Parce que je suis trop occupé ailleurs pour tenir correctement ce blog à jour, mais qu’il serait dommage de se priver du quota trimestriel de bile cinéphile !
Le Grand Silence
Sergio Corbucci / 1968
Hiver 1898, dans les montagnes de l’Utah, des paysans et bûcherons sont devenus hors-la-loi pour survivre. Des chasseurs de primes, dirigés par le cruel Tigrero, sont payés pour les abattre… (Il grande silenzio en VO)
Légers spoilers. Il y a décidemment quelque chose de singulier dans la façon dont le cinéma de Corbucci use d’une forme torchée, presque désinvolte (qui dans ses meilleurs moments a l’énergie du trait crayonné, mais qui se montre aussi à l’occasion molle, ou brouillonne – voir le flash-back d’enfance, passablement fainéant) ; et malgré cela c’est un cinéma à la littéralité brutale et sans tremblements, avec une totale absence de chichis dans ce qu’il montre, une crudité précise du regard et du propos. Les pulsions exposées au grand air, le commerce littéral des cadavres trimballés en plein jour, la portée politique immédiate de ce grand tableau d’une Amérique capitaliste marquée par la faim, où l’on bouffe les chevaux… Tout cela donne au film une profondeur réelle, qui confère aux images les plus outrées, grossières ou naïves (cette faux qui annonce les bandits) une puissance authentique, de par le caractère frontal et l’absence d’hypocrisie qui les porte. Plus il avance cependant, plus le film perd de cette force originelle, diluant le ciselé de son regard et de sa violence politique dans des motivations plus directement liées aux personnages (c’est notamment visible chez Kinski, qui de pure force amorale du capital devient une sorte de machiavel plus convenu). Le film s’affaiblit également par la façon dont il se contente docilement d’une montagne d’archétypes (le couple si artificiel que c’en est risible, le héros muet moins comme principe à explorer que comme excuse pour pousser à fond la lapalissade du cowboy viril et mutique…). Il faut attendre le final, au ton crépusculaire et à l’issue surprenante, pour que le film retrouve toute sa singularité – notamment parce que cette fusillade, sous l’œil d’un officier blond et racé, rattache plus explicitement que jamais la violence du cinéma bis à ce besoin de digérer l’horreur de la seconde guerre mondiale.
AUTRES CINÉMAS D’APRÈS-GUERRE / Genre, exploitation, et bis italien
Himala
Ishmael Bernal / 1982
Elsa provoque des heurts dans son village quand elle dit avoir vu une apparition de la Vierge Marie. Bientôt, son annonce prends des proportions incontrôlables… (Les Miracles en VF)
Quelques spoilers. Himala se présente comme un film simple, populaire et accessible, quand bien même on le sent à la fois innervé par le néoréalisme 70s de Lino Brocka (tableau social sans complaisance, pauvreté sordide), et peut-être aussi plus discrètement par le cinéma de genre (des traces de sexualité pulsionnelle peut-être issues du bomba, ou ce final dont l’outrance semble sortie d’un film d’horreur bis). La meilleure idée d’Himala est de ne pas trop exploiter la veine satirique de son sujet : les quelques fois où le film s’y essaie trop directement, il est soit lourdingue (le chaos final et ses inserts surlignés), soit laborieusement réflexif (toutes les considérations prétentieuses liées au personnages du jeune cinéaste), soit bien trop sage (le prêtre et la foi traditionnelle resteront des référents de sagesse et d’ancrage non remis en question). Mais la plupart du temps, Bernal est plutôt occupé à filmer l’évènement (le miracle et ses suites) comme un phénomène progressif et organique, qui grossit d’un plan à l’autre, puis d’une scène à l’autre, au rythme des mouvements de foule, sans que l’on ne s’en rende vraiment compte. Il filme la pente d’une ferveur religieuse qui croît, qui euphorise, puis qui pourrit et se désagrège, pour relaisser place au silence – exactement comme on rendrait compte d’un phénomène météo. Apparemment d’abord connu comme cinéaste de mélodrames, Bernal se repaît aussi d’un visage : celui de Nora Aunor, passionnant, à l’expression opaque et difficile à déchiffrer. Le soupçon du charlatanisme est vite désamorcé : les personnages sceptiques font partie intégrante du film, en discutent directement avec l’intéressée, qui elle-même apparaît vite toute aussi perdue que ses contempteurs. C’est ce visage féminin intense, comme paralysé par le doute, par une sorte de crainte et de résolution tout à la fois, où se mêlent une véritable foi, des restes d’orgueil, une culpabilité à tromper et des hésitations sur quoi faire, qui est le premier spectacle du film.
AUTRES CINÉMAS D’APRÈS-GUERRE / Cinémas populaires d’après-guerre
Compartiment n°6
Juho Kuosmanen / 2021
À bord du train Moscou-Mourmansk, Laura, étudiante finlandaise, doit partager une voiture-couchette avec Ljoha, un Russe, alors qu’elle souhaite voir les pétroglyphes de Mourmansk… (Hytti Nro 6 en VO)
Quelques spoilers. C’est un récit classique et ultra-balisé que se risque à investir Juho Kuosmanen avec Compartiment n°6, et pourtant il parvient à en sortir quelque chose d’assez neuf et de singulier, qu’il est difficile de cerner et d’expliquer. La plongée dans une Russie contemporaine comme coincée dans un passé proche (la caméra à cassettes, les cabines téléphoniques et l’absence de smartphone, le look général d’un pays tout juste sorti des années soviétiques…), tout comme l’approche naturaliste atypique pour une comédie romantique (tout passe ici par les scories et aspérités du jeu d’acteurs), ou encore la différence de classe douloureuse entre les deux personnages… Tout cela habille ce canevas romantique balisé d’une texture assez rustre, presque ingrate, comme une carapace austère que le rapprochement des deux jeunes gens aura plus de difficultés à percer (en témoignent ces larmes subreptices, magnifiques, d’un jeune homme qui semble en avoir pris plein la gueule). Cela dit, même si le film est original, dans sa dernière partie, par la façon dont il tente de réitérer et de recoudre son premier rapprochement avorté (comme pour réparer un moment douloureux), je ne suis pas sûr qu’il se dise grand-chose d’autre, une fois sorti du train, qui n’ait déjà été dit avec cette belle embrassade restée à la lisière du désir. Peut-être que la fascination cesse aussi alors parce que le grand talent du film aura été, jusqu’ici, de ne tenter aucun geste qui fasse mine d’être plus complexe ou intelligent que son programme (celui du « film-train »), et qu’il y avait quelque chose de fascinant à le voir réussir ce parcours sur-balisé avec une telle sobriété.
Tampopo
Jūzō Itami / 1985
Tampopo, restauratrice japonaise, tente de trouver la recette de la soupe de nouilles ultime, aidée par un mystérieux routier… (Tanpopo en VO)
Légers spoilers. C’est une période charnière, et décidemment passionnante, que le cinéma japonais des années 80 : il s’y mêle les derniers restes crus du ciné d’exploitation à l’heure de l’écroulement des studios, les premières manifestations d’un cinéma d’auteur “raffiné” encore en gestation… Enfant OVNI typique de cette période, Tampopo a le caractère très divertissant d’un film à tiroirs (milles histoires et genres en un film, sorties de routes constantes explorant toutes les déclinaisons – joueuses, maniaques, sociales, érotiques – de la bouffe) ; mais cette curiosité fureteuse fait qu’il se retrouve souvent titillé d’extrêmes (macabres, névrotiques, sexués : des saillies crues, quoiqu’il arrive) qui mettent mal à l’aise le projet de joyeux film familial et bon enfant sur la cuisine nationale. Il y a un côté grossier et indigeste dans cette absence d’identité stable qui fait à la fois toute l’originalité du film, et qui en même temps trahit régulièrement le manque d’un ton, d’une vision, d’un regard qui unifierait et préciserait un peu le film et son concept (en l’état, il est ouvert à tous les vents de la culture d’alors – en témoigne par exemple la place plus que discutable des femmes dans ce film, où la docile Tampopo a besoin de cinq super-héros pour s’accoucher cuisinière). Bref, le plat est plus bizarre et généreux qu’il n’a un goût exquis, mais il se présente sans conteste, par son côté bigarré et son défilé de sensations inédites (quoique pas toujours ragoutantes), comme l’un des films les plus passionnants de la période.
The Docks of New York
Josef von Sternberg / 1928
Une prostituée tente de se suicider en se jetant à l’eau, mais est sauvée par un soutier, qui doit repartir en mer le lendemain… (Les Damnés de l’océan en VO)
Légers spoilers. Pendant un long moment, je me suis surpris à ne pas accrocher du tout à ce Docks of New York, qui a pourtant tout pour lui : la maestria visuelle de Sternberg, qui trouve dans ce proche passé prolétaire un nouvel exotisme (monde crasse, fumées infernales, brumes dépressives et eaux troubles), ou encore cette science narrative du muet arrivée à son apogée (gestion de l’espace dans ce bar surpeuplé et compliqué, efficacité des gags visuels, beaux travellings noyant progressivement les personnages dans la foule). Mais c’est un peu le problème du film de n’être intéressé que par ça : Sternberg semble surtout pressé d’installer une atmosphère et un mood maudit un peu vide, fait de poses et de conventions, plus que de le déduire d’une réelle fibre tragique. Privé du magnétisme de la future Dietrich (qui ordonnait les films autour d’une même fascination), Sternberg compose avec des acteurs certes corrects (voire très bons, comme Olga Baclanova dans un beau second rôle) mais qui n’ont pas grand-chose pour nourrir leurs personnages réduits à des types (lui déclinaison tarte à la crème d’un virilisme satisfait, elle désillusionnée typique), et qui se montrent peu aptes à intéresser notre émotion : devant ce qui ressemble au pire rencard du monde, on a du mal à s’impliquer. Et puis soudain il y a une scène – la scène géniale, saisissante, de ce mariage improvisé au milieu du chaos de ce bar qui déborde de corps en effusion. Il se joue alors tellement de choses à la seconde (les espoirs déçus qui n’osent y croire, le face-à-face entre le pasteur et le milieu interlope, la vengeance de la tenancière sur sa propre vie, l’espace qui sans cesse se reconfigure…) que le film en gagne une densité sidérante – on tient là, tout simplement, l’une des meilleures scènes de la filmographie de Sternberg. La dernière partie à base d’allers-retours et revirements se fait moins passionnante, mais le film à ce stade a déjà gagné la partie et son spectateur.
La Chute d’un corps
Michel Polac / 1973
Marthe et son amant d’une nuit sont les témoins de la chute d’une jeune fille sur la terrasse de leur appartement. L’homme qui occupe le logement de l’étage supérieur, à la tête d’une secte, manipule Marthe afin d’obtenir son silence sur cet incident…
Légers spoilers. Il faut vraiment faire un effort pour ne pas d’abord violemment rejeter un film qui semble à ce point crouler sous les modes de son époque : de la musique électro tartinée indifféremment jusqu’aux effets datés du générique, du tableau paranoïaque attendu aux scènes semi-documentaires ou vaguement psychédéliques, de sa fin meta qui ne veut rien dire à ce filmage informe et torché (montage lâche, dialogues pas écrits, mise en scène approximative fondée sur la captation – tout le début, par exemple, est relativement incompréhensible)… Bref, il domine l’impression que Polac a appelé les copains pour faire un tournage, sans avoir le talent nécessaire pour produire autre chose que le film ultra-générique de la période, en ne laissant par ailleurs transparaître qu’une connaissance du monde limitée à son propre milieu (tableaux de riches qui s’emmerdent), ou à des automatismes vieillis (le harceleur qui arrive évidemment à ses fins). Pourtant, il faut bien reconnaître qu’un caractère onirique assez efficace finit par émerger de ce continuum foireux, arythmique et hagard, de ce 16mm glauque – et aussi, il faut bien le dire, de quelques belles intuitions de mise en scène : le quotidien urbain finit par ressembler à une sorte de SF aliénée, à quelque chose de fondamentalement étrange. Il reste qu’il y a toujours une facilité, ou quelque chose d’artificiel, à voir ces films de remise en doute dépressive utiliser le cadre d’une vie bourgeoise inepte, d’emblée malade et rejetable par le spectateur, pour ensuite lui proposer une alternative qui paraîtra forcément séduisante (d’autant que ce film confirme au final, peut-être sans le vouloir, que la secte est surtout pour la bourgeoisie une autre manière chic de s’emmerder).
Kandisha
Julien Maury et Alexandre Bustillo / 2020
Après qu’un garçon ait tenté d’abuser d’elle, une jeune fille invoque l’esprit de Kandisha, créature vengeresse issue d’une légende marocaine…
Quelques spoilers. Chroniquant souvent dans mes notules des direct-to-video, je suis surpris de devoir y ajouter le travail d’un duo (Julien Maury et Alexandre Bustillo) ayant pourtant déjà sorti des œuvres en salles. De ce film de genre français, on a envie de dire que c’est une “honnête tentative” – comme pour tous les films de genre français, donc. Il y a ici une idée, celle de mêler le décor de la banlieue au cinéma fantastique, et d’en réadapter les codes en fonction (on va voir l’imam comme on allait voir le curé dans les vieux films de fantômes, etc.). De ce collage, il ressort malheureusement le plus mou des deux mondes, entre un film en cité prudent (son trio d’héroïnes qui fleure le volontarisme Benetton, comme le soulignent consciencieusement les dialogues), et un film fantastique très banal. Car ce sont les normes les plus éculées du genre qui sont ici avalisées, sous prétexte de les dépayser d’un changement de décor : personnages impuissants qui ne font rien pour agir, figure puritaine de femme-démon (mi-érotique mi-animale, forcément)… Il reste de belles pistes, à commencer par l’inversion du régime habituel (ce sont ici les hommes les potentielles victimes), mais le film semble l’ignorer (ne serait-ce que parce qu’il ne montre jamais les hommes lucides ou inquiets de l’être à présent, des victimes) : ainsi déconnectées de tout mouvement de fond, les trouvailles n’ont pas beaucoup d’impact. Où est par exemple, une fois passé ce premier ex-petit ami dangereux, l’oppression masculine générale (ou au contraire, son absence manifeste) à laquelle le démon du passé répond ? Quel est le sens de ce fantôme qui tue “trop” ou “pas les bons” ? Sa vengeance doit-elle être comprise comme anachronique ? Ou comme un not all men maladroit ? Ou seulement sous l’angle colonial évoqué – mais alors, où cela résonne-t-il dans le film (qui, c’est l’un de ses bons côtés, montre justement une cité sympathique sortie de l’imagerie hystérique des conflits avec la capitale) ? Faute d’une forme ou d’un récit qui prenne en charge ces multiples vides, l’ensemble paraît bien hasardeux.
CINÉMA CONTEMPORAIN / B et bis contemporain
Gentlemen cambrioleurs
James Marsh / 2018
Célèbre voleur dans sa jeunesse, Brian Reader, veuf âgé de 77 ans, réunit une bande de criminels marginaux sexagénaires pour fomenter un casse sans précédent… (King of Thieves en VO)
Légers spoilers. Ça débute de la manière anodine que l’on pouvait attendre, c’est-à-dire comme une comédie de braquage à base de sonotones et de fuites urinaires. Puis vient la surprise relative de voir le film décrire des personnages mauvais, mesquins, violents, médiocres, se bouffant entre eux comme des requins. Ce n’est même pas l’effet d’un retournement scénaristique (un récit qui, explicitement, tournerait mal) mais plutôt un long glissement dégoûté qui refuse que la vieillesse, et l’image du bon papy (dopée par la sympathie attachée aux visages de ces acteurs célèbres), ne viennent idéaliser ce que sont réellement ces “nobles” vieux messieurs : de petites frappes. Le film a donc pour lui cette originalité, et c’est bien dommage qu’il n’en fasse rien. La forme, indifférente, enchaîne les situations comme on feuillette un magazine, et c’est le film entier qui finit par ressembler à ces séquences compilatoires au montage typique (de celles qui résument, par exemple, toute une semaine de préparatifs de braquage, en un zapping de situations sur musique). C’est aussi un film de plus posant sérieusement la question de cette série de productions StudioCanal tournées outre-Manche, qui semblent avoir fait de cet académisme (grands acteurs dans des rôles ternes ou mesquins, prétentions de complexité, mise en scène survolante ou sans ton) leur principale identité. Les acteurs ne sortent en tout cas pas grandis de cette entreprise, qui s’apparente à une salissure… Le jeune homme de ce casting de stars en apparaît paradoxalement comme le meilleur personnage, échappant à ce double-régime grisâtre, en dessinant une étrange ligne de fuite : celle d’un nouveau monde qui, sous ses airs renfermés et autistes, enterre l’ancienne génération dont on aura surtout peint le dégoût.
Notules
Un petit mot, enfin, pour vous signaler que l’ami Christophe vient de publier un bouquin sur l’histoire du mac-mahonisme – vue la qualité de son blog, je ne peux que vous recommander d’aller y jeter un œil !
merci !