Parce que non, je ne suis toujours pas venu à bout des films de la Rochelle, loin de là, et qu’avec un peu de chance je vais accomplir l’exploit de ne pas les avoir tous chroniqués avant le prochain festival…
Do the Right Thing
Spike Lee / 1989
À Brooklyn, c’est jour de canicule. Mookie est un jeune livreur à la pizzeria du quartier, tenue par Sal et ses deux fils, d’origine italienne. Chacun vaque à ses occupations, mais la chaleur estivale va bientôt cristalliser les tensions raciales…
Do the Right Thing est sans doute à approcher comme un jalon majeur du cinéma noir américain : soit l’irruption, dans le champ du cinéma semi-mainstream (comme le permettra souvent, dans les années 90, la forme olympique des indépendants US), d’une voix et d’un regard assurés venant de l’intérieur, et qui refuseraient d’être apolitiques. On se crispe d’abord à l’idée de voir le jeune Spike Lee lister à gros trait tous les oripeaux et clichés de sa communauté, de surligner une culture, comme si cette mise en avant fière suffisait à faire force de frappe. Très vite, pourtant, c’est autre chose qui se met en place : la chronique tressée et extrêmement convaincante d’un quartier, de l’énergie et des personnages qui y circulent, des relations compliquées qui s’y nouent, des rapports complexes entre communautés – bref, une radiographie de la vie de la cité. Ce qui marque encore davantage, c’est l’achèvement, l’ampleur, et l’assurance du cinéma américain à l’orée des années 90. Nous ne sommes pas encore à l’ère du doute, mais à celle d’une pensée assurée, droite dans ses bottes, qui ne se contente pas de soulever des lièvres de manière hasardeuse : le film est une grande machine consciente, investissant et dépliant son sujet avec la maestria d’un opéra (jusqu’au choix de la cocotte-minute caniculaire, cadre idéal). Et ce jusqu’à l’excès, quand Spike Lee aligne ses 36 finales possibles à la suite, comme on enfoncerait dans tous les sens le clou de son propos… Tant pis pour cette assurance crâneuse, un peu parasite, qui tient peut-être aussi au parfum des premières œuvres ; cela permet au film, après tout, d’opposer une authentique odeur de jeunesse à la science de son regard lucide. D’être à la fois sincèrement branché sur le pouls de son époque, en direct, et déjà entrain de tirer le bilan des infinies répercussions de la politique raciale aux USA.
First Man
Damien Chazelle / 2018
Durant huit ans, Neil Amstrong subit l’entraînement difficile d’un programme spatial visant à amener l’homme sur la lune.
Légers spoilers Le temps des premières scènes, on pense First Man perdu au front du biopic – ce genre chiantissime qui compte tant de cadavres. Tout y est : la reconstitution précise qui ne sert à rien (ici dans sa version rough), un trauma (la mort de l’enfant) pour donner grossièrement sens à une série de péripéties qui ne peuvent faire sens (puisqu’elles obéissent à l’aléatoire de la vie) ; ou encore l’exploitation de motifs passablement éculés (génie se refermant sur lui-même, problèmes de couple et de famille). Et puis Chazelle s’en sort, presque miraculeusement, car contrairement à tant d’autres collègues tombés au combat, il y a là-dedans quelque chose qui l’intéresse : une vision ingrate et presque aigrie du programme spatial, qui ressemble à une sorte d’addiction pour les hommes en burnout qui s’y calfeutrent, comme protégés du reste du monde vivant par une vitre en pexiglas. Ingrate, aussi, parce que tout dans cet univers trahit l’archaïsme des équipements : les fusées, à la technologie tâtonnante, résonnent de tôles et de vrombissements peu fiables. Loin de tout ce que la mission lunaire put avoir d’idéaliste ou de symbolique, les sorties dans l’espace de First Man sont des expériences strictement subjectives, parfois presque illisibles, vécues dans l’angoisse de l’extrême présent de l’indicatif. Tout cela pose un décor passablement funèbre, à la dépression douce (ces passages ravis à la harpe), calmement rythmé par les morts successives des coéquipiers, jusqu’à faire de la lune un gigantesque tombeau – un endroit d’abord étrange et absurde, mais aussi silencieux, où l’on se sent enfin tranquille, loin du raffut des hommes. L’émotion glacée du film, qui paraissait d’abord assez convenue, se retrouve digérée et assimilée par ce ton sépulcral, si présent qu’on pourra sans problème, lors du climax lunaire, se contenter d’un héros sans visage.
Klute
Alan J. Pakula / 1972
John Klute est détective privé. Un jour, l’épouse et l’associé de son ami Tom Gruneman, disparu depuis six mois, lui demandent de le retrouver. Il se rend à New York pour mener l’enquête…
Spoilers. J’avais déjà remarqué, devant Les Hommes du président, que le cinéma de Pakula m’étais plus aimable que celui de ses collègues du Nouvel Hollywood, pourtant bien plus savants que lui. Devant ce film, je me demande si ce n’est pas simplement parce que c’est un cinéaste inoffensif… Sous la peinture réaliste des bas-fonds de New York, et sous un récit fluide, se cache finalement une histoire remuant bien peu les schémas intégrés du spectateur. Ce mari de bonne famille qui disparaît, et tout ce qui peut se tramer sous ce joli repas bourgeois ouvrant le film ? Rien, finalement : le bon américain était digne de confiance, et n’avait rien à voir avec les soupçons ayant injustement pesé sur lui. Cette femme indépendante, qui trouve un équilibre relatif dans la prostitution ? N’attendant finalement que les bras d’un homme qui la protège, et qui réveillera en elle les sentiments amoureux enfouis… La fin en queue de poisson, comme un happy-end possible qui ne s’assume pas (le film a l’intuition de l’indécence qu’il constituerait), est assez emblématique de ces hésitations. Reste qu’au-delà du plaisir de l’exécution (Sutherland et Fonda sont excellents), on peut aussi considérer que dans le cadre du Nouvel Hollywood, cette douceur et ce léger optimisme dérangeaient la norme cinématographique d’alors, à défaut du spectateur. Et que sortir de ce programme d’errance et de dénonciation (pervertir le repas ouvrant le film, ce serait justement être sur rails, dans les années 70) permet à Pakula de s’ouvrir d’autres portes pour approcher le monde secret des pulsions – d’accéder à des moments de douceur et d’illusions, et à un parfum fantastique (tous ces moments où le piano s’invite, notamment), qui ont bien plus de prix que n’importe quel pamphlet.
Heureux comme Lazzaro
Alice Rohrwacher / 2018
Lazzaro, un jeune paysan d’une bonté exceptionnelle, vit à l’Inviolata, un hameau resté à l’écart du monde, et sur lequel règne la marquise Alfonsina de Luna… (Lazzaro Felice en VO)
Spoilers. C’est un peu compliqué de donner son avis sur le film de Rohrwacher, au sens où il trompe constamment les attentes, et qu’au film imaginé et préféré par le spectateur va très vite en succéder un autre. Au portrait magnifique et sensoriel de la campagne italienne, où le naïf Lazzaro connaîtrait son éveil, s’appose ainsi un discours métaphorique sur l’exploitation (le concept du sevrage adapté à l’ère moderne). Puis à cette métaphore se substitue soudain une trouvaille de scénario (ce n’était pas une allégorie, le sevrage était une vraie escroquerie, une donnée du récit). Le curieux rapport qui se noue entre le plébéien et le fils riche, parti pour être un fil majeur du scénario, se trouve à son tour coupé net. Enfin, à ce monde rural baigné d’une magie rude vient s’opposer l’univers urbain, transformant le film en dyptique signifiant (entre la misère archaïque et le bidonville, entre le sevrage et le capitalisme, point de différence nous dit-on) – et la curiosité que constitue le personnage si frais de Lazarro d’aller alors se cogner à la figure du saint… Bref, il faut un long moment au spectateur pour comprendre où il est, à quel film il participe, et le principal de ses émotions aura consisté à être surpris par les circonvolutions du projet. Entre temps, Heureux comme Lazzaro aura oscillé entre la grâce des situations et leur lourdeur symbolique, entre un vrai sens de la poésie et des velléités plus insistantes, entre sa capacité à exister comme film organique et ses airs de note d’intention. Il y a incontestablement quelque chose de possiblement grand dans le cinéma de Rohrwacher (et ce beau personnage, à l’innocence lunaire, en est la meilleure preuve), mais il faudra peut-être encore attendre quelques films : la fin de celui-ci, lourde et signifiante, laisse pour l’instant un goût mitigé.
Manille
Lino Brocka / 1975
Julio, une jeune villageois, cherche à retrouver sa fiancée dans les bas-fonds de Manille. (Maynila : Sa mga kuko ng liwanag en VO)
Comme pour Insiang (1976), on rentre un peu dans la salle en traînant les pieds, tant le film qui s’annonce est peu stimulant : la base du cinéma de Brocka, sa matière première, semble à la fois tenir à un naturalisme nécessaire, donc inattaquable (montrer le véritable visage d’une capitale déchetterie), et à des situations démonstratives (justifiées par l’urgence à dénoncer les iniquités dont le pays souffre). Puis comme dans Insiang, on est surpris de voir une dramaturgie prendre corps dans ce merdier, et le regard de Brocka dessiner des personnages (et non de simples pantins à discours). L’effet n’est pas aussi fulgurant que dans Insiang, où du bidonville semblait jaillir une véritable tragédie grecque : Manille est un film plus égal, une sorte d’état des lieux des milles et un visages de la pauvreté urbaine, presqu’à la façon narrative d’un livre d’image. Le scénario, qui repose sur des ressorts éculés (un jeune provincial se cogne à la ville), est moins occupé à construire un récit qu’il n’utilise un prétexte Orphéesque (retrouver son aimée dans l’enfer du labyrinthe urbain) pour offrir à son héros un éternel et illusoire horizon qui le fait avancer – en une série de flash-backs subliminaux qui, de par leur manière allusive et chromo, ont davantage l’odeur du mirage. Bref, si je ne me sens pas l’enthousiasme que certains ont devant le cinéma Brocka, je dois lui reconnaître cette solidité, cette rigueur du regard, qui font muer des films tout offerts au pensum politique en d’étranges animaux narratifs.
Girl
Lukas Dhont / 2018
Lara, 15 ans, rêve de devenir danseuse étoile. Mais ce corps ne se plie pas si facilement à la discipline qu’elle lui impose. Car Lara est née garçon…
Quelques spoilers. L’originalité du film de Lukas Dhont est d’entourer son sujet douloureux d’un cocon de moelleux et de bienveillance. Le film s’ouvre ainsi, baigné dans des nappes musicales rêveuses à la Audiard, dans le réveil ensoleillé du petit frère, dans la douceur dorée de l’image (quel soulagement, au passage, de voir un film en pellicule, devant lequel on n’a pas à déployer mille efforts pour croire à ce qu’on voit – oui, sur ce sujet je ne lâcherai jamais l’os !). Cette douceur du film est singulière, mais elle a surtout des effets narratifs : elle refuse au personnage la confrontation, la bataille, l’affirmation fière de soi face à un monde hostile (la famille, par exemple, est totalement en soutien). Il en résulte donc une dramaturgie pernicieuse : les angoisses, les peurs, les oppressions peu identifiées, et de ce fait jamais réellement contrées, vont venir contaminer le cocon, polluer ce nuage de douceur, le rendre proprement étouffant. On comprend que certains transgenres trouvent le film déprimant, tant la claustrophobie d’un corps haï s’y installe à petit pas, maltraité dans d’inlassables scènes de danses, et devenant pour l’héroïne, comme pour la caméra, le centre de focalisation obsessionnel empêchant toute autre forme de rapport au monde (l’invitation sans cesse faite à Lara, par les adultes, à vivre pleinement son adolescence, ne fait ironiquement que souligner combien son corps – la peur d’être confondue, par exemple, dans le cas du jeune voisin – l’y empêche). Bref, le film se tient sur une ligne intéressante, même s’il se condamne à un surplace (mêmes situations ressassées en boucle) auquel Lukas Dhont peine à trouver une issue (on se serait bien passés du final terroriste, comme de cet épilogue chrysalide dont la satisfaction met mal à l’aise).
Cold War
Pawel Pawlikowski / 2018
Wiktor et Zula se rencontrent au début des années 1950, dans le cadre d’un groupe de musique folklorique fraîchement créé. Wiktor profite d’un déplacement du groupe à Berlin-Est pour passer à l’Ouest, mais Zula refuse de le suivre… (Zimna wojna en VO)
Légers spoilers. Le film de Pawlikowski, à défaut de transcender sa nature de bel objet, a l’intelligence de lui inventer une narration adaptée : celle d’un récit minimaliste réduit à l’os, tout en ellipses. Il est certes difficile, dans ces conditions, de développer quelque empathie pour le couple (assez tête à claques dans ses coups de tête idiots, et méprisable dans sa misanthropie), ou encore de vibrer pour ce romanesque glacial – peu de vrais moments de grâce, au fond, parviennent à s’échapper du film (la scène de la rivière, les quais fantômes, et la danse rock : c’est à peu près tout). Par contre, cette abstraction du récit, en ce qu’elle nous pousse à comparer entre eux les différents moments choisis, permet à Cold War d’être un singulier film politique. Car il est frappant de voir que le couple brille surtout sous le bloc soviétique, celui-là même qu’il veut quitter, peut-être justement parce qu’il y existe en résistance ; l’ouest par contre, fait de désenchantement et d’éparpillement, comme hagard et vidé de sens (le jazz ambiant en rajoute une couche…), et qui n’oppose rien à la romance, n’est pas un cadre très séduisant. L’équation est certes malhonnête (il y a d’autres contrechamps possibles, au régime soviétique, que la vacuité suffisante du petit milieu intellectuel parisien), mais elle permet au film d’explorer toutes les ambigüités de cette hésitation politique. Pour exemple le chant choral leitmotiv du film, qui est bien plus beau sous sa forme traditionnelle pure (l’âme slave, les racines, une certaine nostalgie du bloc de l’est), mais se présente aussi comme de la complaisance pour un folklore qu’on masturbe… Entre est et ouest, entre nostalgie et désenchantement, le film semble exprimer une indécision idéologique qui ne dit pas son nom, comme incapable de trouver la recette du bonheur.
Thunder Road
Jim Cummings / 2018
Jimmy Arnaud, policier texan séparé de sa femme, essaie tant bien que mal d’élever sa fille…
Signe du vieillissement de ma cinéphilie : il y a encore dix ans, j’étais toujours content de m’installer dans une salle de cinéma. Au mieux, le film était réussi, et c’était génial. Au pire, il était sans intérêt, et la séance était tout de même agréable… À présent, quand j’ai compris qu’un film n’allait pas me plaire, quand après deux minutes on a déjà saisi l’intégralité de son programme, qu’on a senti la totalité de ses limites, rester assis dans la salle est une épreuve proprement physique – un peu comme être obligé de continuer à discuter 1h30 avec quelqu’un qui ne vous intéresse pas. Thunder Road est donc un film que j’ai subi – et qui ne manque certainement pas de science, mais qui dès son premier plan n’a rien d’autre à proposer que de la performance, de l’embarras, et un art réduit à des signes ostensibles (le long plan-séquence qui ne crée rien). Dans sa sécheresse et ses effets, le film paraît presque hautain vis-à-vis de la matrice sundance-mumblecore dont il semble vouloir se démarquer, alors qu’il en partage toutes les limites, n’y ajoutant que la prétention. Le plus gros défaut du film est de n’avoir aucun regard construit à poser sur cet homme dont il aimerait qu’on se moque parfois, qu’on prenne en pitié à d’autres moments, et qu’il laisse s’agiter comme un poisson sans air au milieu de situations de gêne – avec des manières de pantin désarticulé qu’on peut, j’imagine, trouver intéressantes. Comme toujours, une fin moins asphyxiante tente de valider, par contraste, une heure trente insupportable. Désolé Cummings – dix ans de cinéphilie, c’est aussi assez de temps pour que ce genre de petits tours ne prenne plus.
Notules
Comme c’était prévisible, le site aux extraits qui sert à rien bouffe tout le temps que je devrais consacrer à ce blog (ayez pitié, faut me comprendre, c’est teeeellement plus facile et amusant à faire). Afin de m’aider à mettre à mort ce projet de procrastination ultime, je vais bientôt le rendre disponible aux moteurs de recherche – sur le plan légal, la bête ne devrait pas survivre bien longtemps. Mais en attendant, et jusqu’à ce que j’arrive à court de scènes à proposer, j’ai bien peur que ce blog accumule les notes et les brouillons en retard…
Carnets de route de Chuji était initialement une trilogie donc il ne reste plus grand chose de la totalité du métrage. Moi, je n’ai rien compris et la projection m’a bien gonflé (alors qu’un pote qui l’avait vu à la MCJP me l’avait survendu…il semblerait quand même que ce ne soit pas le film le plus passionnant de Daisuke Ito…le fragment du Sabre pourfendeur d’hommes et de chevaux également projeté dans cette rétro était d’une richesse formelle autrement plus impressionnante)
J’étais parfois perdu dans le détail, mais on pige quand même l’essentiel (le bandit soutenu par tout un réseau, la traque et la clandestinité), du coup ça m’a pas trop gêné… Je veux bien croire qu’il y a mieux, vu que j’ai absolument aucun point de comparaison ! Mais en tout cas j’étais assez épaté.
Trois courtes réactions. Sur First man, même si le film perd un peu de son intensité, la matière noire travaillée m’a paru très estimable. Sur Certain women, ce que tu dis est juste, j’ajoute néanmoins que les actrices, toutes, y sont superbes en tout point. Sur En liberté ! je regrette cette traîtresse réserve, c’est le chef-d’oeuvre de Salvadori et un pur régal ! Belle année 2019.
Hello Benjamin, bonne année !
J’ai vu qu’un autre Salvadori, donc je peux difficilement te répondre par rapport à sa filmo, mais oui, je trouve ça merveilleusement abouti – et précieux dans le paysage français. Après, l’impression de sur-maîtrise m’a quand même un peu empêché de kiffer complètement (et pourtant je t’assure que j’étais arrivé avec l’envie d’adorer !).
Et 2019 commence bien, je viens de voir le dernier Ang Lee et c’est une pure merveille :-)
(oui, je commence mes rattrapages en vue du top années 2010…)