psychopathe adopte tout du long les habits du policier, donc de la loi et de l’ordre (la caméra s’attardant ironique sur l’inscription “To Protect and to Serve”, quand le flic recherche l’enfant pour le tuer), révèle déjà d’un recul quelque peu acide.

Réactions sur “Terminator James Cameron / 1984-1991

  1. Bel article que ton texte sur ce T1 ( je n’ai pas encore lu le 2d) et belle tentative de contextualisation. J’ajouterai seulement à ton orgie de généralités qui se rapportent à la décennie, le goût pour des effets spéciaux de plus en plus affinés (plastiques et mécaniques !), ce qui incite à se pencher à reprendre la matière fantastique et à en renouveler la forme. De même, je reviens sur le “aucunement phobique vis-à-vis de l’informatique”, car même si Cameron paraît plutôt fasciné par la technologie et l’informatique, Terminator à mes yeux, illustre parfaitement cette modernisation (ou informatisation) de nos vies qui va vite et file à toute allure avec le temps (informatisation à ce point mêlée au temps que l’on parle d’une “ère numérique” et, comme au bord d’une falaise, d’un basculement dans celle-ci). Informatisation lancée et impossible (non pas à stopper mais) à ralentir et qui finit, ce que dit le film, par nous enfermer dans une boucle. En cette fin de XXe siècle, il y a même une hésitation, les machines ont encore quelque chose de l’âge industriel (pas encore de virus ni de dématérialisation) et il faut que ce soit une presse hydraulique actionnée par une femme (machisme bousculé donc), autrement dit de la pure mécanique plus une pulsion de vie, qui puisse finalement briser l’intelligence artificielle.

  2. Idem pour le 2d article ! Belle idée que tu as eu de voir l’adolescent incarner de plus “sages” années 1990 tentant de domestiquer l’héritage ’80s, le Terminator. De ce fait en prolongeant l’idée, le robot liquide incarne le futur (de la technologie), peut-être incertain (il n’a pas de forme qui lui appartienne et, quand le brasier le consume, montre bien son instabilité), toujours menaçant. Et si l’on tente une lecture plus historique : les Etats-Unis sortis de la Guerre Froide (l’enfance de Cameron, l’idée du feu nucléaire comme apocalypse dès 1984 et le premier Terminator) s’affirment première puissance mondiale et gendarmes de la planète… Los Angeles s’interroge : “il n’y a de destin que celui dont nous sommes maître”.

  3. Salut Benjamin, et merci !

    Je suis assez hésitant face à l’imagerie industrielle de Cameron, comme possible incarnation de la spirale informatique. Car j’y sens paradoxalement aussi un côté très popu et concret, très “blue collar” là-dedans (qu’on retrouve dans pas mal de ses films d’ailleurs j’ai l’impression)… Mais c’est vrai qu’à y réfléchir, j’ai aucune idée de la façon dont on se représentait l’informatique dans les années 80 : je vois très bien la façon dont les SFX prennent ça en charge dès les années 90 (et de fait, T2 parle de micro-processeurs, de programmation, de la singularité des intelligences artificielles…), mais dans les années 80, je sais pas du tout ce qu’on a sous la main, question imagerie (HAL de 2001 ?). Ou si même on a déjà la phobie d’un “réseau” ?

    Pour la politique, tu as sans doute raison, car ça ressort dans le film par pointes, quoique rarement : la petite réplique sur la Russie (“je croyais qu’ils étaient nos amis, maintenant”), la guerre des états laissant la place à l’essor d’une entreprise anonyme et redoutable, la peur d’une régression vers la guerre froide… Après je suis pas assez callé pour lire le film plus en avant sur ce plan-là !

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