Notes sur les films vus #9 # 9

Parce que c’est quand même plus pratique de lire une notule sur la plage qu’un article de dix paragraphes. De rien, c’est tout naturel.

 

Ce vieux rêve qui bouge

Alain Guiraudie / 2001

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Dans une usine en faillite, où il ne reste plus qu’une poignée d’ouvriers, un jeune technicien vient démonter la dernière machine.

Légers spoilers. Ce beau moyen-métrage, maîtrisé en tous points, annonce déjà la rigueur majestueuse qui sera celle de L’inconnu du lac. La figure de l’homosexuel s’y impose comme une formidable trouvaille pour confronter le monde ouvrier mourant : c’est une altérité qui ne renvoie à aucune autre, qui n’excite aucune des confrontations attendues (ouvrier VS contremaître, jeune loup VS vieux employés, citadin VS prolos…). Ce jeune technicien, observé et commenté de loin, désiré par certains, devient alors l’icône d’un monde ouvrier encore au travail, affairé à sa machine, très tactile avec elle. Pour ces hommes en inactivité, las et décrépis, c’est la première raison du coup de foudre : dans cette usine aux airs de cathédrale en ruines, l’intrus se fait ange de la mort, célébrant la machine en même temps qu’il la démantibule. On peut regretter que la concrétisation du désir, à mi-parcours du film, ôte à l’altérité du personnage une part de son mystère, de son ambigüité, de sa valeur évocatrice. Mais la bienveillance qui prend alors le relais (l’homosexualité jamais scandale ou taboue, le désir traversant tous les âges de la vie), en ce qu’elle vient aussi investir le drame de légèreté (tout comme un bucolique inattendu vient envahir, à l’image, le cadavre de l’usine), suffit amplement à donner le change.

 

Eva ne dort pas

Pablo Agüero / 2016

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1952, Eva Perón vient de mourir à 33 ans. On charge un spécialiste de l’embaumer. Son corps devient alors l’enjeu de forces qui s’affrontent pendant 25 ans… (Eva no duerme en VO)

Légers spoilers. Ce petit film chiadé et enjôleur débute comme dans un songe. Cette belle torpeur ne fera jamais défaut : Agüero semble, à première vue, rejoindre la cohorte de ces jeunes cinéastes aux tours de force un peu creux, qui se posent sur n’importe quel sujet historique pour déchaîner un savoir faire plastique. Eva ne dort pas fait pourtant preuve d’une indéniable cohérence, lui qui est tout entier un hymne à l’embaumement : le film sait la morbidité de sa fascination pour l’image (cette iconicité, c’est justement son sujet). Pablo Agüero fait par ailleurs un choix judicieux : au lieu d’épouser la colère du peuple, et de se complaire dans un lyrisme révolutionnaire, il adopte le point de vue de l’ennemi, qui conspue Eva Perón autant qu’il la craint. Cette haine dissimule une forme aigue de fascination, et à travers les yeux de ses opposants, Evita devient tout à la fois sainte et rebus, lumière et macchabée : le film glisse volontiers sur cette pente, allant de l’érotisation du cadavre à la façon dont sa putréfaction, qui semble emplir chaque pièce, prophétise les sombres années de tortures à venir. Si ce voyage a l’intelligence de se finir de manière étonnamment sobre et terminale, dans une pièce aussi nue qu’un tombeau, on regrette que le film soit si court, tant semble avorté le dépliement de cette esthétique, et de ses infinies possibilités.

[extrait]

 

La Tortue rouge

Michaël Dudok de Wit / 2016

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Un homme fait naufrage sur une île déserte.

Légers spoilers. Ce film se pose au croisement de deux cinémas. Une certaine école du court animé français, d’abord : films muets et fabulesques, dont la distance symbolique peut se contenter d’archétypes (les scènes de bonheur en famille, par exemple, sont ici moins des moments de vie organiques que des idées). De l’autre côté, il y a le naturalisme Ghibli : délicatesse des forêts sombres, tendre animation du personnage principal… Un savoir-faire qui se cogne enfin (mais trop tard) à une certaine altérité. Les deux se rencontrent idéalement dans leur patiente description des choses, mais peinent à dépasser ce plafond de verre : il est assez fascinant de voir à quel point chaque moment ou chaque plan du film est égal, dénué d’accident, de rupture, d’une grandeur quelconque (la fin, qui referme sa parabole et s’en va sans autre forme de procès, est particulièrement désarçonnante). Le film semble constamment perdre en radicalité : il aurait pu trouver une certaine beauté dans le rêche du survival, mais en nie trop de fois les règles (radeaux construits en deux heures, crabes sidekicks, fantastique) pour en faire son terrain de jeu. Le mystère de la relation homme-animal, à son tour, laisse place à l’implacable abstraction de la fable. Puis l’hédonisme d’un couple qui se flaire se voit recyclé dans une parabole à étapes de la vie humaine… La Tortue rouge se résume au final à un agréable bain de calme, qui peine à émouvoir franchement – les quelques tentatives en ce sens (pénible utilisation de la musique) sont le signe le plus flagrant de cette impuissance. Le film reste au trot, et en vient paradoxalement, malgré la force du parti-pris premier (aucun dialogue), à apparaître comme une œuvre trop sage.

 

The Witch

Robert Eggers / 2016

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1630, en Nouvelle-Angleterre. William et Katherine, un couple dévot, s’établissent à la limite de la civilisation, menant une vie pieuse avec leurs cinq enfants. Un jour, leur nouveau-né disparaît mystérieusement…

Légers spoilers. Les premiers siècles de l’Amérique protestante, qui n’ont pas bénéficié d’une imagerie aussi codifiée que celle du western, ressemblent souvent au cinéma à une sorte de préhistoire de la nation, inconscient archaïque d’un pays tout entier, dont l’exploration est toujours passionnante. The Witch, qui mêle le naturalisme extrême de la reconstitution à une grande sophistication formelle, échoue pourtant à investir la période de manière convaincante. La mise en scène mime une froide distance, mais où retrouve-t-on ce recul, concrètement ? Alors que le récit partage les peurs et fantasmes des puritains, la forme du film (toute en retrait, froideur, ellipses et ruptures) prétend avoir sur eux un regard, une distance, une compréhension supérieure, qui n’existe tout simplement pas – l’argument est au contraire d’épouser totalement la vision du monde qu’ont ces premiers colons. On pense un temps que le film est ethnologue (qu’il raconte la proximité d’une famille intégriste au 17ème siècle avec une folle ermite des bois, qui tuerait en se croyant ou se revendiquant sorcière), mais tout à l’écran finit par avaliser la logique fantastique et intégriste du récit. Rien n’interdit d’apprécier la bizarrerie de cette contradiction, mais tout cela paraît un peu hasardeux. Si le film trouve sens in extremis par une fragile dimension féministe, il semble au fond surtout se résumer au double V de son titre : un gage de fidélité historique autant que d’élégance racée, qui relève du gadget et ne veut strictement rien dire.

 

Un Taxi mauve

Yves Boisset / 1977

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L’arrivée de Sharon dans un petit village irlandais bouleverse le quotidien de Philippe, qui s’y est réfugié depuis la mort de son fils.

Le cinéma populaire français des années 70-80, si on veut faire l’effort de le regarder autrement que comme une période d’académisme mou, reste pour moi un mystère. Ainsi en est-il d’Un Taxi Mauve, première découverte du cinéma d’Yves Boisset, dont je dois bien avouer que la vision fut plaisante. Le film jouit pourtant d’une maigre réputation chez les fans de Boisset : le récit est assez creux et décousu, se résumant parfois à une galerie de tronches, et la pensée qu’il diffuse (ces hommes paternalistes face au femmes-vénéneuses) n’est pas franchement engageante… Mais le mariage de dialogues sur-littéraires et d’une telle humilité formelle confèrent à ce drame un étrange calme, un authentique apaisement, au diapason de la diction pâteuse et du visage abattu de Phillipe Noiret (même la post-synchronisation française, dans sa bizarrerie décalée, semble participer à ce mouvement). Les décors irlandais, et l’excellente musique de Philippe Sarde, achèvent d’envelopper ces chroniques décadentes d’un beau voile de mélancolie. Le plaisir de la vision reste cependant ambigu, oscillant entre l’impression de voir du Rohmer populaire, et la difficulté à parfois saisir ce qui sépare concrètement tout cela d’un habile téléfilm…

 

 
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• Hors actualité, quelques mots sur Le Cygne noir (Henry King, 1942, photo), deuxième rencontre avec King et première déception. Cet impeccable film d’aventure a quelque chose d’un peu froid, et pas seulement pour le glacis de sa forme savante (le technicolor est sublime) : l’intrusion des pirates dans le monde politique reste très sage, et la conquête amoureuse est sans génie (Maureen O’Hara, dans un rôle assez maigre, paraît bien faible face au harcèlement de son collègue, transformant l’habituel duel romantique en charge machiste). Il faut attendre les tardives conditions de la mer (l’infiltration dangereuse du bateau ennemi, le traquenard de la chambre façon New York-Miami, le quiproquo avec le capitaine à terre…) pour que ce film devienne enthousiasmant.
• Retour sur deux cinéastes chroniqués plus haut dans ces notes. Pablo Agüero, déjà, pour son premier film Salamandra (2008), à la veine bien plus naturaliste. Cette histoire partiellement autobiographique, qui suit les pérégrinations d’un gamin et de sa mère instable, semble à la fois faire l’apologie d’un style de vie pseudo-hippie (l’enfant y trouve son compte) tout en détruisant méthodiquement l’idéalisme qui y est rattaché (un vrai réquisitoire : la dangerosité, l’extrême pauvreté, les cas sociaux qui composent la communauté…). Mission réussie, c’est irrespirable. Reste une question, face à cette complaisance à voir la mère trimballer son fils dans des situations toujours plus débiles : qu’est-ce qui fascine tant les réalisateurs chez ces personnages féminins hystérico-bipolaires, proprement insupportables ? Qu’est-on censé aimer, admirer chez eux ?
Rapide coup d’œil, ensuite, à l’un des premiers courts-métrages de Guiraudie, Tout droit jusqu’au matin (1995). C’est une œuvre un peu maladroite (au jeu notamment), où les intentions percent encore trop visiblement, mais où se dessine déjà une façon motivante d’aborder le politique : par une configuration à la fois économe et rêveuse (la ville nocturne en forme de terrain de jeu offert, où errent quelques figures de la société civile), et par l’envie d’aborder ces questions au rythme de la ballade, de la digression et du farniente – plutôt que sous le joug d’une théorie sévère.

 
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• Dans les sorties récentes, côté francophone. Quelques mots d’abord sur La Loi de la jungle (2016), où Antonin Peretjatko se déleste du Paris 60’-70’ suranné qui empesait jusqu’ici son œuvre. On peut alors pleinement profiter de la folle générosité et diversité du gag, avec cependant deux réserves de taille. Déjà sur les prétentions politiques du film : même si parler en direct de l’actualité, sur grand écran, a quelque chose de fondamentalement populaire et réjouissant, le film reste sur ce point totalement inoffensif (« les stages c’est de l’exploitation », « la bureaucratie française quel enfer » : bienvenue au café du commerce). Ensuite sur l’incapacité du film à transcender son enchaînement de blagues : la narration de la deuxième partie, fauchée par un montage qu’on devine très soustractif, se perd dans un à peu près très statique, pour finalement s’étioler dans une conclusion décousue (chaos miniature, échappée finale à l’ambition médiocre…).
• Un détour épuisant par Les Ogres (2016) de Léa Fehner. Le cinéma naturaliste français, depuis 15 ans (Kechiche, Maïwenn) n’a plus qu’un seul mantra : l’énergie ! Tout est bon à brûler, tant qu’on peut envoyer du vivant en pâture à la caméra : des personnages relous et détestables, des situations humiliantes et pénibles, des crises émotionnelles artificielles, du baroque hystérique… Fehner obtient au forcing quelques moments forts, mais ce calvaire en vaut-il vraiment la peine ? Le plus insupportable, dans cette histoire, est de voir toute cette foire célébrée comme populaire et authentique – comme si se déchirer sur du rock manouche, en faisant tout et n’importe quoi, était la seule manière d’être vivant.
• Toujours rien à déclarer du côté des gros projets d’animation 3D franco-européens : Robinson Crusoé (Vincent Kesteloot, 2016) reste à mille lieues du modèle américain péniblement singé. On retiendra à la limite un parti-pris pas moche : l’affection entre Robinson et les animaux semble être la seule chose qui intéresse le récit. Mais l’académisme total du produit-pour-enfants écrase toute possibilité à ce postulat touchant de se déployer.

 
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• À l’étranger, quelques films soignés mais dispensables. Un film d’horreur irlandais, d’abord : Le Sanctuaire (Corin Hardy, 2016, photo), huis-clos sylvestre allant chercher sa matière dans le folklore local. Cette tentative évidente de nationaliser le genre (on dirait une commande d’État…) ne fait pas preuve d’une monstre originalité. Le cinéaste, entre le flirt évocateur de sa première partie (superbes silhouettes dans le rouge des phares de voiture), et les marionnettes en dur de sa seconde, a manifestement eu l’intuition du potentiel poétique de son film. Mais les conventions éculées du film d’horreur contemporain (jumpscares et cie, anonymat de la mise en scène) étouffent la dimension fantastique du récit, quand les deux genres auraient si bien pu danser ensemble.
Manipulations (Shintaro Shimosawa, 2016) est une intrigue de cabinets d’avocats qui s’acoquine au film noir. L’ensemble a beau être relativement fin, et avoir quelques prétentions (cette grandiloquente ouverture), c’est fou de voir combien on se fiche totalement des rebondissements et révélations finales de ce jeu de requins. Le film capitaliste froid est devenu un pur programme (cabotinage inepte de Pacino inclus, qui n’aura décidément joué que le même mauvais rôle toute sa vie). On retiendra deux personnages féminins secondaires, assez étranges pour dénoter (la fiancée sans émotions apparentes, la détective privée sans pincettes) : figures légèrement effrayantes, à l’intelligence glacée, qui semblent, dans le sillon de Gone Girl, avoir peu à peu investi le cinéma US.
Blowfly Park (Jens Östberg, 2016), histoire de disparition et de culpabilité, est un petit drame suédois aussi ratatiné que son personnage principal, trop flou sur son objet profond pour réellement captiver. Le script renvoie le plus intéressant à la marge (le lien au gamin violenté, la paternité revendiquée, les allusions homosexuelles), au profit des questions plus plates de culpabilité, résolues par un gadget scénaristique. Le faux héros avec lequel on débute, et qui bénéficie du seul vrai plan du film (celui du train), semble avec le recul plus prometteur.
 

Réactions sur “Notes sur les films vus #9 # 9

  1. Salut Tom ! J’ai découvert récemment que tu officiais ici, je ne remercie pas Castorp de me l’avoir caché (Castorp, si tu me lis). J’ai ajouté ton blog à mes flux RSS donc je le lirai dorénavant.

  2. Déjà-vu, salut ! Et ben dis-donc en ce moment c’est ma fête !
    Alors moi j’ai jamais utilisé les flux RSS, je ne sais pas trop comment ça fonctionne (ça te fait une alerte ?), mais tant qu’à faire, un conseil de grand névrosé : ne pas lire les articles dès que je les ai postés, car quoi que j’essaie de faire en amont, je me retrouve toujours à les modifier des dizaines de fois dans les journées qui suivent leur parution, histoire qu’ils soient un tant soit peu lisibles…

  3. Oh tu sais les flux RSS c’est très internet 1.0 ! On se sert d’un agrégateur de fils (appli, site ou navigateur) et ça se présente un peu comme une boîte mail, le plus souvent le texte est isolé donc ça facilite la lecture.

  4. @Déjà-vu :

    Je voulais garder Tom pour moi. Je ne remercie pas Cantal d’avoir tout gâché.

    Plus sérieusement, je ne savais si Tom souhaitait qu’on partage l’adresse ou pas, donc voilà.

  5. @ Déjà-vu : je me demandais encore si quelqu’un les utilisais… Il va sans dire que je suis outré que tu puisses découvrir ces articles sans leur mise en page (ce rectangle blanc, c’est tout un travail).
    @ Castorp : en fait j’aurais pas su te dire non plus, donc c’est très bien comme ça, le hasard fait comme il veut !

  6. Sur La tortue rouge :
    La linéarité du film est un parti pris tellement assumé que personnellement elle m’a plutôt séduite. Il y a même une certaine beauté à ne plus attendre un enjeu, fût-il minime : par réflexe, le spectateur guette au début sinon une menace, du moins une tension dramatique de la part de l’île, tension qui ne viendra pas (à la vague exception de la chute dans la cavité).
    Je reprocherais plutôt au film de s’être trop accroché, coûte que coûte, à un récit narratif épousant à tout prix les étapes de la vie humaine. Finalement l’île ne devient plus qu’un décor. L’onirique ne décolle pas vraiment en tant que tel, il reste toujours métaphorique. Et l’aventure sensorielle promise par les premières séquences – tant que l’homme est seul – reste malheureusement à l’état de promesse…

  7. Oui je vois. Mais au fond c’est pas tellement cette ligne droite et sans accident qui me gêne (d’ailleurs un film sans drame m’aurait tout à fait plu), que le fait que cette linéarité se marie à la parabole en question. Les deux ensemble, ça donne un truc assez programmatique (“quelle est la prochaine étape”), ça fait perdre au film beaucoup de mystère.

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