Notes sur les films vus #32 # 32

Parce que remplir les reviews de mon compte letterboxd commence à devenir ma première motivation pour me farcir l’écriture de textes sur ce blog, et que pour ma défense on avance avec les carottes qu’on peut !

 

La Petite Lise

Jean Grémillon / 1930

Libéré du bagne où il était condamné pour le meurtre de sa femme, Victor Berthier revient chez lui, à Paris, où vit sa fille…

Légers spoilers. La Petite Lise rejoue le cas de Daïnah la métisse : celui d’un film dominé par sa fulgurante première partie, qui ne ressemble à rien d’autre dans le cinéma d’alors – un mélange inédit et pourtant cohérent de regard documentaire, d’un goût chansonnier appuyé, et de visions nocturnes plus hallucinées. Le film, par la suite, laisse place à un récit plus traditionnel, et en cela partiellement décevant. Mais même si les rênes d’un scénario, de ses intrigues, et de sa fatalité symbolique domestiquent alors le film vers quelque chose d’un peu moins surprenant, le regard réaliste de Grémillon, marié à la précision de fer de sa mise en scène (les jeux suggestifs de hors-champ, le travail sonore à la fois invisible et brillant), entretiennent une tension nerveuse continuelle, qui semble comme écarteler le visage de la jeune actrice principale. Lise est constamment prise en étau par la valse des façons dont on va juger sa moralité, perdue dans les nuances de gris confondant la figure de femme et de petite-fille-à-papa (au point que je n’ai pas su, dans un premier temps, si Berthier venait retrouver à Paris sa fille ou une jeune épouse), et coincée au milieu de personnalités foncièrement ambiguës (l’amant intéressé, le père féminicide risquant à chaque seconde de reproduire le destin). Bref, le film a beaucoup à offrir, beaucoup de choses en tout cas qui le singularisent totalement dans le cinéma français du début des années 30, encore à l’aube du réalisme poétique et de ses vagues-à-l’âme plus confortables. Grémillon en offre ici une version plus tranchante et tragique, qui relie toutes les tendances traversant le cinéma national d’alors (la chanson, la fatalité, le monde prolétaire), pour aboutir à un résultat au goût singulier qui constitue, avec Remorques, l’un des sommets de sa carrière.

 

Charulata

Satyajit Ray / 1964

À Calcutta, en 1880, alors que son mari la délaisse pour s’impliquer dans un journal politique, Charulata se réfugie dans les arts. Se rendant compte de la solitude de la jeune femme, son mari invite son cousin Amal à l’aider dans ses aspirations littéraires…

Spoilers. Charulata est une nouvelle de mes tentatives concernant Satiajit Ray – cinéaste qui, hormis la sensibilité et les humeurs climatiques de son premier long, m’a souvent prodigieusement ennuyé, m’ayant toujours donné l’impression de déplier des fables morales où tout semble tracé d’avance. Et l’on retrouve, dans les premiers moments de Charulata, ce côté assez férocement théorique, cette démonstration dépassionnées d’idées froides (une femme bourgeoise et recluse s’ennuie, son mari l’ignore) qui ne semblent avoir aucune existence sensible par-delà leur propre discours. Puis soudain, par l’arrivée du cousin, qui réveille tant le quotidien de l’héroïne que le rythme pépère du film, Charulata se gonfle d’une grande émotion, d’une attention soudaine à l’imperceptible. Le sentiment amoureux silencieux : voilà donc peut-être bien ce qui manquait au cinéma de Satyajit Ray, ce qui permet de faire vibrer ses images et de faire chanter sa mise en scène (jusqu’à parfois pousser littéralement la chansonnette), la délicatesse du découpage se faisant poésie à l’image – littéralement, d’ailleurs, tant le sentiment qui se développe en creux se noue autour d’un double éveil à la littérature. Le film, par ailleurs, permet de faire joliment dialoguer cette révolution intérieure de l’héroïne avec les prémisses d’une révolution politique… Bref, si Charulata n’est pas sans défauts (il n’en finit plus d’en finir, jusqu’à ce maladroit final aux images arrêtées – je pense que le film aurait très bien pu se clore avec le départ nocturne d’Amal), je retrouve enfin là, dans ces images du quotidien, la sensibilité qui m’avait plu dans La Complainte du sentier, et une compréhension enfin déverrouillée du cinéma de Satyajit Ray, qui sera peut-être la clé me permettant d’apprécier d’autres de ses films.

 

L’Éden

Andrés Ramírez Pulido / 2022

Eliú, un garçon de la campagne, est incarcéré́ dans un centre expérimental pour mineurs au cœur de la forêt tropicale colombienne, pour un crime qu’il a commis avec son ami… (La Jauría en VO)

Spoilers. La force de L’Eden tient avant tout à son concept : celui d’un lieu semi-mythologique, que la dégradation et la nature envahissante ont habillé en ruine antique – faisant que ce centre de redressement pour mineurs évoque assez vite quelque punition divine et hors du temps. La moiteur et les eaux saumâtres, l’exploitation brutale des corps et les délires sectaires, ainsi que l’entresoi masculin aux nudités adolescentes, donnent à l’ensemble la gueule d’un fantasme glauque, où le devenir adulte de ces jeunes criminels ne pourra s’échafauder que de manière tordue (c’est d’ailleurs ce que dessine la dernière partie, dans ce village laissé aux enfants meurtriers en perdition : un monde en boucle, façon Sa majesté des mouches, où l’on se débarrasse des adultes qu’on ne peut plus concevoir que comme des exploiteurs). Difficile cependant, au sein de ce concept de film très convaincant, de faire fleurir un drame : le cinéaste pour cela devra quitter ce lieu (dont il ne résout pas toutes les questions, ni les enjeux) pour suivre dans leur fuite des personnages qui restent sans doute un peu fragiles pour soutenir à eux seuls le reste du film (malgré le poids du traumatisme de leur meurtre originel, qui résonne d’échos et de visions réussies, notamment dans cette grotte aux accents Weerasethakuliens). L’idée de devenir adulte selon sa propre façon (laissant de côté l’utopie des enfants promise à la reproduction des erreurs subies, comme la voie criminelle toute tracée du petit frère) reste un enjeu à peine ébauché, seulement suggéré en un dernier plan rapide. Le film laisse ainsi le sentiment d’une idée en suspens, pas totalement réalisée au-delà de son principe initial ; qu’importe, il démontre un talent prometteur, dont on suivra les films suivants avec attention.

 

Asteroid City

Wes Anderson / 2023

1955. La minuscule ville d’Asteroid City, perdue en plein désert, accueille cinq enfants surdoués, distingués pour leurs créations scientifiques, afin qu’ils présentent leurs inventions…

Légers spoilers. J’ai l’impression, à présent, d’attendre de chaque nouveau film de Wes Anderson qu’il questionne son propre système, sans quoi son style ne peut être vécu que comme une fabrication en série – un passage à la lessiveuse Polly Pocket de n’importe quelle histoire, sujet, ou genre cinématographique. Dans The Grand Budapest Hotel, les multiples manières du cinéaste étaient revendiquées comme une tradition dandy tenant en respect la barbarie du monde. Dans Moonrise Kingdom, la maniaquerie des règles formelles s’identifiait au règlement scout. Dans The French Dispatch, à un plaisir journalistique à multiplier les histoires, les récits sans fin et à tiroirs… Devant Asteroid City, qui en passe cette fois par la distanciation du théâtre New-Yorkais, c’est plus ou moins encore au programme : le film flirte sciemment avec ses propres coulisses, avec sa fabrication et avec le faux, dans des allers-retours méta interrogeant l’artificialité du style. Mais on en vient à se dire que tous ces écarts visant à justifier la forme du cinéma d’Anderson sont au final assez vains, qu’ils parasitent l’émotion du récit plus qu’ils ne l’approfondissent, qu’ils rognent sur le peu temps laissé à des personnages de plus en plus nombreux, et de plus en plus figurants – comme si ce cinéma ne trouvait plus que la complexification interne comme moyen d’évoluer, en creusant plutôt que d’avancer. À part un beau climax qui trouve une solution surprenante pour faire dialoguer le veuf et sa défunte femme, tous ces écarts se révèlent à peu près inutiles. Et peut-être faut-il, à nous public, à la critique, et à Anderson lui-même, lâcher prise et assumer son regard comme étant simplement sa manière de raconter les histoires – car il le fait bien : il y a quelque chose d’éminemment sympathique dans cette réunion de personnages coincés ensemble par la quarantaine, comme pour une trêve dans leur quotidien, alors que se joue le deuil d’une mère disparue. On aimerait, tout simplement, en profiter un peu plus – or le film, qui mesure la distance entre de multiples solitudes, en imprime comme une de trop entre son récit et le spectateur.

 

Goutte d’or

Clément Cogitore / 2022

Ramsès tient un cabinet de voyance à la Goutte d’or à Paris. Habile manipulateur, il a mis sur pied un solide commerce de la consolation. L’arrivée d’enfants venus des rues de Tanger vient perturber l’équilibre de son commerce…

Quelques spoilers. On reproche ci-et-là à Goutte d’or son manque de scénario, mais je ne suis pas sûr que ce soit cela qui manque au film de Clément Cogitore : le sel de son style, par essence suggestif et allusif, et qui s’épanouit sur le terreau d’un réalisme hallucinatoire, a besoin de ces trous et de ces ellipses. En témoigne d’ailleurs la plus belle idée du film, la scène de récupération du corps : on met un temps à remarquer qu’il y a eu saute, on pense avoir raté une bobine ou avoir été trop distrait, pour progressivement réaliser que notre confusion est aussi celle du personnage, et que cette ellipse est un élément central du récit, son point de basculement dans le doute fantastique – de la même façon que l’air musical joué par un complice pour les clients pigeons vient se confondre, un temps, avec la musique du film chargée de cueillir nos sentiments et notre immersion. En ce sens, je trouve Goutte d’or plus intéressant dans le réalisme magique hésitant de sa deuxième partie, que dans les démonstrations de la première (impeccable certes, mais aussi un peu sage, un peu didactique – d’autant qu’on devine que le monde ici décrit, malgré tous les oripeaux d’une fiction réaliste et documentée, exagère largement la subtilité des combines des arnaqueurs de Barbès). Il persiste plus généralement une petite impression de fraude (à l’image de celles que commet le personnage, possible autoportrait du cinéaste) : le sentiment d’un film qui surjoue un arrière-fond grandiose à un matériau de tournage faible, ou encore l’impression d’un récit inachevé, pas assez travaillé, dont l’hallucination serait l’excuse. C’est tout le danger du style de Clément Cogitore, constamment sur le fil : il a besoin de vide et de manques pour exciter notre imagination, sans pour autant donner l’impression au spectateur qu’il remplit les trous d’un travail narratif bâclé, en comblant moins des vides que des lacunes.

 

Les Amoureux

Mai Zetterling / 1964

1914, Stockholm. Trois femmes sur le point d’accoucher attendent à l’hôpital, se remémorant leur enfance, leurs amours déçus et leurs illusions perdues… (Älskande par en VO)

Les amoureux a beau être d’une maîtrise impressionnante pour un premier long, et déborder d’idées en tous sens, j’ai eu bien du mal à y accrocher. Mon peu de goût pour les cérébrales années 60, dont ce film semble être l’exemple type, n’aide sans doute pas des masses (Bergman est d’ailleurs ici partout, par ses comédiens et comédiennes, par le style froid aussi, ou encore par l’influence visible de Sourires d’une nuit d’été). Mais il y a des raisons plus concrètes à ma déception. La première en est la confusion : l’ambition de Mai Zetterling la perd, rajoutant à la multiplicité des personnages celle des temporalités, ce qui n’aide pas toujours à bien saisir les enjeux de cette histoire (l’idée de parler de la condition féminine via le prisme de trois classes sociales traverse le film sans vraiment y opérer en profondeur). Par ailleurs, si quelques scènes parviennent à saisir les enjeux féministes avec brio (celle de l’enfant sous la table, notamment), ceux-ci sont souvent le fait de dialogues explicites surlignant le propos sans grande richesse, en simplifiant la plupart des personnages masculins à des types ou des fonctions pour asseoir la démonstration, ce qui retire du panache aux envies de révoltes des femmes qui leur font face. Certes, dans le cadre des années 60, la frontalité politique de ce tableau, teinté de colère, se parait d’une valeur autrement plus saillante, au diapason d’affichages particulièrement crus (sexualité, enfantement) : le film n’entend pas prendre des pincettes ou de fausses pudeurs avec son spectateur, et cette froideur implacable lui confère une certaine singularité. Mais cette force a aujourd’hui un peu fané, et le film ne laisse plus voir que ses côtés plus normés. Je retiens au final surtout le personnage de la bonne, à l’optimisme étrangement subversif.

 

Les Trois Mousquetaires : D’Artagnan

Martin Bourboulon / 2023

D’Artagnan, jeune Gascon fougueux, arrive à Paris et tente par tous les moyens de s’engager comme mousquetaire…

Légers spoilers. On se pince de l’écrire, mais cette énorme machine de guerre Pathé, conçue avec tout le calcul du monde, se révèle être cet oiseau rare : un film populaire français crédible. Au-delà du soin friqué de la reconstitution, cela tient principalement à deux choses. D’une, une mise en scène qui va au-delà de l’académisme attendu : concernée, humble et artisane, indexée sur les préoccupations des personnages, et même étonnamment exigeante dans les scènes de batailles. Et de deux, un casting qui jusqu’au moindre second rôle va chercher des comédiens venus du cinéma d’auteur ou du théâtre (coucou Dominique Valadié) ; même Civil, acteur inégal, trouve dans ce rôle de jeune premier crâneur un habit sur mesure à ses fragilités de jeu. Seule la lumière ici, pot de peinture brunâtre (une scène de bal exceptée), semble répondre au cahier des charges académique redouté… Le souci, car il y en a un, est que tout cet attirail n’a pas grand-chose d’autres à dire (sur l’aristocratie, sur l’amitié, sur quoique ce soit) qui dépasse les lapalissades associées au roman dans la culture populaire : pas de trouble, pas de ressentis ambigus ou complexes à touiller (sinon éventuellement ce curieux portrait d’un Louis XIII à la fois faible et autoritaire), rien en tout cas qu’on ne puisse facilement résumer à coups de bons mots. Malgré l’incarnation colorée des mousquetaires (dépressif Athos, sexué Porthos…), leur réunion ici n’a d’autres visées que d’exprimer une camaraderie virile à punchlines, d’autant plus superficielle qu’ils passent le plus clair du film séparés. Une fois l’affaire du collier de la Reine clos, le film perd ses deux acteurs et personnages les plus intéressants, et se retrouve avec des enjeux plus fragiles et moins travaillés (où a-t-on senti le poids de Richelieu, ou la tension d’une guerre de religion traversant la France ?), pour finir sur un cliffhanger trahissant la faiblesse d’une romance dont on se fiche. Bref, l’ensemble se dégonfle peu à peu, mais a ses mérites, et offre un modèle impeccable qu’on aimerait être le minimum syndical du film populaire français.

 

Toute la beauté et le sang versé

Laura Poitras / 2022

Immense photographe, Nan Goldin se bat depuis des années contre la famille Sackler, responsable de la crise des opioïdes aux États-Unis et dans le monde… (All The Beauty And The Bloodshed en VO)

Quelques spoilers. Ce documentaire et son couronnement à Venise nous rappellent qu’en dehors de France (et dans une certaine mesure en dehors d’Europe), la distinction nette entre “reportage” et “documentaire de création” n’existe pas vraiment. Le film de Poitras est pourtant l’empereur, la forme la plus noble, la plus impeccable, d’une certaine forme documentaire anglo-saxonne, où tous les éléments (archives, entretiens, musique…) sont mis au service de l’illustration d’un propos, pour le rendre le plus clair et lisible possible (on remerciera d’ailleurs la cinéaste de ne pas vraiment chercher ici à tirer sur nos émotions, comme d’autres collègues anglophones faisant alors soudain crûment apparaître la pauvreté télévisuelle des moyens employés). Au final, le documentaire de Poitras fait preuve de clarté, d’écoute, et de pudeur, et sait s’inventer une structure adaptée. Mais il ne crée pas vraiment autre chose qu’une démonstration tautologique – cette séquence d’embrassades collective au musée, à la fin, en est un parfait exemple (d’autant plus cruel que la platitude cinématographique du moment, censé nous chanter une éclatante victoire, renvoie au côté dérisoire de ce que les militants ont obtenu : un symbole et rien de plus). Le seul moment où le film existe en tant qu’objet de cinéma, c’est dans la captation des innombrables témoignages lors du procès en ligne (on est alors dans un moment présent de cinéma direct), et par la manière dont le montage fait alors dialoguer ce moment et ces visages (ceux des patriarches d’une riche famille meurtrière) avec ceux des propres parents de Goldin. Dans ce moment, soudain, le film génère un peu d’ambigu. Mais pour le reste, il est surtout une accumulation de qualités restituées (à commencer par le superbe travail de Goldin, qu’on prend plaisir à voir affiché sur grand écran), plus qu’il ne crée la moindre émotion ou pensée.

 
 

Notules

On ouvre ces notules avec l’actualité française, avant que n’arrive l’embouteillage cannois de la rentrée…
Chien de la casse (Jean-Baptiste Durand, 2023), histoire d’une amitié toxique qui se délite, ne raconte pas forcément grand-chose – on sent d’ailleurs que la vague couleur mafieuse ajoutée à ce récit de village tranquille sert un peu artificiellement à en doper les péripéties. Mais le film sait donner une vraie ampleur à son petit drame intime : le sens inné du cinémascope (plus frappant encore ici, dans ces plans se résumant à trois têtes et quelques rues), ou la cartographie d’un village seulement boussolé par l’air d’un piano et par ses horizons de western, nous emmènent bien loin des clichés de la ruralité française, enfin sortie de sa peinture glauque (cinéma d’auteur parisien) ou folklorique (comédies populaires nationales). Toutes les planètes semblent ici s’aligner par miracle : la justesse d’acteurs touchants, les trajets de personnages tous moins univoques et prévisibles qu’ils ne le semblent au premier abord, la douceur de la lumière, et même la beauté de la musique (ce qui est assez rare dans un film français pour être signalé)… Bref, passé le goût discutable de cette camaraderie virile qui se reconstruit sur le rejet d’une femme, c’est un sans-faute.
• Projet bien plus classique avec Sur l’Adamant (2023), dans lequel Nicolas Philibert redéplie un savoir-faire documentaire sous sa forme la plus pépère et sécurisée : lieu qui s’ouvre et s’installe au matin, plans de coupes des alentours pour entrecouper des bouts d’interviews, observation patiente et petits moments signifiants… Si ce système parvient sans mal à créer de la confiance et de l’immersion (se calquant sur le tempo du bateau lui-même : calme, régulier, au rythme du soleil perçant à travers ces volets qui se reconfigurent doucement), il n’en tire presque rien qui vaille le coup d’œil. Le montage saute sur chaque petite phrase pouvant sembler évocatrice, sur chaque petit début de divagation, sans en tirer de moments réellement forts ou singuliers, du moins rien qui puisse justifier l’existence d’une scène – hormis pour une gueulante finale, qui n’a pas été placée à cet endroit pour rien. Le carton de fin au volontarisme poético-politique (d’autant plus facile pour un film qui a bien pris soin de ne pas filmer les hors-champs de son bateau-utopie) achève de donner des airs de gros chaussons à ce documentaire qui, dans l’ensemble, aura surtout marqué par son ennui.

Fifi (Jeanne Aslan et Paul Saintillan, 2023) pourrait déprimer par la petitesse de ses ambitions, typique d’un certain cinéma d’auteur français (introduction sans panache, fin prévisible qui se contente de peu, aucune ampleur formelle). Pourtant, c’est un film moins évident que le buddy-movie d’été qu’il laissait entrevoir. Les rapports entre Fifi et ce jeune homme, au-delà de leurs différences marquées (sociales ou d’âge), sont à la fois tendus et rafraîchis par l’interdiction de tout rapport de drague. Cela laisse le champ libre à de multiples teintes qui, profitant du meilleur de ces deux comédiens (c’est sans doute le meilleur rôle de Dolmaire), permettent de rendre chacun de leurs échanges intéressants et satisfaisants. Les personnages qui entourent leur duo ne déméritent pas forcément non plus, la famille de Fifi dépassant sa fonctionnalité première de milieu oppressant pour offrir des moments plus tendres et intéressants. Il manque un peu le grand film qu’on pourrait tisser autour d’un tel projet (même si sa modestie à toute épreuve lui confère aussi un goût particulier), mais il y a là du talent, incontestablement, et une voix singulière.
C’est mon homme (Guillaume Bureau, 2022), sur un amnésique de la grande guerre que se disputent deux femmes pensant le reconnaître, est un drame parsemé de petites idées, mais manquant singulièrement de caractère et d’ambition, à l’image de son titre terriblement programmatique – notamment dans la première partie qui, entre le jeu abattu de Karim Leklou et les airs plaintifs de Leïla Bekhti, dégage une grande impression de mollesse. Deux bonnes idées réveillent un peu le film : celle d’un personnage principal interchangeable (on démarre le film avec Bekhti, on poursuit avec Leklou), et le caractère franc et direct du personnage de Louise Bourgoin, dont l’univers de cabaret radicalement opposé apporte un peu de trouble et de tranchant à ce drame psychologique assez plat.

Le Tourbillon de la vie (Olivier Treiner, 2002), histoire en forme d’arbre des possibles, est un film qui ne semble rentrer dans aucune case : les signes qu’il envoie ne relèvent ni du cinéma d’auteur national (la narration est entraînante, la mise en scène est anonyme), ni du cinéma populaire français (où l’on ne retrouve presque jamais ce degré d’engagement et d’ambition). Les croisements entre les différentes Julia, dont le récit s’amuse à dessiner les possibles avenirs, sont plutôt fluides et virtuoses, dialoguant à travers des scènes jumelles, jouant sans cesse à qui aura tour à tour réussi ou raté sa vie, par des chemins changeants et contradictoires. Si cette course fonctionne, il ne faut pas trop faire attention au détail des segments qui permettent cet entrelacement : les situations elles-mêmes sont des lapalissades univoques, non exemptes de platitudes gênantes (le discours sous la pluie), ou de moments un peu ridicules (le final). Surtout, le film souffre de ne pas avoir autre chose à exprimer que sa propre structure : rien, aucune émotion plus secrète au long cours ne résulte de ce chassé-croisé, au-delà du plaisir ludique immédiat des réalités alternatives, au mieux parées de quelques constats sociologiques (les femmes doivent choisir entre travail et carrière). On “n’apprend rien” de plus, en somme, que le fait que les vies ne sont pas jouées d’avance, et que le bonheur n’est pas toujours là où l’on croit.
Cet été-là (Eric Lartigau, 2022), sur les vacances d’adultes observés via le point de vue d’une petite fille au seuil de l’adolescence, est un film oubliable, correctement mené mais un peu fade (il suffit de comparer la séquence de la fête à celle du récent Falcon Lake pour bien s’en rendre compte). Quoique servie par quelques répliques clichées et un jeu inégal, la relation entre les deux gamines reste l’intérêt principal du projet qui, pour le reste, à part confronter Gael García Bernal à des acteurs français, ou creuser ce personnage de quinquagénaire amère que se construit Marina Foïs de film en film, offre un intérêt assez limité, au gré d’une dramaturgie foutraque et aléatoire (“tiens, une attaque de sanglier”).

Revue à présent de quelques courts animés découverts ces dernières semaines (bien pratiques pour cocher la case “film vu” les jours de grande flemme !).
• En décidant de croiser récit allégorique, comédie musicale, et cinéma d’animation (animation qui elle-même compile abstraction 2D et modèles 3D…), O black hole de Renee Zhan (2020) s’offre une expressivité démultipliée au cube : chaque seconde parle de mille façons, résultant en un film riche et attrayant. Ce petit récit de dépression, qui s’exprime via la physique des trous noirs, a cependant aussi ses limites : construit autour d’un principe d’application (graphique, métaphorique) d’une idée initiale transparente, et cloisonné par une maîtrise narrative façon Broadway, l’ensemble ne laisse pas la porte ouverte à beaucoup de profondeur, de trouble, ou de mystère. Il y a quand même quelque chose d’un peu normatif à voir cette foire body-horror façon Cronenberg utilisée à des fins kawaï… Bref, le film ne remue que modérément son spectateur, mais c’est un parfait spectacle.
• Dans Têtard (Jean-Claude Rozec, 2019, spoilers), petit film sur la cruauté fraternelle, on est d’abord tentés de ne voir que le paysage connu et ressassé du court d’animation français : histoire d’enfants, travail graphique souligné tendant vers l’abstrait, hyper-réalisme des voix, poésie latente – un package attendu. Ce film se distingue néanmoins par l’étrangeté de ses ambiances (cette maison au milieu d’une sorte de no man’s land périphérique de bâtisses non construites), et par l’inattendue destination de son récit. C’est à la fois la force et la faiblesse du final, car en soi on a du mal à comprendre le sens de cette punition infligée à la petite héroïne, qui fait montre d’une cruauté somme toute très commune chez les enfants. Peut-être le film fonctionne-t-il comme un conte à l’ancienne, qui menace, de manière angoissée et sévère, de sordides conséquences aux petits spectateurs qui se conduisent mal. En l’état, le film sort en tout cas du lot en ce que le fantastique ou la poésie n’y sont pas un vecteur (un moyen et un détour temporaire de l’histoire intime), mais sa destination finale.

Passons au mainstream avec Star Wars : Visions, série qui applique le principe des Animatrix à l’univers Star Wars, offrant aux jeunes studios d’animation de jouer avec la saga tant qu’ils n’en impactent pas les fondations. Un peu découragé d’explorer la série (les retours critiques évoquaient ce qui a justement fini par me fatiguer dans le court d’animation : science et invention graphique, banalité cinématographique), j’ai néanmoins eu l’occasion d’essayer deux épisodes chaudement recommandés de la saison 2, qui valent en effet le coup d’œil.
• Le plus réputé des deux, La Caverne des hurlements (Screecher’s Reach, Paul Young, 2023, spoilers), se propose de ré-atteindre la science-fiction par les détours du conte, en partageant l’ignorance qu’ont les personnages enfants de cet univers. C’est un petit film qui dans sa majorité est assez peu remuant, mais qui emporte tout par sa scène finale, épatante en tous points. Même pour qui n’a pas identifié la nature exacte de cette figure qui arrive du ciel (et qui donne toute la mesure cruelle de ce qui est en train de se jouer), le court parvient parfaitement à faire ressentir ce qui est alors en jeu à travers ce corps : le mélange de maternité et de dangerosité rouge, de noblesse civilisée et de créature carnassière, à la lumière d’un “soleil levant” issu d’une machine. On pressent que le besoin adolescent vital de fuir va se faire à un prix trop fort, comme au piège d’une plante carnivore, qu’il y a quelque chose de trouble dans cet apprentissage fondé sur une mise à mort. Rien que pour ce passage, qui à lui seul pourrait devenir une fable noire à raconter aux enfants, le film vaut le détour.
• Plus classique, The Spy Dancer (Julien Chheng, 2023) échoue davantage à donner corps à son mélodrame (dont on ne révèlera rien), dilué dans l’exercice de style d’un récit de résistance qui s’organise derrière les tentures d’un grand cabaret (l’imagerie du nazi en visite aux music-hall français creuse ici le parallèle que George Lucas avec déjà abondamment tressé avec l’Empire). Le court vaut surtout pour la virtuosité agile de son animation dansée et combattante, notamment lors d’un final sur toit de verre qui évoque l’un des rares moments inspirés de La Légende de Korra. Sans démériter, le court en restera là.

• Un long-métrage animé, pour finir, cette fois totalement industriel : Le Royaume de Naya (Oleh Malamuzh et Oleksandra Ruban), histoire d’humains en conflit avec les esprits des bois. En voyant, en 2023, sortir un dessin animé ukrainien qui cartonne dans les salles du pays, on ne peut s’empêcher de passer le film au scanner politique. Mais rien ne donne vraiment prise ici aux grilles de lectures d’un pays en guerre, le scénario paraissant même assez hors-sujet avec l’actualité (réconciliation entre royaume ennemis, un message “pas tous pourris” placé au cœur du film : tout cela semble peu conciliable avec un discours de défense nationale, à moins d’y lire seulement les signes d’un pays coupé en deux). Par contre, ce qui ressort de cet objet ultra-standard du film d’animation 3D européen, c’est un repli nationaliste kitsch, aux relents bien connus à l’Est : simples et pures jeunes filles des campagnes contre méchantes urbaines trop maquillées, second couteau machiavélique efféminé (dont le diabolique projet est d’habiller les hommes avec des froufrous, scandale !), exaltation du caractère ancestral des forêts nationales, célébration d’un passé de traditions (costumes, musiques, village sorti d’une carte postale…). C’est rance, et ce serait gênant si tout cela n’était avant tout terriblement académique, comme sorti d’usine.

On finit avec l’habituelle litanie des films sortis en direct-to-video chez nous…
Decibel (In-ho Hwang, 2022), thriller dont le scénario croise alertes à la bombe et trauma sous-marin sur fond de choix éthiques, avait tous les ingrédients pour donner une excellente petite série B. Occasion ratée, malheureusement, pour deux raisons. La première est que le principe d’une bombe indexée sur le niveau sonore (les décibels du titre), au-delà d’être assez peu exploité par la mise en scène, n’a aucun rapport avec le trauma qu’il s’agit de venger, et ne l’exorcise donc en rien. Le second souci est que la facture du film, passablement standard (acteurs mannequins, lyrisme à base de saluts militaires, personnages prévisibles et sur-typés) ne permettent jamais au drame de prendre une épaisseur crédible, frisant constamment le kitsch. L’ensemble se regarde, mais rate toutes ses occasions.
Ballerine (Joanne Samuel et Jesse Ahern, 2023) est un DTV plus standard encore sur la vie d’une danseuse, entre chorégraphe sévère-mais-juste, amourettes conclues par une danse à deux, et vie entre copines en dehors des cours. C’est lisse et anodin, malgré quelques séances de danse (bien que pas très bien mises en scène) pour donner le change.

L’Œil du mal (Mal de ojo, Isaac Ezban, 2022), film de sorcières réactualisé, vient grossir les rangs du cinéma d’horreur hispanophone, qui a acquis ces dernières années (du moins en Espagne) une petite réputation. Ce film-ci, mexicain, ne laisse en tout cas pas poindre autre chose qu’une science sommaire du genre, certes rehaussée d’un minimum d’inventivité scénaristique (l’origin-story et sa révélation). Le résultat ne semble que touiller les normes et écueils du cinéma d’horreur jusqu’à plus soif, que ce soit dans son fonctionnement narratif (personnages bizarrement aveugles à la situation, inaptes ou trop tardifs à se révolter), ou dans les thèmes toujours aussi passablement clichés que le film explore (cauchemar d’une ruralité phobique et arriérée pour les personnages urbains, vision puritaine de femmes à la fois sexuées et sanglantes, et ainsi de suite).
Ma promesse (I’ll Find You, Martha Coolidge, 2023), sur l’invasion nazie de la Pologne, a tout du téléfilm sécurisé (jusque dans ses choix pour imager la guerre : forme proprette, romance idéalisée transcendant les religions, point de vue d’un catholique permettant de ne pas vivre l’horreur des camps de trop près…). On est d’autant plus surpris que deux acteurs de cinéma (Stellan Skarsgård et Connie Nielsen) y fassent une visite. Rien à louer ni à honnir, c’est inoffensif.

• Dans la famille des vieilles stars venant tout honteuses cachetonner dans un direct-to-video anonyme, je demande Robert De Niro et John Malkovich, tous deux à l’affiche de Savage Salvation (Adam Taylor Barker, 2022). De Niro s’y révèle assez pathétique en vieux flic rouillé ; Malkovich brode lui sur une partition connue de faux gentil perfide. Le tout s’empare d’un sujet d’actualité (la crise des opioïdes et ses overdoses aux USA) pour le passer à la moulinette d’un revenge movie musclé tout ce qu’il y a de plus lambda. Le film n’a rien à proposer – sinon, comme souvent dans les DTV récents, un petit twist.
• Avec Wire Room (Matt Eskandari, 2022), Kevin Dillon (le frère de Matt) semble décidément se spécialiser dans les rôles le maintenant assis tout le film sur un siège, coincé au téléphone avec un maniaque face à des écrans. Avec toujours une bimbo blonde à côté, et ici un Bruce Willis égaré… Le film, totalement improbable (il l’est plus que le DTV moyen : chacune des réactions ou rebondissements n’a aucun sens), est l’un des exemples les plus flagrants de la manière dont les cinéastes des derniers films de Bruce Willis ont essayé de recréer un jeu d’acteur chez le comédien malade, le montage ne composant qu’avec des poses égarées, et de vagues regards essayant de tenir un rictus sévère.
 

Je profite de ces notes pour de l’autopromo atteignant des sommets d’inutile : cela fait plusieurs mois que j’essaie de réunir mes connaissances en musique de film (le seul genre musical où j’aie accumulé un brin d’expertise) dans des playlists permettant de faire découvrir la diversité du genre – et ce malgré les manques nombreux de spotify, avare en albums rares. Vous pouvez à présent en explorer le résultat (que je continuerai à compléter avec le temps) sur des playlists séparées, ou sur celle-ci qui les réunit toutes en une.

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