Gilda tue accidentellement l’homme qui l’a fait tomber dans la prostitution. Pour la protéger, son fiancé, un marin qui s’était longuement absenté, l’emmène sur une petite île des Caraïbes qui ne pratique pas l’extradition…
Spoilers.
La période du pré-code est une poupée gigogne de préjugés. Le premier est d’y voir un âge d’or secret d’Hollywood, seul moment de liberté, et par là-même de créativité, d’une industrie condamnée à l’anémie dès 1934. Cette vision des choses, très prisée des critiques américains (décidément jamais très aptes à cerner ce que leur propre cinéma a de précieux), est révélatrice d’une cinéphilie de surface qui ne reconnaît de sexualité que lorsqu’elle est actée en images et en mots, qui fantasme des vertus artistiques aux belles idéologies, et qui ne conçoit d’art à Hollywood que comme produit de contrebande.
La seconde idée reçue, inverse mais tout aussi restrictive, résulte du constat des problèmes inhérents aux débuts du parlant américain : une industrie convertie au théâtre filmé, obsédée de littéralité au point de se complaire dans le trivial (des dialogues, des corps, mais aussi des enjeux). Un cinéma surtout moins occupé à partager une vision du monde, qu’à se gargariser de sa propre subversion – culot dont le rôle cathartique fut certes nécessaire en ces années de crise, mais qui résume aussi les films à un petit sport cynique, série d’affronts lancés à la morale.
Safe in Hell, bijou à la forme sèche, vivante et précise, a le mérite de taire l’un et l’autre préjugé : sa subversion est aussi ambigüe que son art est grand.
On s’étonne d’abord de voir Wellman tempérer l’oppression d’un huis-clos en forme de survival (une femme seule dans un hôtel avec cinq hommes). Certes, le danger est présent, et l’endroit est maudit de saleté et de poisse, mais le film use finalement moins de ce décor comme d’un traquenard qu’à la façon d’un vivarium, où opérer ses petites expériences morales. Qu’on ne s’y trompe pas : l’hôtel douteux n’est pas une mise en danger de la jeune femme, mais une mise à l’épreuve de son désir. Et les cinq chaises, que les hommes alignent face à la chambre de la jeune fille, relèvent moins du siège de forteresse que d’une configuration de tribunal (où le scénario finira d’ailleurs sa course, demandant à ses jurés comme au public de décider si son héroïne mérite ses titres de vertu)… Comme dans on ne sait quel film d’horreur, l’enjeu concerne donc cet « autre moi » de l’héroïne que le prologue nous a montré à l’œuvre, double pulsionnel comme une envie de fumer (Wellman ne cesse d’insister sur ce besoin de demander leur feu aux hommes), qui ressurgit chez l’amoureuse quand le conjoint est absent. Un monstre intérieur qui pousse, qui insiste, que l’héroïne réfrène péniblement – et qu’elle ne laissera ressortir qu’en laisse, « pour ne pas devenir folle », le temps d’une soirée arrosée.
Cette dichotomie féroce du personnage (si la femme descend enfin se mêler aux hommes, c’est forcément dans ses habits de prostituée) dit toute l’ambivalence d’une période qui, derrière ses portraits de femmes puissantes ou libérées, exerce un tortueux moralisme. L’héroïne ne gagne le respect de ses potentiels violeurs que parce qu’elle a su prouver sa chasteté, et le scénario ne l’admire que parce que sa promesse de mariage survit par-delà toute logique (elle est sans nouvelles d’un mari dont tout indique, de son point de vue, qu’il l’a abandonnée). « Tu es mienne, maintenant », se rassurait son matelot, obsédé à l’idée d’épouser sa douce avant de l’abandonner sur l’île aux hommes : rarement, sans doute, l’union devant Dieu aura si crûment été présentée comme un titre de propriété gagné sur sa femme, ferrée par une promesse dont le huis-clos (à honorer absolument, quitte à mourir) surpasse de loin celui de l’hôtel.
Évidemment, rien n’est si simple. Orchestrant génialement un concert d’ambiguïtés (prédateurs devenus chaleureux camarades, panique du mari planant sur le film telle une ombre), Wellman évolue dans le récit de cette tempête morale avec la grâce d’un fauve. Ce regard puritain posé sur l’héroïne est-il celui du cinéaste (et le nôtre, par ricochet), ou celui, analysé et désigné, des personnages masculins se passant tour à tour le masque du censeur ? L’enfer de l’hôtel est-il celui des désirs de la jeune femme, ou la projection des angoisses noires d’un mari doutant de la fidélité de son épouse ? Gilda, au final, combat moins pour éviter de “re-sombrer”, que pour démentir cette vision que tous (spectateur compris) persistent à avoir d’elle : sa lucidité, dont découlent les plus belles scènes (comme les premières retrouvailles avec le matelot, tendues par l’aveu à venir), fait toute la triste beauté du film.
Y a-t-il cependant autre chose à lire, sous ce beau personnage, que le trajet canonique d’une héroïne pré-code ? Subversion sacrifiée sur l’autel du mariage, repentie punie pour ses anciens péchés : tout y est, et l’on pourrait croire l’affaire close s’il n’y avait ces dernières images, saisissantes, dont le trouble dépasse l’affirmation d’une indépendance (la cigarette), ou le refus d’être possédée. Un phénomène plus effrayant se joue ici, dans la façon dont le personnage tombe soudain le masque, qu’elle repose comme à la fin d’une représentation : en un scintillement, la peur a déserté son visage, tout comme l’émotion de la tragédie qui semblait la soumettre. Aucune réaction face au personnage mauvais qui va la tuer, laissé sidéré à la porte, qu’elle regarde à présent avec une totale indifférence, comme le bête pion d’un scénario, une chose posée là. Se révèle alors la toute puissance d’une femme qui a été bien gentille avec nous, qui a accepté de jouer le rôle de l’épouse et respecté les règles, mais qui aurait très bien pu faire l’inverse : l’image d’une femme qui a fait un choix.
Parfois traduit La Fille de l’enfer en VF.