Parce que la fin du monde, en me forçant à retourner dans les salles pour profiter de leur climatisation, va finir par sauver ma cinéphilie à ce rythme…
Il Buco
Michelangelo Frammartino / 2022
Dans les années 1960, un groupe de jeunes spéléologues décide d’explorer la grotte la plus profonde d’Italie…
Quelques spoilers. C’est un jeu d’espaces vertigineux que propose Il Buco (comme l’annonce d’ailleurs très tôt cette scène des casques à lanterne courant à travers le village : transformant et redessinant déjà le décor en temps réel, tout en l’utilisant littéralement comme un terrain de jeu). Les lieux du film sont en effet sans cesse reconfigurés et réinventés par la lumière, par le son, par le choix des angles, qui à chaque plan re-déplient et interrogent l’espace de façon nouvelle, tout en organisant le face-à-face entre deux mondes (les profondeurs verticales qu’explorent les spéléologues modernes, contre l’immensité horizontale des prairies du monde ancien). À ce petit match, la ligne formelle du berger en surface paraît vite la plus faible des deux, vite épuisée passés quelques vastes tableaux d’immensité aux humains lilliputiens (visions bien aidées par l’ultra-précision du numérique, pour une fois intelligemment exploité). Le dialogue entre ces deux mondes, qui se joue sur le registre d’un humour un peu Tatiesque (le ballon, l’homme dormant aux côtés d’une statue de Jésus…) finit par trouver une articulation forte, quoiqu’un peu tard (et par un raccord trop explicite) via cette belle idée de la grotte explorée comme on arpenterait l’intériorité du vieil homme mourant, les scientifiques devenant de curieux médecins (façon Le Voyage fantastique) venus examiner le corps des âges passés, en même temps que leur science en tue à petit feu le mystère. Un requiem joué dans les profondeurs, en somme, pour ce monde d’avant dont il ne restera au final plus qu’un écho ou un souvenir, persistant à l’oreille du monde scientifique comme une intuition inquiète. Cette belle métaphore manque un peu d’ancrage dans le film pour réellement émouvoir le spectateur, souvent laissé à une position purement contemplative et fascinée, voire un peu flottante (et ce malgré le peu d’abus dans la longueur des plans, ou dans leur répétitivité : chaque image amène une nouvelle idée). On diverge plusieurs fois, on lâche parfois le film sans culpabilité, on le récupère avec plaisir, conscient de déguster là un grand morceau de cinéma.
Coupez !
Michel Hazanavicius / 2022
Un tournage de film de zombies fauché dans un bâtiment désaffecté ne se passe pas tout à fait comme prévu…
Quelques spoilers. Ayant sans cesse reporté le visionnage du film japonais d’origine (Ne coupez pas !), je me suis retrouvé piégé devant celui d’Hazanavicius avec cette petite gêne : l’impression que toutes les belles idées que j’y voyais n’étaient que repompées d’un film original qu’il aurait mieux fallu découvrir directement. La gêne, plus généralement, fait partie intégrante de l’expérience du film : si la première partie témoigne comme toujours chez Hazanavicius d’un amour pour la reconstitution formelle précise (ici la série Z et le film amateur), elle met aussi le spectateur dans une position profondément inconfortable. D’abord parce que celui-ci n’est pas tout à fait au clair sur l’objet qu’il est entrain de regarder (ce mauvais jeu d’acteur est-il volontaire ?), puis ensuite parce qu’il hésite sur les raisons de ce carnage (sans le contrechamp ultérieur du tournage, cette ouverture ressemble à une satire maladroite et platounette des séries Z, à une parodie sans panache). La deuxième moitié du film sauve l’ensemble, en un jeu d’allers-retours et de contrechamps extrêmement ludiques (le tournage est aussi dense en péripéties que le film initial est mou et vide), et opère un retournement intelligent : celui de nous faire voir ce film initial raté et embarrassant (sur lequel le regard d’Hazanavicius pouvait sembler méprisant) comme un tour de force ingénieux, infiniment respectable, comme un petit miracle. Le retournement est d’autant plus malin qu’il libère, d’un même geste, le spectateur de la tension et du malaise palpable de la première partie, créant une sorte de soulagement euphorique, emportant le morceau par son tourbillon hilarant et sa générosité colorée. Cette célébration festive du cinéma et de la création artisanale de groupe est efficace, et elle le sait (un peu trop de temps passé à appuyer sur l’image de ce beau final), mais la réussite du film reste entachée de ne pas être une création originale : sans ça, Coupez ! s’inscrirait impérialement comme un sommet dans l’histoire sinistrée de la comédie française.
Police Python 357
Alain Corneau / 1976
Meurtrier de sa maîtresse après qu’il ait appris sa liaison avec l’inspecteur Ferrot, le commissaire Ganay confie l’enquête à ce dernier…
Quelques spoilers. Police Python 357, dans sa première partie, ressemble à une sorte d’erzatz du cinéma de Melville, à la différence près qu’il se serait entièrement construit sur du vide. Il y a peu de fascination ici (sinon dans la musique) pour ce monde policier éteint qui aligne mollement les clichés, de son idéal féminin complètement toc (et avec à accent, forcément), jusqu’à ses vieux acteurs défaits et usés, dont le pathétisme redouble tout ce que le film a d’intrinsèquement daté (vieux messieurs courant après les jeunes filles à protéger, crises féminines reloues façon “je ne veux pas qu’on m’aime”) : l’ensemble ne compte longtemps pour seules singularités qu’un certain minimalisme, et l’étrange personnage de Simone Signoret. Le sujet du film cependant est ailleurs, et l’affaire criminelle en dévoile progressivement le potentiel ; au fur et à mesure d’une enquête qui s’aggrave à force de vouloir limiter les dégâts, le récit entier se met à fonctionner sur un principe d’autodestruction assez fascinant – les chefs de la police et leur vieille génération s’entre-bouffent, allant jusqu’à l’automutilation ou au suicide. Quand le jeune flic aperçoit Signoret et Montand dans la voiture, il a ainsi l’air moins choqué par la résolution de l’enquête qu’il découvre alors, que figé devant le spectacle de ce rituel bizarre de l’ancienne génération, en train de se saccager elle-même dans une course au tombeau que la musique sépulcrale et horrifiée de Georges Delerue accompagne de son regard sévère. Reste tout de même de nombreuses maladresses (Montand en superman flic, le braquage qui fonctionne comme une sorte de Deus ex Machina), mais le côté crépusculaire de l’ensemble finit par l’emporter.
AUTRES CINÉMAS D’APRÈS-GUERRE / Cinémas populaires d’après-guerre
Contes du hasard et autres fantaisies
Ryūsuke Hamaguchi / 2021
Trois histoire : un triangle amoureux inattendu, une tentative de séduction qui tourne mal, et une rencontre née d’un malentendu. (Gūzen to sōzō en VO)
Le grand déploiement romanesque de Drive My car, un peu loin des territoires habituels d’Hamaguchi, ne m’avait pas tout à fait convaincu. Si ce film-recueil retrouve les principes phares de la manière du cinéaste (et pour cause, il a été réalisé antérieurement), j’ai cette fois face à lui les réserves inverses : le sentiment de voir ce cinéma ronronner légèrement (et ce jusqu’à se répéter, le troisième segment reprenant en partie le principe du jeu de rôle cathartique d’Heaven is still far away)… Le plaisir est toujours là – celui de la parole centrale et des conversations crues à l’honnêteté désarçonnante, des mises à nu frontales, des configurations spatiales fortes et des situations conceptuelles. Mais le film manque sans doute d’une certaine ampleur formelle (malgré une mise en scène comme toujours rigoureuse et consciente) qui permettrait de donner à tout cela une raison d’être, ou du moins une direction. Hamaguchi semble ici seulement la trouver dans de petits jeux de rimes (ces trois zooms à la Hong Sang-soo un peu dégueu), ou dans un prétexte scénaristique (le hasard) qui permet surtout à son scénario d’assumer (et d’explorer) des rebondissements un peu plus fragiles que d’habitude. On aboutit donc à moins de vertiges ou d’abysses intimes (faute de temps laissé à chacun des échanges, sans doute), à moins de risques, et à un ensemble sans destination très claire (la fin est jolie mais on n’est pas très sûrs de ce qu’elle résout, sinon en offrant au quotidien défait une autre issue que la fuite). Le film fait autant plaisir, comme on le dirait de retrouvailles, qu’il semble attester d’une filmographie en attente, se payant là une simple récréation.
Soleil rouge
Terence Young / 1971
En 1871, un ambassadeur de l’Empereur japonais et ses deux gardes du corps, Kuroda et Namuro, traversent l’Ouest américain à bord d’un train qui les mènera à la rencontre du Président des Etats-Unis… (Red Sun en VO)
Légers spoilers. S’il a toutes les apparences d’un cynique projet de producteur (faire se rencontrer Charles Bronson, alors très populaire au Japon, et Toshirō Mifune, seul acteur japonais connu en occident), Soleil Rouge se retrouve être un film qui, bien malgré lui, doit organiser une rencontre esthétique assez passionnante. Dès la première scène à la gare, il y a quelque chose d’assez frappant à voir le western italien (puisque tout ici, malgré le réalisateur anglais et la coprod européenne, en est clairement hérité) recevoir en visite, arrivée par le train, sa principale influence (c’est-à-dire le chambara de Kurosawa, via cette figure flanquée de deux samouraïs, qui semblent s’être trompés de genre et de décor) : Bronson et Mifune, monstres iconiques trimballant malgré eux l’imagerie de leurs genres respectifs, actent alors de la facilité avec laquelle ceux-ci se mélangent à l’écran. Si Young a clairement des idées (de décors à fort potentiel, de scènes au pitch singulier), il mène tout cela de manière assez désinvolte et brouillonne, voire confuse dans l’action, et sommaire dans les échanges. Le western italien apparaît ici sous une forme affadie et dégradée, comme amputée de son tranchant, à l’image de ses stars déjà un peu vieillies (Jarre à la musique, qui fait du sous-Morricone, achève ce tableau général de contrefaçon au rabais). À part de mini-éclats gores (sang très rouge) ou érotiques (quelques poitrines), Soleil rouge se tient à relative distance du cinéma de quartier, dont il ne reprend au fond que l’iconographie. L’échec du film cependant, c’est surtout son manque d’ambition dans la rencontre USA/Japon, réduite à quelques gags fainéants façon buddy-movie (alors que l’argument du scénario avait de quoi réfléchir en profondeur sur les notions d’honneur). La vision des indiens comme des femmes, terriblement automatique, témoigne également d’un manque d’identité face aux clichés… Le final relève un peu l’ensemble (par son décor singulier, en poussant à outrance la logique d’ennemis devant se battre ensemble, ou encore par cette image cinématographiquement improbable d’un samouraï affrontant un indien). Mais le résultat est décevant au regard de son immense potentiel.
AUTRES CINÉMAS D’APRÈS-GUERRE / Genre, exploitation, et bis italien
Barbaque
Fabrice Éboué / 2021
Vincent et Sophie sont bouchers. Leur commerce, tout comme leur couple, est en crise. Un jour, Vincent tue accidentellement un vegan militant qui a saccagé leur boutique…
Avec ce film et la récente série de Blanche Gardin (La meilleure version de moi-même), il semble se dessiner dans l’humour français un petit retour de bâton que certains qualifieront volontiers de réactionnaire, et qui est plus prosaïquement la réponse satirique d’une génération de quarantenaires aux normes du jeune monde contemporain – ici, le véganisme. Comme dans Case départ, Éboué se retire d’emblée du jeu en adoptant une position peu politique, envoyant les écueils de deux extrémismes dos à dos. Mais il faut sans doute moins voir là une lâcheté qu’une sorte d’impensé de la forme, qui littéralise absolument tout (jusqu’à cette image des lions qui baisent, gag qui se suffirait à lui-même, mais qui doit s’accompagner de son inutile pendant humain avec les deux acteurs au lit). Cette application aveugle et brutale d’un programme sans manières mène à un résultat curieux : alors que tout dans les dialogues et les mots satirise les vegans, l’image crue du film au contraire, cette image qui montre tout, qui démembre les corps en plein jour, cultive le dégoût de la viande, et assimile carnivorisme et cannibalisme. Le scénario repart du couple typique de bien des comédies françaises (ingrat et désenchanté, obsédé par les biens matériels et la réussite – le film est tout entier acariâtre, à l’image du jeu savant de Marina Foïs) pour lui faire vivre une sorte d’aventure gore, quand bien même Éboué soulage parfois son spectateur du malaise en lorgnant vers la farce irréaliste (toute la séance de chasse). Bref, l’absence d’une mise en scène assez précise pour produire un point de vue cohérent aboutit paradoxalement à plus de cinéma que ne l’aurait fait un savoir-faire plus adroit, qui n’aurait probablement fait qu’opérer un jeu de massacre ludique et savant. Ces accidents hasardeux permettent au film de se démarquer assez nettement de la plupart des autres comédies françaises mainstream – quand bien même son côté acâriatre, abattu, déprimé, qu’il semble prendre plaisir à cultiver, ne le rend guère drôle.
Objectif 500 millions
Pierre Schoendoerffer / 1966
À sa sortie de prison, un ancien parachutiste se voit proposer un coup : voler un sac postal contenant cinq cents millions et transporté par avion de Paris à Bordeaux…
Légers spoilers. Ce film de Schoendoerffer, qui abandonne un temps la guerre et ses reconstitutions, permet d’expérimenter le style sec et factuel du réalisateur sur de la pure fiction, et face à un genre (le film noir) à l’imagerie visuelle plus marquée. Le pas-de-côté reste tout relatif : la guerre innerve le récit de toutes parts, qu’elle contamine de ses formes spécifiques (ici aussi on monte une opération détaillée, et ici aussi le spectateur n’en comprend pas la moitié…). Passée une scène d’ouverture maniérée et brillante (chaque percée de lumière donnant à voir une alternative possible à ce personnage qui vrille, comme autant de différentes manières de le lire), l’ensemble laisse un sentiment plus mitigé, baignant dans un virilisme pénible avec ces dialogues sentencieux qui consistent à ne jamais répondre aux questions posées par l’interlocuteur, le tout aux côtés d’un héros mi-taiseux mi-sanguin que même l’excellent Bruno Cremer n’arrive pas à rendre intelligent. Ce tableau pathétique et ce mépris qu’inspirent les personnages, est-il volontaire ? Le film fait en tout cas un portrait plus que dépité des tenants de l’Algérie française et de l’OAS, aux membres déconfits, vieillis, tous casés dans le traintrain morne de la société civile, réduits à des réunions nostalgiques un peu glauques. Le plan final, à la fois martyr et dérisoire, laisse planer le doute jusqu’au bout (on ne sait tout à fait non plus comment recevoir ces images traumatiques de la guerre du Vietnam, qui envahissent dans le film les écrans de télévision)… Je retiens pour le reste un mélange de bon (l’acte final qui transforme une paisible bourgade nocturne en rue de far west à l’heure du duel), et de plus mauvais (la figure féminine qui sort toute droit d’un James Bond 60′) : un conglomérat qui se vit davantage comme un gloubi-boulga égaré d’influences et de modes du moment, que comme un cinéma ayant un projet très clair.
AUTRES CINÉMAS D’APRÈS-GUERRE / Cinémas populaires d’après-guerre
Encanto
Byron Howard, Jared Bush, Charise Castro Smith (Studios Disney) / 2021
La famille Madrigal vit dans un village des montagnes colombiennes. Chaque membre de la famille possède un pouvoir magique, à l’exception de Mirabel, 15 ans… (Encanto : La Fantastique Famille Madrigal en VF)
Spoilers. Avec Encanto, le studio Disney confirme certaines tendances ayant marqué sa dernière décennie. D’une, on y atteint les limites de cette profusion de chansons qui ne savent plus quoi faire d’elles-mêmes, qui s’insèrent très maladroitement dans la diégèse, et qui explicitent tout sans tact. La chanson de Kristoff avec son renne dans le second volet de La Reine des neige – soit l’équivalent cinématographique d’un oiseau piégé se cognant contre les vitres –, semble être devenue le nouveau mètre étalon de la firme : à chaque fois qu’une mélodie démarre, le montage devient hystérique, remplissant le vide avec 36 idées visuelles inutiles à la seconde, dans une hypertrophie fatigante qui ne sait plus comment démultiplier davantage l’hystérie initiale du modèle Broadway (même la variété de ces "chambres-univers" semble ici trahir la versatilité d’une direction artistique protéiforme qui ne sait plus trop où aller, et qui compense par la profusion). Deuxième tendance : l’influence Pixar toujours aussi manifeste – celle ici de Coco, avec qui le film partage l’arrière-plan folklorique issu d’Amérique latine, et dont il reprend la figure de matriarche coupable, l’aïeul effacé, et la palette multicolore. Enfin, Disney confirme ici le dernier lieu où survit son art : dans la peinture des moments sombres. Le style si sécurisant, si rond, si allusif du studio n’a de légitimité, de raison d’être, qu’en se confrontant à son contraire – au trauma (malheureusement ici rejoué une deuxième fois pour rien), aux angoisses infantiles, aux visions mentales, aux conflits couverts. Le personnage de Bruno, de très loin le plus beau du récit, tient entièrement de cette veine. Mais le film préfère souvent la sécurité d’un humour hystérique à de véritables mises à nu qui lui permettraient de trouver l’émotion (à ce titre, la fin illogique et peu courageuse, qui ne va pas jusqu’au bout de son idée et ne sait pas faire le deuil de la magie, reste assez révélatrice du manque d’audace qui continue de séparer Disney et Pixar).
Studios d’animation Disney / Années 2020 / USA
CINÉMA CONTEMPORAIN / Néo-classiques hollywoodiens
Notules
Pour rester dans le domaine des livres publiés par des blogueurs amis, je profite de ces notes pour vous signaler la sortie du dernier numéro de Zoom arrière, ouvrage collectif des blogueurs français cette fois consacré à Paul Vecchiali !