Parce que j’aurais adoré vous faire une étude sociologique sur les films que tu te mates durant le confinement, mais avec mon retard dans les notes tout se retrouve mélangé donc c’est un peu râpé…
Le Lac aux oies sauvages
Diao Yinan / 2019
Un chef de gang en quête de rédemption et une prostituée voulant recouvrir sa liberté se retrouvent au cœur d’une chasse à l’homme. (Nan Fang Che Zhan De Ju Hui en VO)
Comme dans son prometteur Black Coal, et comme la plupart de ses collègues de la nouvelle génération, Diao Yinan s’échine à formuler la Chine contemporaine comme une énigme, à la mettre en scène dans toute sa bizarrerie (chaos de pauvreté crasse et de technologie discount criarde, société post-apo où tout, corps compris, se commercialise à la sauvette). Cela prend, à l’écran, quelque chose comme la forme d’une série de haïkus formels (par exemple : une violence éclate, et une myriade de lumières fluo y répondent), qui dessinent un pays où les espaces se déplient et se succèdent à la manière d’un poème surréaliste (« et soudain, derrière la porte, tout un atelier… »), le tout articulé par des effets de rimes explicites (les réunions peu dissociables entre bandits, policiers, ou travailleurs, qui achèvent de donner l’impression d’un pays sans structure, où pouvoir et malfrats s’affrontent simplement comme le feraient deux gangs). Le film semble constamment poser la question de l’incongruité totale de cet endroit, la Chine du XXIè siècle ; et c’est au fond tout ce qui semble l’intéresser, Diao Yinan s’appuyant pour le reste sur une imagerie assez artificielle de film noir sentencieux (dont l’intrigue a cela dit le bon goût, pour une fois, d’être compréhensible). On ressort donc avec le sentiment que ce cinéaste doit encore confirmer, son film évoquant davantage un festival d’idées et d’éclats formels (le prix de la mise en scène n’est pas un hasard) qu’un ensemble réellement remuant et organique – la laideur amateure de l’image numérique mal maîtrisée, les postures sentencieuses des acteurs et leurs personnages stéréotypés, n’aident pas beaucoup à croire à ce qu’on voit, collant au film l’image d’un essai très théorique.
Contagion
Steven Soderbergh / 2011
Une pandémie dévastatrice explose à l’échelle du globe.
Légers spoilers. Inévitable rattrapage en temps de confinement (il est frappant de voir combien la réalité anxiogène exige, avec une telle urgence, de voir la situation sécurisée à l’écran sous forme de fiction…), Contagion est d’abord une bonne surprise : celle d’un film somme toute très potable pour le désespérant Soderbergh. Le côté à la fois ludique et facile du projet (montage en course contre la montre, réseau de personnages impactés, caméra focalisée sur les objets touchés…), le tout marié au plaisir des comédiens (formidable Kate Winslet) et à l’humilité discrète et fonctionnelle de la mise en scène (Soderbergh a depuis longtemps abandonné toute ambition artistique trop complexe), donnent naissance à un résultat étonnamment entraînant, naviguant entre les genres et les registres, particulièrement sécurisant et homogène de par son style froidement factuel (même si le film se condamne par là-même à rester très en surface, frôlant à peine chacune de ses petites histoires isolées). L’autre ludisme, c’est évidemment de jouer aux sept erreurs avec notre coronavirus et son impact mondial, même si la haute létalité du virus fictif (et sa contagiosité fulgurante, malgré un taux de reproduction plus faible dans les chiffres) en fait un jumeau peu fiable de notre épidémie réelle. Très bien documenté, le film est étonnamment prophète, jusque dans les effets sociaux du virus (le faux médicament miracle qui déchaîne les passions, le confinement qu’on finit par tromper). À une différence près : le chaos n’a pas frappé la civilisation – le français, ce grand résistant, aura tout au plus vidé le rayon PQ de son supermarché. Cette vision catastrophe et misanthrope du citoyen, liée à quelques réflexes douteux (la patiente zéro évidemment adultère), suggèrent tout de même que le film catastrophe ferait bien un jour de réviser ses réflexes les plus rances.
À propos d’Elly
Asghar Farhadi / 2009
Un groupe d’amis étudiants passe des vacances dans une vaste demeure au bord de la mer Caspienne. Les vacances se passent dans la bonne humeur, jusqu’à la soudaine disparition de l’une d’eux… (Darbareye Elly en VO)
Légers spoilers. Par bien des points (la virtuosité du ping-pong narratif entre tout un chœur de personnages, cet ingénieux décor de ruines ouvrant sur la mer..), ce film s’impose comme le plus stimulant de Farhadi. Il reste cependant toujours cette gêne à voir la sacro-sainte efficacité scénaristique bouffer tout le potentiel du projet, à coup de secrets et mensonges artificiellement distillés. L’aura de cette disparition façon L’Avventura, simplement habillée de réalisme et des apparences de l’accident domestique, se ratatine au fur et à mesure qu’on tente de l’expliquer, plutôt que de garder notre attention sur les effets que l’accident a sur le groupe : jusqu’à la scène finale à la morgue, le film tend de plus en plus vers l’explicite, et se ferme petit à petit à tout autre possible. On retiendra deux choses, au final. Cette belle idée déjà, fréquente chez Farhadi, d’un accident trivial qui en cache un autre, moral. Et ensuite la façon dont la société iranienne y réagit à travers toutes les strates du scénario – jamais comme la cible exacte et première des attaques, mais comme une évidence muette posée là, partout, qui pousse indirectement les personnages dans leurs retranchements et conditionne leurs réactions. Cette dimension politique discrète est d’autant plus paradoxale que le cinéma de Farhadi est celui des classes moyennes iraniennes occidentalisées : son cinéma est justement précieux, pour le spectateur français, parce que la condition féminine n’y est pas son sujet, et qu’il nous oblige à regarder les iraniens autrement qu’à travers ce prisme là – le voile par exemple n’y accroche pas une seconde le regard de la caméra (contrairement à celui de Kiarostami dans Ten, par exemple, qu’on arrange toutes les deux secondes). La société iranienne a ceci de particulier chez Farhadi qu’elle nous y apparaît à la fois comme une évidence des plus naturelles, et comme la source implicite de tous les problèmes.
Donnybrook
Tim Sutton / 2020
Ex-marine, Jarhead est un père désespéré. C’est aussi un combattant redoutable. Le Donnybrook, un tournoi de combat à poings nus qui se déroule dans les forêts de l’Indiana, constitue pour lui une chance unique d’accéder à une vie meilleure…
Légers spoilers. Cette dernière décennie, sur les ruines du sinistre empire Sundance et de ses normes molles, un nouveau prototype de film indé US a commencé à voir le jour, qui semble encore largement se chercher, notamment dans son flirt plus ou moins prononcé avec le cinéma de genre (David Lowery, Ari Aster, Robert Eggers). Donnybrook est l’une de ces tentatives, à la fois motivante et peu concluante. Se ressourçant dans ce que le Hollywood 70’ eut de plus impérieux (Apocalypse Now est convoqué dès les premières images sur la rivière), Tim Sutton réussit la peinture plutôt réussie d’une Amérique sépulcrale, croisant les imageries récentes de Détroit (pauvreté, ruines et villes fantômes) et de l’univers mental torturé des vétérans de guerre. On plonge dans le pays comme on descend aux enfers (dès l’ouverture à la symbolique un peu lourde), sans pour autant que le film ait besoin de se rendre inutilement oppressant – il est plutôt occupé à façonner sa propre mythologie, qui fait avaler la pilule des éléments les plus glauques, ceux-ci apparaissant un peu moins racoleurs et gratuits en ce qu’ils participent d’abord à l’établissement d’un univers cohérent. Tout cela doit composer avec des manières prétentieuses (dialogues aux grandes ambitions, effets rhétoriques appuyés, grand écart entre l’horizon visé et les petits moyens déployés), et l’ensemble peine à soutenir un récit gauchement écrit (le personnage du flic, par exemple, disparaît du film aléatoirement). L’univers viril et ses femmes victimes, qui aggravent les normes de l’héritage seventies plus qu’il n’en offre une relecture, rend aussi parfois le film convenu. Bref, il y a du talent là-dessous, mais tout cela est encore trop léger, et ne tient franchement la route que par la présence positive de Jamie Bell.
Point Break
Kathryn Bigelow / 1991
Pour retrouver les braqueurs responsables de 26 attaques de banques, Johnny Utah, jeune inspecteur du FBI inexpérimenté et naïf, s’infiltre dans le milieu des surfeurs de Los Angeles.
Légers spoilers. Point Break est ma première incursion dans la “première période” de Kathryn Bigelow – celle précédant le retour en grâce de Démineurs, qui ouvrit sa carrière à un cinéma plus politique, et davantage suivi par la critique. Ce film de surfeurs est lui au contraire un pur entertainer, encore marqué au fer rouge par les codes du Hollywood 80’ (actioner aux personnages à peine caractérisés, révérence totale aux modes de l’époque, look général empruntant pas mal au cinéma de James Cameron), période dont il semble être en quelque sorte l’aboutissement. Et très franchement, pendant un long moment c’est irregardable : le film est d’un virilisme terminal, sa seule micro-fibre poétique est un horizon new age peu ragoûtant, et le duo Swayze-Reeves fait un bon concert d’endives – c’est irrespirable. Les scènes d’action quelles qu’elles soient (un match de rugby, une partie de surf sur fond chromo, une poursuite en voiture…) s’avèrent assez confuses et illisibles, ce qui n’arrange pas les choses. Tout semble surface, lisse comme l’époque et ses planches de surf… Et puis comme souvent dans les blockbusters de ces années-là, le film a plus de mystère qu’il n’y paraît. Au-delà de quelques scènes indéniablement réussies (la poursuite à travers le labyrinthe des maisons de banlieue), c’est la manière dont le new-age tout sourire se pare de machiavélisme et de sang (à l’image de ces masques lisses et souriants de présidents bientôt salis de rouge), ou encore la manière dont en éclot un romantisme tout candide (quand bien même il tient sur un timbre poste) qui finissent par saisir efficacement le spectateur. Curieux extrémisme que celui du cinéma hollywoodien au tournant des années 90, qui ne semble pouvoir exister que dans une dialectique écartelée entre sa surface lisse et sa brutalité profonde.
Glass
M. Night Shyamalan / 2019
La psychiatre Ellie Staple prend en charge les trois individus atteints, selon elle, d’une même pathologie : ils pensent être des super-héros…
Quelques spoilers. Glass, durant sa première moitié, est un film délicieux qui nous laisse apprécier toute l’élégance et la virtuosité de Shyamalan – même si c’est alors surtout le scénariste qui divertit, le génie de la mise en scène ayant laissé place à un simple calligraphisme du cadre (qui reste dix coudées au-dessus de ce que le cinéma hollywoodien propose aujourd’hui). Mais si les pistes que lance le script intriguent, la seconde moitié du film a malheureusement bien du mal à ne pas en décevoir les promesses. Les échanges méta sur les comics se font envahissants, tous comme les fils de plus en plus tortueux et tarabiscotés d’un scénario qui n’arrive pas à prendre l’ampleur nécessaire à l’écran : en témoigne ce long final maladroit sur un parking aux configurations gênées (les personnages secondaires restant simples spectateurs, posés sur le côté, sans trop savoir quoi faire de leur corps), décor particulièrement terne à des démonstrations de force qui le sont tout autant – pour le coup, le cadre de la série B se ressent ici violemment, et semble pour la première fois subi par le cinéaste. La question de la foi, marotte de cette filmographie, apparaît alors pour la première fois assez pataude, ne parvenant pas à jongler avec notre propre foi de spectateur, déjà longuement mise à distance par la fierté analytique des petits jeux meta, et par le manque de place laissée à l’attachement émotionnel aux péripéties (James Newton Howard, à ce titre, manque cruellement à l’appel). L’habituelle ligne émotive de Shyamalan (l’histoire d’amour du Village, le deuil de Signes…), qui d’ordinaire transcende le pitch attendu, se retrouve ici réduit à l’état de miettes chez de jolis personnages secondaires trop rares (la victime, le fils, la mère) et trop peu exploités.
La Coquille et le Clergyman
Germaine Dulac / 1928
Un homme habillé de noir verse, à l’aide d’une grande coquille d’huître, un liquide noir dans des flacons qu’il brise ensuite…
Légers spoilers. Ce film confirme une qualité propre à Germaine Dulac, déjà visible dans La Souriante Madame Beudet : celle de savoir associer ses trouvailles visuelles par un lié, un flux, une emphase (ralentis, fondus enchainés, surimpressions, douceur des transitions…) qui évite au film de se transformer en catalogue d’effets formels, comme chez tant d’avant-gardes de l’époque. Le film se concentre plutôt autour d’images ressassées et sur-explorées (obsessionnelles, donc), dans des scènes qui ont chacune leur propre “humeur” (en cela, le résultat évoque beaucoup L’Ange de Bokanowski). Cela permet au spectateur d’investir davantage qu’à l’accoutumée le défilé d’expérimentations, et “l’histoire” reste assez raisonnablement claire pour qu’on puisse gonfler les images d’un semi-sens : on suit grosso-modo les frustrations et jalousies d’un curé en chaleur (soit un bon pitch de comédie française !). Mais la logique des rêves, revendiquée dès l’ouverture, peine à convaincre en ce que ses ressorts restent ici moins émotionnels qu’intellectuels ou démonstratifs. Le visage douloureux de Mme. Beudet, et les émotions multiples qu’il transmettait, donnant à chaque vision expérimentale un horizon ému et intime, manque ici cruellement à l’appel pour que le film opère. Les figures au contraire sont ici satiriques, et la narration discontinue des scènes tient plutôt du rébus… Si l’on excepte le beau dernier plan, qui a quelque chose de conclusif et de violent, La Coquille et le Clergyman peine ainsi à nous atteindre de quelconque façon – sinon par de jolies images, sur ce tempo rêveur et ouaté, qui sait certes bercer de manière singulière, mais qui laisse surtout l’esprit vagabonder ailleurs, ou céder au sommeil.
La Reine des neiges II
Jennifer Lee & Chris Buck / 2019
Pourquoi Elsa est-elle née avec des pouvoirs magiques ? La jeune fille rêve de l’apprendre, mais la réponse met son royaume en danger. (Frozen II en VO)
Légers spoilers. Il faut voir, au beau milieu du film, un personnage secondaire (Kristoff) se mettre à chanter en parlant seul à son renne, clamant des paroles vides qui n’ont dramatiquement rien à dire, le tout soudain illustré par une imagerie parodique eighties dont on se demande ce qu’elle fout là, pour vraiment saisir ce qu’est, la plupart du temps, La Reine des neiges II : un film qui n’a aucune idée de ce qu’il peut bien être entrain de faire. Exactement comme les deux gamines de l’ouverture, qui jouent avec leurs jouets de glace en inventant l’histoire au fur et à mesure, le scénario de ce deuxième opus donne souvent l’impression de s’être retrouvé avec les personnages en main, sommé de leur offrir une suite, et en être réduit à les remuer au hasard. Les numéros musicaux enfilés à la chaîne comme des perles sur un collier, qui nous laissent souvent face à un personnage chantant debout au milieu de rien, comme il apparaîtrait sur une scène de Broadway, ne font qu’appuyer cette sensation d’agitation paniquée… Et pourtant, la catastrophe n’a pas lieu. Cette impression générale d’aléatoire se retrouve en effet confrontée à des enjeux thématiques étonnamment complexes (une sorte de mal-être caché derrière le happy-end unitaire et coercitif du premier film, l’injonction à la complicité sororale devenue une sorte de laisse affective, la mélancolie sourde qui parcourt tout le film…). Le tout se voit également habillé d’une imagerie automnale plutôt fine, profitant au maximum de l’ambiance des forêts hantées, et se ponctuant parfois de moments plus mystérieux (la disparition d’Olaf). Tout cela ne manque pas de kitsch, de passage embarrassants, et d’incapacité à tirer la moindre grande scène de ce continuum un peu foireux. Mais l’à peu-près du récit donne aussi une sorte de fraicheur, une imprévisibilité, à ce qui se présente finalement comme une suite bien moins rodée que ce qu’on pouvait redouter.
CINÉMA CONTEMPORAIN / Néo-classiques hollywoodiens
Notules
Et donc, plus sérieusement, le bilan des visions du confinement : il fut difficile de se lancer quoique ce soit, sinon du cinéma hollywoodien récent, des dessins animés (une vraie urgence à en voir, pour le coup), ou des séries. Un besoin de confort absolu, donc, qui laisse un goût bizarre en bouche, en ce qu’il semble renvoyer toute autre vision (cinéma ancien, étranger, “art-et-essai”) à une coquetterie de l’intellect qui ne fait plus illusion en temps difficile…