Composé d’entrevues avec les témoins et survivants de l’Holocauste, et de prises de vues faites sur les lieux du drame, le film retrace le génocide juif de la seconde guerre mondiale, de l’extermination par camions à gaz à Chełmno aux ghettos de Varsovie, du camp d’Auschwitz à celui de Treblinka.
C’est l’un de ces petits paradoxes dont l’Histoire a le secret : pour un spectateur post-Shoah (c’est-à-dire quelqu’un né au moment de la sortie du film, comme c’est le cas pour votre serviteur), l’œuvre de Lanzmann n’est plus réellement capable de créer de la sidération. Pour cette génération, la mienne, qui désigne automatiquement l’Holocauste par ce mot que Lanzmann a choisi, et qui a grandi entourée des informations que son film a documentées, quelque chose a changé. Le fossé était d’autant plus visible face à Arnaud Desplechin, venu présenter la séance, qui comme ses contemporains découvrit le film en salle, et qui réprimait ses sanglots en essayant de nous en parler…
Aurait-on surestimé la dimension cinématographique d’un film certes pensé en cinéaste, mais d’abord dédié à la documentation ? On peut en effet se demander si l’effet de sidération créé par le film, à l’époque, ne tenait pas avant tout à cette façon de faire céder le barrage d’une galaxie de faits (comme on mettrait soudain à nu un océan de refoulé), plutôt qu’à une capacité à saisir l’essence de l’horreur nazie par les moyens du cinéma (comme y parvint par exemple si bien Resnais). Les choses ne sont évidemment pas si simples, ne serait-ce que parce que tout Shoah, par ce besoin maladif d’imprimer des kilomètres de pellicule, répond ontologiquement à une plaie toute cinématographique : cette conscience que le cinéma aurait dû filmer les camps, en apporter la preuve et la nouvelle, que c’était sa mission – et qu’il ne l’a pas fait.
Par quel angle, alors, aborder Shoah ? Signe des temps sans doute, je me suis surpris, devant le film, à me demander ce qu’en penserait un négationniste, un théoricien du complot. Et durant la première heure, il est flagrant qu’un tel individu y verrait la confirmation de toutes ses fantaisies : quelques carrés d’herbe qu’on nous dit avoir abrité l’enfer, quelques témoins hagards inaptes à bien restituer leur récit… Cette vaste disparition des signes, comme cette impossibilité de transmettre, de raconter ces histoires qu’il va pourtant bien falloir accoucher, se présentent comme un moteur du projet, qui s’ouvre sur le constat de cette incapacité. Il apparaît vite que Shoah n’est pas tant un film sur l’Holocauste lui-même, que sur la manière dont le nazisme a organisé sa disparition – la disparition de tout indice, de toute trace, la gestion du silence et du secret jusque chez les kapos, ou encore la manière dont les souvenirs se sont dilués dans l’esprit de populations que la culpabilité rend doucement amnésique.
C’est d’abord sous cet angle qu’il faut comprendre la charge documentaliste du film, qui peut aujourd’hui sembler étouffante – mais qui à y regarder de plus près tient également de la névrose, de quelque chose dont la démesure parle en soi. Quand il interroge un témoin, un bourreau ou un rescapé, Lanzmann insiste sur chaque détail, veut connaître chaque fait, harcèle l’interlocuteur pour savoir la couleur du ciel ce jour-là, ou la largeur de tel couloir de terre. On pensait la collection d’interviews partie éclairer l’Histoire au moyen d’anecdotes parlantes, via l’empathie de récits personnels, mais sur ce point Shoah est étrangement avare : à quelques exceptions près, d’ailleurs restées célèbres (le garçon chanteur, le coiffeur, les récits du ghetto), le film s’y refuse.
Cette prépondérance de l’information et de la documentation, qui fait le corps du film, il faut donc la regarder en face, plutôt que d’y voir un obstacle d’où le cinéma ne pourrait s’échapper qu’en contrebande. Car si Shoah nous atteint, c’est moins par ses éclats d’horreur que par l’interminable accumulation des faits, par leur ressassement, par leur inlassable répertoriage : à ce régime, la machine de mort nazie apparaît d’abord terrifiante pour sa nature profondément bureaucratique. Sur ce point, la durée du film a des effets terribles : il faut voir le survivant Filip Müller, un véritable roc, imperturbable, qui aide Lanzmann et le spectateur à faire l’inventaire du génocide durant huit heures, et qui soudain craque en sanglots à la neuvième, comme s’écroulant sous le poids du limon d’horreurs qui s’est patiemment déposé au sein du film.
Il y a autre chose à comprendre à travers ce travail de documentation : c’est que ce qui intéresse Lanzmann, paradoxalement, c’est plutôt le présent. Le recours fréquent à une traductrice à l’image, plutôt qu’à des sous-titres, en est un bon exemple : entre la question de Lanzmann, sa traduction, et la réponse qui arrive au ralenti, le présent de l’interview (et sa possible gêne) prennent une étonnante épaisseur. Sur les lieux en Pologne, ce présent trop normal, trop tranquille, comme inhabité de l’horreur qui devrait le saisir (à l’image des territoires ayant abrité les camps, sobres plaines anodines), devient l’une des premières cibles du cinéaste.
Déjà parce que ce présent est celui, amnésique, des populations plus ou moins complices, des bourreaux plus ou moins conscients, que Lanzmann entend bien ne pas laisser en paix. Prenez ce moment où le village polonais, tout heureux de retrouver l’un de ses seuls survivants juifs, pose avec lui devant l’église (vieilles personnes rayonnantes, souriant à la caméra). Et bien il est absolument clair, devant cette scène qui commence, que Lanzmann ne va pas laisser cette belle image tranquille – qu’il va tout faire pour la détruire, l’attaquer méthodiquement de questions, dévoiler patiemment ce que cache cette harmonieuse cohésion, alors que sa caméra zoome déjà tranquillement sur le visage du rescapé, sachant d’emblée la douleur qu’elle va bientôt y lire. Par cette recherche acharnée du dissensus (« quelle belle maison vous avez là ! À qui appartenait-elle avant ? »), il recrée dans le présent la tension qui fut celle de l’époque – celle d’une communauté de façade qui laissa faire, s’habituant facilement à l’horreur, et que cela arrangea peut-être aussi parfois.
Mais si ce présent intéresse tant Lanzmann, c’est aussi parce qu’il s’y invente une distance possible vis-à-vis de l’irreprésentable (des 9h30 de film, on ne verra aucune image d’archive directe) : le rapport à l’Holocauste des paysans du coin ou des anciens conducteurs de train, qui expliquent ce qu’ils voyaient ou ne voulaient pas voir, et qui en cela flirtent par le temps comme par l’espace avec le centre de l’horreur, est plus saisissant que la future description du camp lui-même. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’image phare de Shoah, son leitmotiv, son véritable monstre comme son image finale, c’est le train : l’objet de transition vers l’immontrable. De même que les témoins, bien plus que les bourreaux et les victimes, sont les meilleurs “personnages” du film.
Le présent cohabite si facilement avec le passé, dans Shoah. De l’Histoire, rien ne s’est éteint, tout s’est seulement dissout, reconfiguré : les industries de la Rurh et leurs fumées figurent si naturellement la machinerie de mort des camps ; le Varsovie aryen vivant sa vie tranquillement – celui-là même que découvrirent en pleine guerre, hagards, deux survivants échappés du ghetto –, n’a aucun mal à s’incarner à l’image dans le Varsovie d’aujourd’hui, et ses habitants vaquant dans les rues à l’horreur si récente, comme si rien ne s’était passé… Cette expérience du réseau (entre allemands, polonais et juifs, entre victimes, bourreaux et témoins, entre passé et présent, entre témoignages et images) est la dimension la plus forte de Shoah, et la plus belle idée qui fleurit de l’expérience parfois assommante, voire anesthésiante, de sa monumentale durée.