Parce qu’un an sans petits avis péremptoires et torchés c’est super triste, et qu’il était grand temps de s’y remettre !
Phantom Thread
Paul Thomas Anderson / 2018
Londres, années 50. Le couturier Reynolds Woodcock et sa sœur Cyril règnent sur le monde de la mode anglaise. Les femmes vont et viennent dans la vie de ce célibataire endurci, jusqu’au jour où la jeune Alma va bouleverser cette routine ordonnée…
Légers spoilers. On est terrassé, devant Phantom Thread, par le degré d’achèvement du film. On se croit soudain revenu trois décennies en arrière : depuis combien de temps à l’écran n’avait-on plus vu un tel sens du “grand ouvrage”, ces films pensés comme des cathédrales ? On pourrait sans fin tisser des liens entre le travail de Paul Thomas Anderson et celui de son personnage, de la haute idée arrogante qu’il a de son art, à l’ultra-précision d’un travail de dentellière. Si cette ampleur impressionne, c’est qu’Anderson se confirme plus que jamais comme un cinéaste d’affiliation moderne, ne nous faisant pas tant parcourir le récit à coup d’identification, de lyrisme, ou d’adhésion aux personnages, mais au contraire toujours de manière cérébrale et de biais, par d’étranges attaques dont on sent intérieurement les effets sans en comprendre le sens, par des structures mystérieuses qui obéissent à leur propre ordonnement. Qu’est-ce qui empêche, alors, au film d’être le tourbillon sublime promis ? Sans doute y a-t-il une bizarrerie à voir toute cette dentelle, toute cette finesse, tourner autour d’une grossièreté centrale (comment peut-on aimer un tel connard autocentré ? Être fascinée par une telle tarte à la crème d’artiste odieux ?), ce qui inspire souvent du mépris pour l’héroïne. Le film se fait de fait assez étouffant quand il suit la chute de la demoiselle faisant l’une après l’autre toutes les erreurs et bourdes possibles – il ressemble alors à un programme. Il se réveille par contre, splendide, chaque fois qu’il montre l’héroïne contourner et tromper le fatalisme, et le couple inventer son propre langage. Le final, en ce sens, où la haute tenue du cinéma d’Anderson joue à plein (un bête échange de regard sur le papier, un monument de complexité à l’écran) est absolument splendide.
Haut les cœurs !
Sólveig Anspach / 1999
Alors qu’elle attend son premier enfant, Emma apprend qu’elle a un cancer du sein…
Dans l’histoire du cinéma français, ce premier film de Solveig Anspach a l’allure d’un one-shot – pour la réputation dont il jouit un peu seul, au milieu de la carrière d’une réalisatrice dont les autres films ont été moins remarqués, mais aussi par la façon souveraine dont il semblait exister totalement à côté des modes de son temps, comme distrait, non concerné par ce qui travaillait alors les formes et manies du cinéma national (l’absence de pathos, si saluée par la critique à l’époque, ou encore cette énergie, ces mélanges de ton et la présence d’humour, sont plutôt les marottes du cinéma français d’aujourd’hui – on pourrait prendre l’exemple de La Guerre est déclarée). Une autre particularité de Haut les cœurs réside dans sa simplicité : une scène égale une situation, égale une émotion, chacun de ces moments s’emboîtant comme des cubes peu soucieux de schémas scénaristiques globaux ou d’arcs narratifs raisonnés (voir l’étrange choix de ce qui fait fin, ou encore la facilité du film à intégrer l’histoire parallèle du petit frère). En somme, à rebours de tout ce qu’a pu être le cinéma naturaliste français (et ce film l’est, pourtant, naturaliste, jusque dans ses moindres petits détails apparents), Haut les cœurs ne sacrifie pas l’expérience émotionnelle sur l’autel de la démonstration. Chaque scène se vit dans un présent souverain, accrochée au visage de Karin Viard (le film, en un sens, pourrait presque tenir du portrait), pas à pas, émotion par émotion, avec une grande limpidité, pour retracer ce parcours émotionnel étrange où se combattent grossesse et maladie.
Gentleman Jim
Raoul Walsh / 1942
À San Francisco, Jim Corbett n’est qu’un modeste employé de banque, passionné par la boxe et désireux de s’élever au dessus de sa condition. Cet arrivisme agace les membres du Club Olympique ainsi que la jolie Victoria Ware…
Quelques spoilers. Raoul Walsh fait partie de ces quelques cinéastes que je ne comprends pas : dont je n’arrive pas à saisir le style, la personnalité, ou l’intérêt… Les films me sont passés devant les yeux les uns après les autres, sans rien imprimer d’autre qu’un sentiment pragmatique de maîtrise ordinaire. Avec Gentleman Jim, réputé son chef-d’œuvre, il me semble devoir définitivement faire le constat d’un cinéma moins “habité” que savant. Cela fonctionne parfaitement avec ce récit aiguisé de luttes de classes et de violence sociale, où même l’histoire d’amour se joue comme aux échecs. Accompli de bout en bout, traversé d’excellentes idées (les faux appels du garçon parcourant les lieux huppés du récit, le ring posé en plein milieu du port, la nervosité du combat traduite par le calvaire des télégraphistes…), le film laisse tout de même un peu circonspect sur ce qu’il pense de ce personnage arrogant à qui tout réussit. Walsh semble vouloir nous le présenter comme un prolétaire résistant aux tentatives des aristocrates de le remettre à sa place. Il n’est pourtant pas que cela : c’est aussi un type assez manipulateur, volontiers narcissique et misogyne, arrimé à des ambitions de paraître et de statut. Sa famille, par exemple, doit-elle forcément quitter ce quartier pauvre où elle était si bien ? À un fantôme près (le champion déchu, qui vient jeter une ombre mélancolique, comme un doute, sur le glorieux final), l’absence d’idéalisme ou de point de vue dans le regard de Walsh nous oblige à regarder ces péripéties pour ce qu’elles sont : une validation impensée et assez flagrante du rêve américain.
Douleur et gloire
Pedro Almodóvar / 2019
Un vieux cinéaste souffrant fait, en quelques jours, une série de retrouvailles avec son passé… (Dolor y gloria en VO)
Quelques spoilers. Délesté de son habituelle exubérance, le cinéma d’Almodóvar laisse apparaître sa pauvreté : les échanges entre artistes urbains et leurs affaires de coke, les questionnements très théoriques sur la création, tout ça paraît à l’écran relativement plat – et les quelques saillies formelles, à l’heure du numérique qui enlève à son cinéma une bonne part de son organicité, ne sont pas franchement marquantes non plus (il est frappant, en voyant le film convoquer la filmographie d’Almodóvar – La Mauvaise éducation par exemple – de voir combien ces mêmes scènes rejouées ici semblent à présent théoriques, décharnées, peu brillantes). Restent deux choses. Déjà, le jeu d’Antonio Banderas : on pouvait craindre une certaine complaisance dans le geste d’un réalisateur compatissant avec lui-même, mais ce que dit surtout le jeu de l’acteur, c’est la tendresse infinie qu’il a pour son cinéaste, pour cet homme qu’il imite. Le film s’en retrouve baigné de douceur et de bienveillance. Le deuxième point fort du film, ce sont les flash-backs, qui déroulent certes une imagerie attendue d’enfance lumineuse (quoique son décor troglodyte soit assez singulier), mais terriblement touchante dans sa manière d’embrasser cette béatitude sans gêne, presqu’avec naïveté. Tout ce qui concerne l’enfant et le maçon est sublime, et c’est peut-être bien parce que ce qui se joue ici, dans ce rapport érotique dont on se demande parfois à quel point il n’est pas partagé, quelque chose de l’interdit total, du non-énonçable, qui fait soudain que ce cinéma – qui filme ce rapport dans un aura d’innocence illuminé – vibre alors d’une véritable tension. Pas de quoi faire une palme, mais il y avait de belles choses à prendre dans cet agréable film.
Le Retour d’un aventurier
Moustapha Alassane / 1966
De retour d’un voyage aux États-Unis, un jeune Nigérien offre aux amis de son pays natal des panoplies de cowboys…
Quelques spoilers. Plutôt que l’exercice de style redouté (“un western en Afrique”), Le Retour d’un aventurier serait à rapprocher de Moi un noir de Jean Rouch, ou des tous premiers courts de la Nouvelle vague. On en retrouve les comédiens amateurs qui s’amusent, la vivacité d’une caméra baladeuse qui saute avec désinvolture d’une situation à l’autre, la post-synchro aux fraises qui donne l’impression que des doubleurs parodient ce qu’ils voient à l’écran… L’exercice a ses limites, le caractère très brouillon et torché du film lui donnant souvent des allures de pochade entre copains. Mais la vivacité du geste est stimulante (dès ce début inattendu, où l’on assomme un gamin sur un coup de tête), et l’ancrage lunaire du western en terres Africaines fonctionne très bien : les personnages sont comme des gamins qui ont trouvé un jouet (les costumes), qui commencent à croire eux-mêmes à leur histoire en jouant dans le terrain vague d’à côté (la savane), qui irritent leur parents (les chefs du village), qui se disputent (le duel), et qui rentrent finalement chez eux en chouinant. Les vastes décors disponibles du Niger ressemblent à un immense terrain de jeu, et s’adaptent de manière étonnamment idéale aux codes du western (les terres rouges font désert, les girafes font buffles) ; quant aux comportements du genre, ainsi transposés, ils en deviennent agréablement absurdes (on est des cowboys, donc on va dans un bar soudain transfiguré en saloon, donc forcément on se bat parce que c’est ce que les cowboys font dans un saloon…). Tout cela participe à rendre le film intriguant, et si l’amateurisme de l’ensemble irrite et fatigue, l’ensemble vaut le coup d’œil.
Alita : Battle Angel
Robert Rodriguez / 2019
Alita se réveille sans aucun souvenir de qui elle est, dans un futur qu’elle ne reconnaît pas, accueillie par un médecin qui suspecte qu’un passé extraordinaire se cache derrière ce corps de cyborg abandonné…
Ce projet fut longtemps celui de James Cameron, qui semble ici moins présent (il produit) que singé par la mise en scène de Rodriguez – un cinéaste devenu spécialiste dans l’art de se couler dans le style des autres. L’univers du film, arrivant après dix ans de productions young adult, et croulant sous une direction artistique SF aussi travaillée qu’anonyme, laisse surtout en bouche une impression de déjà-vu et d’impersonnalité… Alita se présente néanmoins comme un blockbuster honnête, plus lisible que la moyenne et à la candeur pas désagréable, même si l’on devine que tout ce qui sort le film de l’insipide tient au manga originel (et que l’adaptation live en a davantage normalisé le ton qu’elle ne l’a restitué). Reste la seule prise de risque de l’ensemble, dont on a tant parlé : la grande taille des yeux de l’héroïne. C’est encore l’aspect le plus intéressant du film : ce parti-pris, qu’on oublie en fait assez vite, achève de brouiller les frontières entre réel et numérique, mêlant le tout dans un même grand bain artificiel (qui répond, dans le récit transhumaniste, à la dédramatisation des différences entre humains de chairs et corps cyborgs). Avatar faisait de ses indigènes numériques la grande altérité, en métaphorisant, par la façon de les investir (le contrôle des corps à distance), le principe même de la performance-capture des acteurs. Ici, l’altérité des SFX n’est plus vraiment mise en scène (si ce n’est via ces yeux, donc, dernière trace d’un trouble léger), laissant le blockbuster plonger dans le grand bain final d’un cinéma numérique définitivement hégémonique.
Leto
Kirill Serebrennikov / 2019
Leningrad, durant un été du début des années 80. En amont de la Perestroïka, les disques de Lou Reed et de David Bowie s’échangent en contrebande, et une scène rock émerge…
Spoilers. Le seul véritable intérêt de Leto, qui au fond ne fait que plonger bras ouverts dans l’univers lambda des chroniques de groupes de rock (rivalités amoureuses, soirées saoules, rapport au gourou…), tient à son cadre invisible : celui de la fin de l’ère Soviétique, qui remet chaque scène en perspective, et fait de l’existence-même de ces groupes une poche de liberté. Le noir et blanc, ici, ressemble à une chape de plomb qui gêne jusqu’à la respiration des scènes les plus ensoleillées, ou qui du moins les empreint d’une certaine tristesse – la sclérose d’un pouvoir invisible semble avoir soumis le film entier. Reste les occasionnelles sorties de route (confusion des faits et de l’imaginaire, surprises advenant le long de plan-séquences ivres) : autant d’échappées folles qui auraient gagné à se fondre davantage dans la continuité (l’animation par exemple, si elle participe parfois à de belles poussées d’énergie, délimite aussi un peu sagement ces écarts, avec une esthétique du graffiti déjà digérée par la pub depuis bien longtemps). Les conventions de l’univers du rock, et cette galerie de personnages qui ne paraissent sympathiques que lorsqu’ils en trompent les codes (le mari souffrant de la tromperie, l’adultère qui n’a pas lieu…), achèvent de plonger tout ce bel ouvrage dans un certain ronron. On s’ennuie assez rapidement.
Notules
On ouvre ces notules avec du cinéma Africain, et du plutôt bon !
• Égypte tout d’abord, avec enfin un grand film pour Henry Barakat. De ce cinéaste prolifique (80 films), je n’avais vu que
le poussif Les Jours et les Nuits (déjà totalement oublié), et surtout
Madame la diablesse, film fantastique et ludique mais n’attestant pas franchement d’un talent particulier.
L’Appel du courlis (1959) est d’une toute autre trempe. La première heure, notamment, est passionnante : silhouettes noires comme des figures maudites, sorties de l’innocence de l’enfance et de leurs terres rurales archaïques, les jeunes héroïnes invitent un parfum de malédiction au sein du film social et réaliste. La jeune femme hurlant sur la tombe de sable, fomentant sa vengeance, a tout de la veuve Shakespearienne, et cette veine engageante se teinte volontiers de thriller (
l’attente à l’appartement ouvrant le film, par exemple). La deuxième heure, sans démériter, est moins spectaculaire : le huis-clos tendu qu’on nous avait promis se transforme en analyse un peu grossière du jeu de séduction, auquel il manque subtilité et perversité… Cela n’empêche pas
L’Appel du courlis d’être un excellent mélodrame.
• Algérie, ensuite. La Citadelle (Mohammed Chouikh, 1989) débute de manière assez aiguisée (une nuit de défloration, où la joie de la communauté dialogue avec les violences intimes), mais ne fera ensuite plus que décevoir. Ce n’est pas tant que le film démérite : correctement écrit, bien joué, assez généreux en idées, il reprend le principe profond de Gare Centrale de Chahine (un idiot du village, obsédé de sexualité, sert de prétexte à la découverte d’un microcosme social). Ce qui frappe devant le film, c’est plutôt combien il sent son époque : soit cette forme académique, qui n’est que la manière d’alors de faire les films en francophonie, matinée d’un certain exotisme (Chouikh est moins intéressé par les problèmes de son héros, que par le déroulé qu’il nous fait des us et coutumes) – exotisme qui témoigne d’ailleurs, lui aussi, d’une affiliation aux normes du world cinema alors en vogue. L’emphase kitsch du final achève de se conformer aux modes du moment, faisant de La Citadelle un film solide mais vieilli, et frustrant.
• Mauritanie, à présent, avec En attendant le bonheur d’Abderrahmane Sissako (2002). Sur le papier, ce projet est aussi miraculeux qu’une conjonction des planètes. La quiétude paradoxale du film au vu de son sujet douloureux (le chemin infernal des migrants), cet étrange Éden temporaire perdu entre désert et océan, la façon dont les jours de sable blanc répondent aux mystères des lumières artificielles nocturnes… Tout ici, dans la justesse des choix, appelle au chef-d’œuvre, et pourtant comme toujours chez Sissako quelque chose coince, quelque chose sonne un peu faux, et finit par ennuyer. L’humour est trop mignon et gentillet pour être honnête, les images poétiques trop surlignées et satisfaites, les personnages peu attachants (car peu aimés ?), excepté le duo adoptif qui sauve réellement le film. On en prend plein les mirettes, mais on reste engoncés dans un mélange d’ennui latent et de frustration, à ne jamais voir le film pleinement réaliser son potentiel.
• Burkina Faso, enfin : à l’image du Don de Dieu (1982), dont il est la suite, Buud Yam (Gaston Kaboré, 1997) est un film calme, posé, et tonalement assez neutre. Le récit est cette fois davantage marqué, et moins éparpillé (alors que Le Don de Dieu, sous l’excuse de la fable, tenait presque de la simple description de la vie de village, non sans charme d’ailleurs). L’histoire tient ici du voyage initiatique et de sa série d’étapes, aucune d’entre elles n’étant particulièrement saisissante sur le plan dramatique (même le soupçon de viol est expédié en quelques plans) : la narration reste constamment tempérée. Si on suit donc le film avec un certain plaisir (l’Afrique rurale est belle, les cadres équilibrés, et le beau Serge Yanogo a conservé ce jeu attentif, apaisé, qui était déjà frappant quand il était enfant), la séance se fait aussi dans un demi-sommeil de sieste (au rythme de cette narration bienveillante et toujours aussi sereine, comme au tempo de l’ancien monde), avec l’assurance qu’on en aura un peu près tout oublié après la vision.
Un petit détour par Jean Cocteau, dont le cinéma m’était jusqu’ici apparu comme une entreprise soignée mais laborieuse, sentencieuse, hurlant ses velléités poétiques sans jamais parvenir à l’être.
• Les Parents terribles (1948), adaptation par Cocteau de sa propre pièce de théâtre, offre enfin à cette filmographie un film convaincant. Peut-être est-ce le théâtre justement, cadenassant le film dans cette science aiguë du texte, l’étouffant entre les murs serrés du décor unique, comme un café trop serré, qui fait que le talent va chercher du côté de la dissection (biologie d’une famille monstrueuse), plutôt que de se perdre en prétentions poétiques. Si le texte, aussi efficace et divertissant soit-il, peut agacer comme agaçait les scénarios du réalisme poétique (dégoût complaisant du monde, recherche constante du bon mot…), on est frappés par l’étrange et nouvelle précision de la mise en scène de Cocteau, toute analytique, explorant très explicitement les ressorts œdipiens de son petit théâtre familial. Cette froideur, ici salvatrice et cohérente (alors qu’elle collait bien mal au merveilleux d’un film comme La Belle et la bête), fait des Parents terribles un objet curieux et motivant, plus encore si on le considère dans le cadre du cinéma français des années 40.
• J’ai également eu l’occasion de revoir Le Testament d’Orphée (1960), et de découvrir Le Sang d’un poète (1930, photo). Le premier m’a confirmé le souvenir catastrophique qu’il m’avait laissé : toute la suffisance et le narcissisme du film, sa vanité, son absolu manque de grâce (chaque idée possiblement poétique désignée, détourée, donnée en spectacle), me sont revenus en plein visage. Par ailleurs, contrairement à Genet par exemple, Jean Cocteau gère très mal ses fantasmes, jamais vraiment assumés comme tels, faisant de chaque bellâtre qui passe un insert assez kitsch…
Le Sang d’un poète, plus proche d’un cinéma surréaliste façon L’Âge d’or (l’époque du tournage l’explique), est un peu plus digeste, l’absence de voix-off rendant le film moins sentencieux. On y trouve ci-et-là quelques idées non pas hurlées mais latentes, comme ce voyeur collé aux murs et aux portes : on ne sait pas exactement où va le trucage, son propos reste ouvert, et ici, dans ce symbolisme en puissance, une respiration poétique peut enfin exister. Il reste que le film a le même souci que tous les films-rébus du même genre (Buñuel, Deren, Dulac…) : les visions y semblent un peu aléatoires, et sont de fait aussi vite oubliées.
Un coup d’œil à quelques grosses productions anglophones récentes, même si tout compte fait elles n’ont pas grand chose en commun…
• John Wick Parabellum (Chad Stahelski, 2019) est le troisième volet d’une saga dont je n’avais jusqu’ici rien vu. C’est plutôt une agréable découverte que ce film d’action inhabituellement lisible pour l’époque, et qui met un point d’honneur à avoir une idée par scène. À chaque baston son décor particulier, son imagerie, et surtout son concept chorégraphique – combat avec chiens arrivant sans cesse de nulle part, combat avec armes à trouver en direct dans le décor, et ainsi de suite… Le film est à l’image de son univers de confrérie secrète : à la fois indéniablement généreux et ludique, mais aussi guère surprenant (clichés exotiques déjà visités mille fois), et peinant à raconter quoique ce soit via ses scènes d’actions. On finit donc par s’ennuyer, malgré l’inattendue qualité de cet honnête divertissement.
• Le premier opus des Indestructibles était bizarrement frustrant : à une première partie réaliste et grise étrangement captivante, répondait une deuxième moitié sous forme de film d’action, virtuose mais assez vide. Les Indestructibles 2 (Brad Bird, 2018) mêle davantage ces deux facettes, sans cependant en tirer grand chose de concluant. La part domestique est emberlificotée à essayer d’être saine sur le plan féministe, quand la part d’action est occupée à l’être sur le plan politique (peut-on laisser le contrôle de sa vie à des figures tutélaires). L’habituelle rapidité du cinéma de Brad Bird, ici assez tempérée pour que son film soit lisible, mais pas assez domptée pour que le potentiel des scènes s’épanouisse (de l’amourette entravée de l’adolescente à l’imagerie hypnotique inquiétante, tout est survolé), empêche l’ensemble de toucher ou d’atteindre son spectateur – on ne retient que deux “vraies” scènes à y parvenir : la poursuite mystérieuse sur les toits embrumés, et le pur slapstick du bébé explorant ses pouvoirs.
• Si le pitch d’Alex, le destin d’un roi (The Kid Who Would Be King, Joe Cornish, 2019) pouvait avoir quelque chose de ludique (retrouver des correspondances entre la légende Arthurienne et l’histoire moderne), le film s’avère d’une platitude terminale. Au mieux pourra-t-on lui reconnaître un filmage calme qui ne donne pas l’impression de bouillie numérique (malgré les effets spéciaux nombreux). On peut s’amuser, également, de voir le film raconter le présent britannique comme un âge sombre de divisions et de déclin (au point de faire revenir le règne de démons millénaires), comme s’il y avait là une expression du climat anglais anxieux à l’heure du Brexit. Pour le reste, ayant un temps envisagé de rattraper le très applaudi Attack the Block (premier film de Cornish), me voilà bien refroidi…
• Il n’y a quasiment rien à dire sur After (Jenny Gage, 2019), production young adult terriblement aseptisée, sinon que son puritanisme olympique (vision phobique d’une université où chacun boit et baise, face à une héroïne pure que sa mère se scandalise de voir sortir avec un garçon !) laisse songeur quant à l’évolution de la fantasmatique des adolescents américains – dont la figure de bad boy assuré et sexy, mais qui lit et aime les animaux, n’a pas peur du ridicule.
Un salut, enfin, aux jolies tentatives récentes de l’animation française.
• Tout en haut du monde (Rémi Chayé, 2015) débute de manière peu ragoûtante : le style visuel en aplats semble appliqué à l’aveugle sur le récit sans produire de beaux fruits ; et la mise en avant du contexte historique, comme la mise en place de personnages basiques et d’enjeux rudimentaires, donne à l’ensemble un visage désespérément scolaire… Et puis le film se sauve lui-même d’une manière qui tient presque du miracle, à mesure qu’il vogue vers les travaux manuels et la banquise. Déjà parce que face à ces vastes étendues de blanc, ou face à ces pénombres, le principe esthétique du film trouve de superbes applications, dont les effets poétiques évoquent le meilleur du pixel art des jeux vidéo des années 90. Et ensuite parce que le contexte de survie, étonnamment sec voire brutal pour une production familiale, donne au film le caractère et la singularité qui lui manquaient. Ce n’est pas une grande œuvre (l’ensemble est trop court, trop visiblement limité par ses moyens, la musique est ratée, il manque un véritable final…), mais le voyage vaut indéniablement le détour.
• Autre tentative graphique audacieuse, La Jeune fille sans mains (Sébastien Laudenbach, 2016) oscille entre le bel objet et le film véritablement habité. De par son abstraction trop poussée, le projet semble d‘abord hériter des tares du court d’animation contemporain (une forme savante se colle à un récit sans rien influer de sa narration). Ce style visuel jusqu’au-boutiste fait cependant plusieurs fois preuve de sa légitimité, en ce qu’il existe aussi de manière narrative (les parties bleues du corps propre, l’or contaminant l’écran…), et surtout instinctive : rémanences de couleurs qui s’attardent après le départ de leur personnage, splendeurs gratuites et fluorescentes de la nuit, humeurs et ambiances en constantes métamorphoses. Il y a de la mise en scène là-dedans, surtout que celle-ci doit gérer une deuxième particularité : le maniement, sous une forme certes fabulesque, d’une violence et d’une sexualité très crues, qui évitent à la belle parure du film de se faire gentillette.
• Dilili à Paris (2018), mène le système Michel Ocelot à saturation. Le film a beau plusieurs fois exprimer son recul sur la carrière passée du cinéaste (l’ouverture met Kirikou et son public en abîme, la ballade en panthère rejoue les silhouettes et décors d’autrefois…), il ne semble pas conscient du flirt continuel et dangereux que son style entretient avec une énonciation didactique, scolaire et niaise (quand l’héroïne demande pourquoi on enlèverait des petites filles, et que son compagnon lui répond tout sérieusement « C’est un mystère ! », on se retient pour de ne pas éclater de rire). Toute forme sage et “officielle” (car on est jamais loin du film éducation nationale…) est toujours pleine d’impensé : au défilé Panini des artistes du Paris de la belle époque (fantasmé comme un havre de civilisation) répondent des visions absurdes tentant de digérer l’islamisme radical, ainsi que nombre d’images involontairement glaçantes (les petites filles sauvées pédalant heureuses comme des enfants chinois à l’usine, et qu’on vient exhiber devant le gratin de l’aristocratie parisienne entrain de dîner)… Comme toujours chez Ocelot, et plus encore dans ce projet trop petit, c’est à la fois terrifiant et fascinant, à la lisière de la laideur et du superbe, énoncé et articulé avec une précision qui confine à la névrose – en deux mots : foireux et captivant.
• À mille lieues de ces expérimentations, mais bénéficiant d’une belle exécution visuelle, Asterix – Le secret de la potion magique (2018, coréalisé par Louis Clichy) bénéficie surtout des talents confirmés d’Alexandre Astier pour l’écriture comique, et d’une capacité assurée à se confronter avec sérieux à la pop-culture. Reste qu’au-delà de ce soin au détail (le film sent clairement le travail, l’esprit de la BD est très précisément retrouvé), rien ne permet vraiment à l’ensemble de viser plus haut qu’un sentiment d’efficacité immédiate, sans ambition ni vision plus large (sinon le goût habituel du cinéaste pour les portraits de groupes fonctionnant à l’amour vache). Astier est un excellent dialoguiste, et l’un des rares gag-men rigoureux de France, mais il n’est qu’un scénariste honnête (qui prend ici bien peu de risques), et il n’est définitivement pas réalisateur – au cas où Kamelott laissait encore aux incrédules quelque doute sur ce point.
Bonjour Tom,
Pour Gentleman Jim, ce n’est pas clair, est-ce que tu lui reproches de ne “pas avoir de point de vue” ou d’avoir un point de vue qui ne te plaît pas (“validation assez flagrante du rêve américain”) ?
Bien sûr que c’est un hymne au succès, sublimement dialectisée par la confrontation finale avec le champion déchu.
Quant au style de Walsh, s’il est moins décelable que celui d’auteurs ayant une weltanschauung à vendre aux critiques français, il est ici plus éclatant que jamais: la formidable vitalité traduite par un découpage enlevé, l’action permanente dans le cadre, l’intérêt pour l’individu soumis à des appétits de conquête, le mélange des registres qui se joue des conventions, la truculence populiste, un goût de la gaillardise plus gaulois qu’américain et des acteurs en état de grâce (dans ce film et dans La charge fantastique, Errol Flynn est un demi-dieu). A cette époque-là, il est idéalement servi par les techniciens de la Warner en tête desquels figurait le génial monteur Don Siegel.
Cela ne l’a pas empêché de réaliser un classique qui ne se conforme guère à ces caractéristiques mais qui, par l’inextricabilité de son mélange de prosaïsme et d’abstraction, n’en demeure pas moins un des plus grands chefs d’oeuvre du septième art: Aventures en Birmanie, que j’ai revu cet été.
Hello Christophe, heureux de te lire !
Une validation “par défaut”, si l’on peut dire, au sens où c’est tout ce qu’il me reste à regarder, ne voyant pas où se situe l’énonciation du film, son point de vue, sa poétique ou son idéalisme, qui ne voit que de l’agitation menée avec savoir-faire.
Un film qui me vend le rêve américain avec toute sa force expressive ou idéaliste, je suis tout à fait client. Ce n’est pas ce que je ressens ici. Je demande pas des effets de signature ou du stimmung, juste quelque chose qui aspire à être beau. La vitalité chez Hawks est resplendissante par exemple, ça vit, ça respire, c’est séducteur, les personnages sont grands et charismatiques – et pourtant ça ne va pas chercher du côté européen, ça ne prétend à aucune poétique.
Ici je ne vois que de l’agitation, à laquelle je reconnais sans mal un savoir faire, mais à laquelle je ne trouve aucun goût – c’est de l’occupation savante du cadre et un montage dynamique (mais difficile de faire plus mécanique que ces gauloiseries braillardes). Je ne vois qu’un personnage crâneur et peu ragoûtant (pas de demi-dieu à signaler de mon côté, Flynn ne m’inspire rien du tout) pour lequel j’ai bien du mal à avoir quelconque sympathie et admiration (sinon indirectement et difficilement, par le rejet que suscite ses ennemis).
Bref, comme tu l’auras compris, le film à très mal vieilli pour moi – en le parcourant pour chercher un extrait, l’autre jour, je me suis rendu compte que pas un passage ne me plaisait, même ceux qui avaient fonctionné à la vision. Je crois tout simplement que Walsh ce n’est pas pour moi, moins par rejet d’ailleurs que par incompréhension totale de ce qui est censé y être bien, ou beau, ou désirable… Je note cependant ton film, on est pas à l’abri d’un miracle !
Parce qu’ils ont en plus une substance tragique digne de Shakespeare, La vallée de la peur, L’enfer est à lui voire La charge fantastique ont une grandeur peut-être plus évidente.
Maintenant, nos visions diffèrent trop radicalement pour que je crois une réconciliation possible même si suis d’accord avec toi pour l’absence d’énonciation apparente (ce qui rend son cinéma grand aux yeux de ses thuriféraires, cf les mac-mahoniens). Ce que tu dis du puritain Hawks s’applique selon moi bien à mieux à Walsh: “la vitalité est resplendissante, ça vit, ça respire, c’est séducteur, les personnages sont grands et charismatiques”
Non ça m’intéresse vraiment les conseils de films ! Quand y a un grand cinéaste qui me fait rien, ça me donne envie d’essayer encore, j’ai l’impression d’être à l’extérieur d’une fête où tout le monde s’éclate sans savoir comment rentrer…
(Puritain, Hawks ? Peut-être bien, je t’avoue m’être jamais posé la question, qu’est-ce qui te fait dire ça particulièrement ?)
Sécheresse de ton, mépris des épanchements, érotisme vu comme un facteur de bordel dans la communauté bien ordonnée des professionnels efficaces et froids…C’est un pur concentré d’idéologie WASP certes épicé par les notations de Jules Furthman, le scénariste de Sternberg qu’il vénérait.
J’ai bien aimé Leto. Pas d’ennui pour ma part. Adhésion aux personnages, adhésion à la musique qui dans sa langue et sa fougue a paru plutôt neuve à mes oreilles, adhésion à la forme en adéquation avec le cadre historique. C’est simple, c’est réglé par un genre défini (comme tu le dis), mais c’est prenant.
Je reviens lentement de Douleur et gloire. De superbes moments en effet, une grande délicatesse avec ces personnages qui finalement paraissent tous flotter comme Banderas dans la piscine, la plupart sûrement parce qu’ils sont des souvenirs baignés dans une ambiance passée, éthérée. Après je reste conquis par la mise en abîme.
Le meilleur pour la fin, Phantom thread. Anderson donne du plaisir à l’amertume qui se dégage de ce film. Je me suis un temps pris de passion de trouver ailleurs au cinéma cet amour mortifiant.
Pour “Leto”, mon incapacité musicale crasse (je ne saurais absolument pas dire en quoi cette musique diffère ou ressemble aux standards du rock) explique aussi peut-être que je sois un peu resté sur le côté – c’est toute une dimension du film qui m’est inaccessible.
Les chroniques de groupes de rocks (quoique j’en ai pas 1500 en tête) m’embarquent rarement, de toute façon. “Presque célèbre” étant la seule exception.
Presque célèbre est superbe. Il y a quelques chouettes navets dans le genre aussi. Spinal Tap au-dessus des autres.