Sherlock Junior Buster Keaton / 1924

Projectionniste dans un modeste cinéma, un homme rêve de devenir grand détective…

Quelques spoilers.
 

Passée une introduction un peu calme, Sherlock Jr. s’impose comme l’un des Buster Keaton les plus riches et les plus denses – un gag par plan, littéralement. D’autant que le film, par l’excuse du rêve, s’ouvre de nouveaux horizons : celui de mettre en scène un Keaton gagnant à qui tout réussit, à qui tout sourit (sans pour autant se départir de sa modestie, vu le ridicule que constitue, en soi, cette version idéalisée de lui-même) ; ou encore la possibilité de gags surnaturels (la valise ouverte) ou invraisemblables (les boules explosives), autorisés par la facticité de cette “fiction dans la fiction”.

Cette dimension méta, justement, c’est tout ce qui fait le sel d’un film qui vient se ranger, aux côtés du Mystère des roches de Kador et de quelques autres, dans le club très select des premières œuvres de cinéma ayant réfléchi le pouvoir de la salle obscure, de l’idéalisation et de l’oubli que permet la séance (très joli plan large de Keaton, dans la salle, s’approchant peu à peu de l’écran dans un élan colérique de spectateur trop impliqué, comme hypnotisé, jusqu’à se surprendre à s’y perdre).

Tout juste peut-on regretter que le montage méta virtuose qui débute alors, interrogeant la nature même des cuts au cinéma, joue d’une succession d’images aléatoires, sans queue ni tête (des décors vides sans rapports les uns avec autres, et sans autres personnages), plutôt que des accidents naturels d’une continuité et d’une histoire qu’on projetterait alors à l’écran. Plus généralement, cette mise en abyme, et le trouble qu’elle peut convoquer, se joue surtout en début et fin de la projection qu’on nous montre, mais très peu dans la mise en scène du “film-dans-le-film” lui-même, qui en constitue le gros morceau (et qui oublie alors un peu la salle et ses spectateurs).

Cette frustration sur de si petits détails trahit peut-être une gêne plus latente que j’ai face à ce cinéma, et que ce film confirme : il me faut bien reconnaître que Keaton, que j’ai pourtant toujours considéré comme le plus grand des burlesques muets (pour son stoïcisme existentiel, pour son sens de l’absurde, pour la précision ciselée et la poésie de ses gags, pour le frisson du réel capturé en un plan – ici encore via les prouesses au billard…), est un cinéaste qui peine au fond à m’émouvoir. Ses comédies alignent de sublimes trouvailles, chacune autour desquelles d’autres construiraient péniblement tout un film. Son jeu d’acteur seul est d’une finesse exquise. Mais j’ai du mal à sentir une vision plus intime ou mystérieuse transcendant cet opéra du chaos. Le monde, l’univers se déchaîne à l’image contre un jeune homme stoïque, certes : mais à quelles fins ?

Je reste, au fond, aussi dubitatif que Keaton découvrant à l’écran, dans le dernier plan, des bébés indiquant ce qu’il lui faut à présent faire lui-même avec sa partenaire de jeu : avec l’impression que ce n’est pas cet horizon convenu qui intéresse le personnage, ni son cinéaste – dont la personnalité, les rêves et les angoisses réelles, semblent comme dissimulées derrière la politesse existentielle d’un pince-sans-rire élégant, à la froide précision d’horloge.

Sherlock, Jr. en VO.

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