Parce qu’on en a pas encore fini avec La Rochelle. Jamais, d’ailleurs. Il n’y aura plus que des films Rochelle sur ce blog, pour les siècles et les siècles.
La Nourrice
Marco Bellocchio / 1999
Dans l’Italie du debut du siècle, agitée par de violents troubles sociaux, la femme d’un médecin d’hopital psychiatrique donne naissance à son premier enfant. Mais elle n’éprouve aucun sentiment pour ce nouveau-né, qu’elle peine à allaiter. Son mari décide alors de faire appel à une nourrice. (La Balia en VO)
Quelques spoilers. Il y eut semble-t-il un point-clé, dans la carrière de Bellocchio, où l’art du sortilège prit le pas sur le dispositif scénaristique, jusqu’ici tout offert à la déduction d’un propos. Pas qu’il ait fallu délaisser les causes passées : simplement, les ambigüités du fantastique apparurent soudain plus à même d’exprimer la complexité du politique, et ainsi d’en embrasser les infinies nuances. Si La Nourrice ne déroge pas à la tradition symbolique du cinéaste (prolétaire pénétrant la maison bourgeoise, reproduisant en chambre l’Histoire qui rugit dans la rue), le trouble du récit tient ainsi d’abord à la façon dont la demeure froide s’envahit du spectacle de la vie. « Regarde les ombres sur le mur » s’émerveille la nourrice pour faire grandir l’enfant : la vie, étrange, rieuse, amoureuse, effrayée et excitée par les grands orages, incompréhensible surtout (les réponses trop basiques, et par là mystérieuses, de la femme du peuple), se répand dans le foyer comme un inquiétant phénomène. L’imagerie de la maison hantée sert une nouvelle fois de lien entre le politique (les maisons de fous que Bellocchio affectionne tant) et le labyrinthe mental des subjectivités de chacun. Il est alors dommage d’en briser l’onirisme, en avortant le huis-clos entre femmes (qui menaçait certes de tourner en rond) au profit d’un face à face plus discursif entre le bourgeois et l’illettrée : en mettant en miroir l’asile et la maison névrosée (atonie de la mère, grimaces d’accouchement, réponses étranges de la nourrice, difficile expression des sentiments), le récit esquissait une interrogation fascinée du mystère féminin, prometteuse et un peu vite sacrifiée. Reste que ce film de Bellocchio, comme réveillé après des années de rancœur politique amère, est une superbe expérience au pays des songes.
Le Convoi de la peur
William Friedkin / 1977
Quatre étrangers de nationalités différentes, chacun recherché dans son pays, s’associent pour conduire un chargement de nitroglycérine à travers la jungle sud-américaine… (Sorcerer en VO)
Spoilers. Friedkin se détourne du suspense fier, à tours de force un peu secs, qui avait tendance à empeser le film de Clouzot : c’est plutôt l’ouverture du film français, et sa peinture d’un monde maudit, qui déteint sur le segment routier du remake américain. Passé un long préambule, pas désagréable mais quelque peu en attente, Friedkin se démarque de son modèle par une ligne poétique plus franche, odyssée aux enfers ayant pour seule destination l’hallucination, le tout marqué par un sadisme suggérant on ne sait quel diable rieur : la façon dont les scènes se terminent en saillies brutales (comme un élastique ironique claquant à la figure du spectateur), ou la façon dont le récit punit tout début de lien humain (l’échange de souvenirs dans le camion, la danse accordée à la femme seule), entachent le réalisme d’un parfum de malédiction. Encore plus curieuse est la relative attention du film, derrière ses prétentions au grand show moite : refusant de donner plus d’importance à l’un ou l’autre personnage (même si Cremer illumine le casting), prenant le temps d’inventer un passé à chacun d’eux, Friedkin façonne une narration particulière où les mises à mort ne sont plus le compte à rebours resserrant le danger autour d’un héros entendu, mais les étapes indifférenciées d’une chute collective. Associé au refus délibéré de noircir les hommes (et ce malgré un destin qui fait payer chaque faute), ce détachement moral confère au film une surprenante douceur de vue, qui le rend autrement plus digeste que bien des grands projets apocalyptiques des années 70.
Maggie
Henry Hobson / 2015
Alors qu’une terrible pandémie se propage à travers les États-Unis, le gouvernement impose de placer les malades infectés en quarantaine, avant qu’ils ne se transforment en zombies. Mordue, la jeune Maggie passe ses derniers jours en famille avant qu’on ne vienne la chercher…
Légers spoilers. Le film de zombie se dilue dans la mélancolie. Le monde dépressif qu’on met ici en scène, faisant son lit dans les décors désolés de la Nouvelle-Orléans (entre ceux-ci et Détroit, le jeune ciné US est décidément comblé), n’est finalement plus très différent de celui d’un The Leftovers : la figure de Schwarzenegger, corps géant et visage usé, comme le vieux dieu impuissant d’un pays anciennement debout, est en ce sens un choix de casting parfait. Le suivi d’une transformation à la première personne, sans ironie, est un parti-pris bienvenu (l’amour buté du père pour sa fille ne sera jamais regardé de haut, les amis ne seront pas lâches). Mais l’on comprend devant Maggie combien la violence usuelle du genre, quand bien même elle est souvent complaisante, sert aussi d’exutoire au malaise existentiel d’un monstre trop familier. Évitant les éclats mais conservant la nausée traînante d’un gore réaliste, tardant à offrir des éclaircies à son tartinage de désespoir, le film échoue à inventer une solution à l’engluement oppressant d’idées noires, qui agrègent péniblement la narration en une note unique et pesante. La faiblesse de la mise en scène n’aide pas (coquetteries façon pub Levis, vides silencieux enchaînés à la pelle), et le changement de point de vue au dernier quart du film (malgré un final en forme de cadeau) se vit comme une capitulation du projet, une fois arrivé à son point le plus dangereux. Film moyen, donc, mais dont la sympathique tentative, enfin préoccupée par ses personnages plutôt qu’à courir après l’effet putassier, reste longtemps imprimée en tête.
Henri IV, le roi fou
Marco Bellocchio / 1984
Victime d’un accident lors d’une cavalcade sous le costume d’Henri IV, un jeune homme perd la raison et croit être lui-même le roi. Des années plus tard, ses proches viennent lui rendre visite en son château. (Enrico IV en VO)
Un parfait exemple de l’épuisement qui frappa le cinéma de Bellocchio, avant sa renaissance à la fin des années 90. Le cinéaste y a certes la main agile, évoluant sur ses territoires de prédilection (la maison d’aliénés et les rituels qu’il faut y jouer ensemble, un évident amour de l’huis-clos qui évite de faire de la pièce adaptée un fardeau). Mais n’ayant d’autres visées que de déplier l’impeccable démonstration de son exposé (petite histoire face à la grande, folie face aux conventions sociale), le film agace. Il consiste surtout à regarder Mastroianni ergoter son monologue avec une science toute Wellesienne, sur un mode programmatique d’allers-retours (fou, pas fou ?) qui épuise dès les premières minutes : écrivains, cinéastes, tant semblent n’avoir jamais saisi qu’on retient de ce genre de logorrhées autistes non pas l’originalité d’un propos savant, mais la banalité d’une diarrhée verbale qui se regarde démontrer tout et son contraire. L’intérêt est sauvé par les scènes de flash-back, percées traumatiques étonnamment touchantes, ainsi que par le quatuor de gardes : mélange de chœur antique (personnifiant les nombreuses interrogations du spectateur) et de compagnonnage – seule trace d’affection, au final, dans ce film si froid.
Pierrot, Pierrette
Louis Feuillade / 1924
Pierrot et Pierrette, deux orphelins, habitent dans une caravane avec leur vieux grand-père, et chantent dans la rue afin de subvenir à leurs besoins. Une dame charitable se met en tête, « pour leur bien », de placer les enfants en orphelinat.
Quelques spoilers. Comme me le faisait remarquer une amie (notre mystérieuse MartaJns), la principale qualité du film est de ne pas rendre les deux enfants crispants. Feuillade fait en effet le choix de moins les utiliser pour leur potentiel comique que pour peindre un fossé social – et ce dès l’ouverture où les deux gamins pauvres, qui font les marioles pour l’assemblée de bourgeois qui les encercle, métaphorisent de manière assez troublante le cinéma des premiers temps (bien qu’on doute fort que ce soit là le but). Malgré cela, ce film carré manque franchement de goût et de personnalité, d’autant que cette confrontation entre prolétaires et bourgeois bien intentionnés se résout dans le compromis facile d’une fin de conte de fée. Citons néanmoins un passage génial, percée subite et brillante de burlesque : les deux quincaillers qui, de part et d’autre de la petite fille, commencent à se disputer puis à se cogner, finissant par utiliser la gamine pour mieux frapper l’autre, dans une escalade absurde aussi choquante qu’inattendue. Quinze secondes : c’est peu pour sauver le film de l’inintérêt.
• Notons également trois courts-métrages de Feuillade vus au festival de La Rochelle : La légende de la fileuse (1908, photo), Le Bous bous mie (1909) et Bou Zan vole un éléphant (1913). Ces trois courts étaient accompagnés d’une composition musicale live de collégiens, absolument exceptionnelle, l’une des meilleures mises en musique de muet qu’il m’ait été permis d’entendre. Mais il est probable que l’enthousiasme communicatif qui parcourait la salle à la vision des films tenait moins aux courts eux-mêmes, qu’à une narration sérieusement dopée par l’intelligence de la musique. La Légende de la fileuse est une Mélièsserie un peu plate, une fois passée la poésie de ses plans sous-marins. Le Bous bous mie, le plus notable des trois, rappelle la montée en absurde de Madame a ses envies d’Alice Guy, sans la même invention mais avec un bel entrain, grâce à une actrice qui joue l’euphorie débile avec un enthousiasme convaincant. Bou Zan vole un éléphant, plus brouillon dans le rythme et manquant d’une vraie fin, ne fonctionne que par le décalage comique maîtrisé d’un animal bien dompté. Ce qu’on retient, au final, c’est surtout l’absence totale d’évolution du langage entre le premier et le dernier court, pourtant espacés de cinq ans, témoignant très visiblement de la stagnation esthétique du cinéma français au cours des années 10.
ce qu’il faut noter c’est que la vedette du film de Feuillade, la petite Bouboule, est, aux dernières nouvelles, encore vivante!
enfin moi, je trouve ça notable.
“Ce qu’on retient, au final, c’est surtout l’absence totale d’évolution du langage entre le premier et le dernier court, pourtant espacés de dix ans, témoignant très visiblement de la stagnation esthétique du cinéma français au cours des années 10.”
alors là, pardon mais non! Cela fait trop longtemps que Feuillade est l’arbre qui cache la forêt du muet Français. Et le problème c’est que cet arbre est loin, très loin, d’être le plus beau. Feuillade a compté dans l’histoire du cinéma en tant que premier directeur artistique de la Gaumont. Mais c’est souvent qu’il eut à superviser le travail de réalisateurs plus novateurs que lui.
Sans même parler du génial pionnier Abel Gance, dont Barberousse, Mater dolorosa et La dixième symphonie sont de très grands films, il y avait mille fois plus d’inventivité cinématographique dans Le roman d’un mousse, L’enfant de Paris de Perret ou Bandits en auto de Jasset que dans l’intégrale des très surestimés Vampires.
Avant la guerre, le cinéma français était le premier du monde et nombre de techniciens américains ont appris leur métier dans des “colonies françaises” tel que celle de l’Eclair à Fort Lee.
si tu sais pas quoi faire ce soir, mate moi ça:
https://www.youtube.com/watch?v=SYLjxp5CAPk
et ça:
https://www.youtube.com/watch?v=IEA0ogSTNr4
c’est pas mal pour 1912, non?
Merci, j’irai voir ça dès que j’aurai le temps ! (ta note sur Jasset m’avait effectivement intrigué).
Ma remarque un peu rapide vient du peu de films que j’ai vu de la période, de quelques lectures, et de l’impression que j’ai pu temporairement tirer des deux. J’ai le sentiment d’un cinéma pré-classique français d’une qualité exemplaire (les récents Capellani me l’ont encore confirmé), mais qui justement reste sur ses acquis au cours des années 10. Alors qu’on sent très bien une évolution enthousiaste vers une mise en scène classique dès 1912 aux USA, j’avais l’impression qu’en France ça restait un peu bloqué, façon obstination butée, réfractaire aux nouvelles modes : moins de variations d’échelle, moins de montage, amour du plan-tableau qui persiste. Trop peu de films vus, néanmoins, pour que ce soit autre chose qu’une impression brouillonne (effectivement, Les Vampires, auxquels je trouve des qualités par ailleurs, ont un peu ancré cette vision en moi : une espèce d’évolution leeeeente vers le cinéma classique, finissant par cohabiter avec les avant-gardes au tournant des années 20, à côté, sans que les deux ne se rencontrent).
Merci pour les noms, ça me fera des réals à explorer (car j’avoue qu’entre Zecca, Feuillade et Guy, le ciné français des premiers temps est quand même moyennement motivant).
de quelles lectures tires tu ces impressions?
Sur la période, mon bouquin de référence est le livre collaboratif écrit sous la direction Michel Marmin et Philippe d’Hugues, qui aurait plutôt tendance à exagérer dans le sens inverse (sous prétexte de Jean Durand, les Français auraient même inventé le western…).
Mais depuis, est sorti le monument de Pierre Lherminier qui doit le dépasser.
Les lectures, je ne saurais plus te dire : ça date de l’époque où je préparais mes cours à la BIFI, en feuilletant des petits passages de bouquins sans trop en garder de traces… Mais j’imagine que ça doit en partie venir de l’Histoire de Sadoul d’une part, et de “La lucarne de l’infini” de Burch de l’autre, que j’ai lus avec plus d’attention que le reste (ce dernier livre étant le seul bouquin de référence que je connaisse sur le ciné pré-classique, et encore c’est largement polémique, donc les auteurs que tu m’a cités sont les bienvenus !).
Un livre sur la période qui est fabuleux aussi, c’est La foi et les montagnes de Fescourt (réalisateur de deuxième ordre, mémorialiste de premier ordre).
Ce témoignage de première main est une source majeure des auteurs que je t’ai cités.
L’histoire du cinéma en tant qu’art est retracé de façon très précise et très sensible. Par exemple, la façon dont il lie les évolutions techniques et à la régression esthétique au moment de l’arrivée du parlant est lumineuse de clarté.
Après, faut le trouver, il n’a jamais été réédité et n’est pas près de l’être vu les préoccupations des éditeurs de cinéma actuels…
Fescourt intervient dans le documentaire sur Feuillade en bonus des Vampires où tu peux te rendre compte de sa faconde méridionale et de son plaisir à partager son savoir.
Documentaire fabuleux d’ailleurs en ceci qu’il révèle chez les cinéastes interrogés une TENUE complètement disparue aujourd’hui.
Tenue, tu veux dire dans leurs entretiens, dans leur façon de parler de leur métier ?
Sinon j’ai vérifié, le livre dont tu parles est bien dispo à la BIFI !
dans leur façon de parler tout court