Quelques spoilers.
J’avais laissé Poudovkine avec le lointain souvenir adolescent de son grand classique (La Mère), film qui m’avait surtout frappé par sa différence assez nette avec le travail des autres cinéastes soviétiques d’alors (Eisenstein, Dovjenko, Vertov…) : un film fait d’individualités (et non seulement de foules), de personnages (et non seulement de figures), un récit à péripéties (et non un succédé de tableaux)… Le tout accompagné d’un découpage classique, certes dopé aux idées de montage (multiplication des récits parallèles, collages allégoriques, excitation de la coupe aux moments de tension ou d’apothéoses…), mais qui n’était jamais vraiment remis en question dans ses fondements.
Force est de constater une nouvelle fois, devant Tempête sur l’Asie, que l’effort de propagande gagne à ce genre de compromis, quand bien même le film a les gros sabots politiques de tout film soviétique muet (atteignant ici un point comique par l’absence du moindre fondement historique au récit, l’URSS se contentant de copier/coller sa fable pré-écrite de révolte contre l’occupant capitaliste sur chaque peuple étranger, quitte à réinventer l’histoire de leur pays). Si l’ensemble paraît plus digeste que le film de propagande lambda, c’est aussi parce que Poudovkine favorise souvent des configurations qui permettent, en en passant par les personnages, d’explorer des émotions plus nuancées. Le face-à-face des impérialistes et de l’enfant Dalaï-Lama est par exemple plus qu’une scène satirique : on assiste certes à l’absurdité de cette image de bébé-Dieu et du calme pompeux que les visiteurs lui affichent, mais aussi à l’ambigu respect des conquérants face à une culture qui demande révérence pour maintenir les conditions diplomatiques de la domination, ou encore aux hésitations inquiètes parcourant les visages et à leur tentation de lire les gestes du bambin comme des réponses opportunes (sans compter l’ambigüité de Poudovkine lui-même, qui sous prétexte de dénoncer la collusion du religieux et de l’occupant, s’offre un bon quart d’heure de documentaire ethnologique fasciné par ces cérémonies).
Cette grande capacité expressive redonne ainsi du relief à tout ce que le programme de propagande pourrait avoir de gnian-gnian, permettant le dépliement de situations plus riches qu’elles n’y paraissent sur la papier : le corps blessé et entravé du héros permettra de très littéralement jouer de l’image d’un souverain marionnette ; un public féminin récurrent1 transformera plusieurs situations de pouvoir en spectacles ou représentations ; et la scène (littérale) sur laquelle atterrit Baïr, tout prêt à faire un carnage, semble à elle seule retourner le petit théâtre politique contre ses marionnettistes…
Plus généralement, les péripéties se grandissent des multiples effets de mouvements et de météo qui accompagnent les élans des personnages, dans l’idée entretenue d’un pays et de terres qui attendaient leur heure pour se soulever (jusqu’à ce beau final, malheureusement assez maladroitement articulé au récit). C’est là que Poudovkine est le plus à l’aise, dans ces grands espaces naturels où se déploie son lyrisme et ses superbes compositions, et que son profond vitalisme (notamment par sa passion évidente des visages et de leurs émotions, auxquels il consacre tant de temps2) empêche de virer à la vaine foire d’esthète. Le film a des défauts, des moments d’errance et d’ennui poli, et un dernier quart d’heure qui perd à s’être replié en intérieurs. Mais il parvient à impliquer le spectateur autant qu’à expérimenter, à réciter le catéchisme soviétique autant qu’à l’incarner – et en cela, par cet équilibre difficile à trouver, il réussit mieux sa mission que la plupart des films russes de la période.
Potomok Tchingis-Khana en VO.
Notes
2 • Notons que l’attention répétée pour ces visages autochtones redouble encore la dimension documentaire et ethnographique du film, qui ne peut évidemment en être le projet officiel, mais dont on sent bien qu’elle passionne Poudovkine.