À travers quatre histoires, la lente évolution de Cuba du régime de Batista jusqu’à la révolution castriste.
Planète Cuba : le film s’ouvre sur la mention de Christophe Colomb découvrant un monde étranger à tout ce qu’il a vu auparavant. Au-delà du tour de force plastique qu’on a souvent vanté, Soy Cuba consiste d’abord en la création de ce monde alien, espace nouveau ressenti par toute les pores, que le grand angle donne l’impression d’appréhender par 36 yeux : un constant horizon arrondi de petite planète, un ciel noir qui fait la nuit en plein jour, une lumière qui crame les terres jusqu’à aveugler. Cet exotisme fantastique ne fait qu’épouser l’étrangeté d’un univers-conglomérat tout aussi fantasmé : mix violent de nature glorifiée, d’un fatras d’armes et de pauvreté, de foules dont le mouvement noie – et d’une Amérique intruse, infection de sexe et de luxe.
Le cinéma de propagande, aussi savant soit-il, est toujours prisonnier d’une astreinte : il n’y est plus question de partager une vision du monde (une idéologie véritable, quand bien même elle serait fidèle aux idéaux de l’URSS, est un spectre d’infinies nuances qui s’imprime jusqu’aux plis les plus improbables, les plus inconscients d’une œuvre). Le film de propagande, lui, a pour principe de vendre une idée : un concept arrêté, circonscrit consciemment, qu’il faut méthodiquement traduire, illustrer, communiquer. Et comme dans tout film publicitaire, le rapport du cinéaste au spectateur s’en retrouve forcément vicié – d’autant plus qu’un autre danger menace ici de faire écran, celui du projet maniéré dont les plan-séquences n’ont pas toujours d’autre finalité que de montrer les muscles.
Si le lyrisme de Soy Cuba parvient malgré tout à nous atteindre, c’est donc au prix de cette vision cosmique qui englobe cieux et eaux, qui va de Colomb aux temps futurs, et dont l’utopie fascinée transcende les impératifs du tract soviétique, les dépassant sans avoir à les nier. Le politique, comme chez Dovjenko, devient alors non plus la fin mais l’outil d’une vision panthéiste, un moyen passager pour fusionner à nouveau avec l’âme d’une terre, si personnifiée et déifiée qu’elle en gagne sa propre voix-off.
Il n’est pas question de faire de Kalatozov un rebelle qui aurait enfoui, en passager clandestin, une dimension subversive pour pirater le film de propagande. Il s’agit plutôt d’observer ce qui dépasse involontairement, ce qui échappe et préoccupe : par exemple, ici, la question de la légitimité de la violence. Étrange geste en effet, pour traduire la commande, que de répéter le même schéma scénaristique en boucle (« je refuse d’utiliser la violence qui me dégoûte » / « l’ennemi que j’ai épargné s’en sert contre moi » / « j’ai bien eu tort »), comme si le film voulait à tout prix préparer notre regard à accepter que sa fibre lyrique s’appose à l’image d’une armée en marche, d’une armée qui tire. Et cela rate justement parce que la voix-off, qui rattache par sa présence-même la violence de cette révolution à un Cuba éternel (qui en fait une partie de son Histoire à présent, une part non négociable de l’ADN de ce peuple), se sent obligée d’argumenter dans le texte au moment fatidique. À travers elle, soudain, la personnalité du cinéaste se fait jour : ironiquement, c’est l’insécurité d’un réalisateur tentant maladroitement d’effacer les traces de son gêne qui révèle l’homme sous le programme.
(F)