Parce que l’hiver me transforme en cinéphile incroyablement flemmard – heureusement qu’il y a Akerman pour faire illusion…
Coco
Lee Unkrich et Adrian Molina (Pixar) / 2017
Depuis des générations, la musique est bannie dans la famille de Miguel. Celui-ci, par un concours de circonstances, se retrouve propulsé au pays des morts…
Comme on avait pu le craindre, et ce malgré le plaisir à voir Pixar s’attaquer à autre chose qu’une suite, Coco est un film extrêmement classique dans son déroulement, ses thèmes, sa narration. Et c’est justement en cela que le studio impressionne : ces routes cent fois empruntées, cent fois vues, resplendissent ici d’un tel degré d’incarnation et de sincérité qu’on a l’impression de retourner à l’os des situations, à l’essence de clichés soudain tout neufs. Il faut voir des scènes aussi bateau que celle du petit Miguel répétant les chansons de son idole devant la télé : la beauté de la prise de son de la guitare, la finesse des expressions d’un visage où l’animation mêle ironie et émotion, la lumière chaude du nid que s’est fait l’enfant et où résonnent les teintes électriques du téléviseur – tout est parfait. Comme dans Toy Story 3, Lee Ulrich préfère aux grandes scènes fières un continuum vitaliste, frappant de justesse dans chacun de ses choix (ici, par exemple, l’image étrange et persistante d’un enfant jovial maquillé en mort). Ce continuum ne va pas toujours sans un goût encombrant pour les péripéties (effets de rimes, besoin de raccrocher et de refermer chaque petite ligne narrative) : les moments d’émotion qui gonflent, splendides, manquent toujours d’un peu de temps pour réellement s’épanouir, vite pris dans l’entrelacs d’une poursuite, d’un rebondissement, d’une tagline à réciter, ou d’un propos trop arrondi (l’étouffant carcan familial, notamment, aurait mérité de montrer ça et là le véritable visage de sa violence larvée)… On peut s’en désoler, comme on peut s’attrister que Coco rate l’une de ses vocations, celle d’être un grand film sur la musique. Mais cela ne l’empêche pas d’atteindre l’ampleur des meilleurs Pixar, et de tutoyer leur abyssale angoisse affective. Rendez-vous au prochain projet original, donc ?
CINÉMA CONTEMPORAIN / Néo-classiques hollywodiens
Wonderstruck
Todd Haynes / 2017
Par-delà deux époques, deux enfants, l’un orphelin et l’autre sourde, se rendent clandestinement à New York… (Le Musée des merveilles en VF)
Quelques spoilers. Malgré son pitch rêvé, comme taillé pour le septième art, Wonderstruck nous confronte d’abord à la réalité du cinéma de Todd Haynes : celle d’un cinéma froid, théorique, distant, d’abord préoccupé de reconstitutions réfléchies – bien loin du cœur battant des productions Amblin, auxquelles le scénario semblait tout destiné. Cette première déconvenue, néanmoins, laisse progressivement place à un film plus chaud. La perte du son notamment, au premier tiers, plonge spectateurs et personnages dans une sorte de cocon douillet, utérin, intime, où le cadre redoublé de l’enfance (fugue + disparition des adultes + clandestinité des cachettes…), et le charme d’une double madeleine de Proust (années 20 et 70, sous la douce lumière de Lachman), permettent à la magie d’opérer. En son centre, Wonderstruck devient ainsi un véritable film-bulle, confortable et gonflé d’émotion, ébloui qu’il est par cette amitié naissante entre deux garçons (superbe poursuite dans le musée) : abandonnant son face à face un peu théorique pour un inattendu trio de gamins, le film semble alors peindre comme un réseau de l’enfance, dont les priorités court-circuitent les impératifs du monde adulte, et même les époques – le film pourrait alors presque sauter le pas d’un fantastique qui ferait le lien, magiquement, entre deux décennies, sans que l’on s’en surprenne… La rêverie de Wonderstruck se dégonfle tout aussi progressivement qu’elle est née, dans un long dernier tiers tout à fait agréable, mais où le rationalisme des explications prend le pas sur la ballade. Et le final, qui a tant de matériel magique à portée de main, et qui n’arrive pas à en faire autre chose qu’un truc mignon, nous rappelle les limites (ou tout du moins les glaciales particularités) du cinéma de Todd Haynes – dont ce film néanmoins, comme beaucoup de ses autres, vieillit particulièrement bien en bouche.
Jeanne Dielman,
23 quai du commerce, 1080 Bruxelles
Chantal Akerman / 1976
Le quotidien à horaires fixes d’une Bruxelloise, veuve et mère d’un garçon de seize ans, qui se prostitue chez elle sur rendez-vous.
Légers spoilers. Vu de l’extérieur, ce chef-d’œuvre-à-voir ressemble à la matrice de toute une série de films têtes à claques, consistant en trois heures de rien justifiées par une surprise à la fin. Cette dimension, celle du film-dispositif clinique dont l’intérêt se résumerait à sa note d’intention, est plutôt bien détrompée par Akerman, dont le style est extrêmement conscient et concentré. Par un montage étonnamment vif, toujours un peu en avance ou en retard sur elle, l’appartement semble trimballer son héroïne de pièce en pièce, déduisant ses axes de caméra comme on ouvrirait les tiroirs d’un espace en poupées gigognes, donnant à voir une mécanique du quotidien terriblement virtuose. Par la suite, le film gagnera aussi à faire subtilement dysfonctionner cette chorégraphie, à filmer l’éclosion d’une crise, notamment à travers la progression de l’extraordinaire jeu de Delphine Seyrig, qui jongle entre le velouté aristocrate d’une voix assurée et tranquille, et la perte de maîtrise gagnant petit à petit son corps. Et pour le reste ? Un peu d’ennui, tout de même… La répétition des gestes crée bien une sorte de transe, mais plutôt dans le sens où elle finit par faire papier peint, à transformer ce quotidien sordide en une sorte d’évidence consentie, où l’attention du spectateur s’englue. Quant à la charge satirique et sociale, elle semble aujourd’hui assez frelatée : quelque soit la façon dont on la filme, cette vie clinique dans un appartement froid, avec le fils muet à table, serait à se flinguer. Cette peinture de la vie petite-bourgeoise ne vaut alors pas grand chose à être dézinguée, si l’on n’a pas su d’abord nous en faire éprouver le désir.
L’Amour extra-large
Peter et Bobby Farrelly / 2001
Un gourou hypnotise Hal, un trentenaire superficiel, pour lui permettre de discerner la beauté intérieure d’autrui. Hal voit alors en Rosemary Shanahan, qui pèse plus de 135 kilos, la plus belle femme du monde… (Shallow Hal en VO)
L’Amour extra-large est un film auquel on adhère par intermittence, et avec hésitation. Il a pour lui tout ce qui fit des Farrelly l’un des trésors du Hollywood 90’ : l’amour débordant pour leurs personnages, un rapport authentique à l’Amérique populaire (qui se traduit ici, entre autre, par un improbable générique de fin façon photos de vacances), ou encore cette farouche volonté inclusive (toujours réunir les dissemblables et les tarés en un unique groupe, en une seule famille), qui résonne si clair en ces temps où les luttes de minorités ne savent plus se conjuguer que sur un mode apartheid… Plus généralement, L’Amour extra-large est empathique à en crever (et presque moins drôle qu’éprouvant, parfois : voir de “fausses” belles filles trembler d’insécurité est déchirant). Il y a cependant un malaise traînant à voir la note d’intention du film venir radoter ce qu’est déjà naturellement le cinéma des Farrelly à la base, faisant de cette manière qui est la leur (la tendresse) quelque chose de presque trop conscient, de velléitaire, qui se donne en spectacle de façon quasi-publicitaire. À cela s’ajoute plusieurs gênes… Le manichéisme, par exemple (les top-models sont mauvaises, les filles laides ou obèses sont toutes sympathiques). Ou encore cette façon limite dont le film distribue, de par sa vision avec ou sans filtre hypnotique, des brevets de laideur et de beauté : on se dit qu’au final, il aurait peut-être été plus honnête de réellement filmer la beauté chez tous ces gens, plutôt que de les relooker en mannequins pour la bonne cause du pitch. Enfin, on ne peut s’empêcher de constater ironiquement que le film n’interroge jamais ses deux héros masculins, qui ne sont pourtant pas vraiment “beaux”, et en surpoids eux aussi, mais dont la capacité de séduction va de soi puisqu’ils sont mâles…
Star Wars 8 : Les Derniers Jedi
Rian Johnson / 2017
Alors que les derniers éléments de la Résistance sont traqués par le Premier Ordre, Rey essaie de convaincre Luke de leur apporter son aide… (The Last Jedi en VO)
Quelques spoilers. Après un épisode 7 emberlificoté dans son amour pour la première trilogie et les anciens personnages, The Last Jedi se présente à nous comme l’épisode de la liquidation : mythologie, idéaux, schémas directeurs, foutons-y le feu. L’idée d’une grande remise en question est séduisante, et plutôt culottée dans son rapport aux fans, mais le film a du mal à proposer quelque chose au change… Johnson n’a jamais été un cinéaste de la croyance : ses films sont méticuleux, un peu maniaques, assurément savants – mais bien peu hantés. « Toujours à regarder l’horizon », rouspète le fantôme de Yoda à côté d’un Luke pris en défaut, oubliant peut-être un peu vite que cet horizon, cet impression d’immense arrière-monde, cette croyance justement, est à la base de ce qui plût tant dans la saga. Le plan final du petit garçon regardant les étoiles paraît ainsi terriblement théorique, tant il dissone avec le film qu’on vient de voir passer… Plus pragmatique, multipliant les effets rhétoriques et de discours, les clins d’œil méta et les gags pas-de-côté, le film de Johnson serait plutôt celui du désenchantement : tout à présent semble être un théâtre qu’il est temps de démasquer comme tel (difficile, par exemple, de croire en la puissance maléfique d’un Snoke éclipsé avant même son mystère résolu). Le dialogue très simple qui s’instaure entre Rey et Kylo, dans un premier temps, parce qu’il se fait en contrebande du monde des anciens (et donc de la saga), propose une belle ligne de fuite vers ce que pourrait être un après tabula-rasa. Mais le film retourne bien vite dans ses chaussons, en ayant simplement perdu la croyance en route… Alors certes, la singularité, le ton de la saga Star Wars, son plaisir imagier, restent assez puissants pour que l’altérité qu’est la manière de Johnson (qui n’a plus rien à voir avec celle des premiers films) semble encore dialoguer avec ces codes, plus qu’elle ne les écrase. Pour l’instant…
Le Bannissement • Faute d’amour
Andrey Zvyagintsev / 2006-2017
Dans Faute d’amour, deux parents en train de divorcer se disputent sans cesse et ne portent plus d’intérêt à leur fils – jusqu’au jour où celui-ci disparaît. Dans Le Bannissement, un homme, sa femme et leurs deux enfants, quittent une cité industrielle pour s’installer dans une vieille maison à la campagne.
Légers spoilers. Le hasard fait que j’ai découvert ces deux films presque en même temps. Faute d’amour (photo) confirme toute la lourdeur du cinéma de Zvyagintsev, dont la maîtrise formelle n’a d’égal que le côté scolaire (à une prise de risque près : le moment derrière la porte, choquant et superbe). Le projet du film est très beau, mais le résultat est écrasé de prétentions morales (avec quelques ambigüités en bonus : quelle dialectique coupable doit-on comprendre, exactement, entre ces salauds qui baisent et l’enfant qu’on aime pas ?). L’enclenchement du logiciel Tarkovskien, à la moitié du film, n’a pas l’effet de sidération escompté, semblant surtout souligner combien la disparition de l’enfant doit être lue comme lourde de sens, et verrouillant d’emblée chez le spectateur toute émotion mélodramatique plus pure. Voir la team Russie littéralement courir sur place, dans l’un des plans finaux si fièrement symboliques, pose vraiment question sur la finalité de tout cela : l’enfant aussi, peut-être, méritait un peu d’amour et d’attention de la part du cinéaste.
C’est à la lumière de Faute d’amour que j’ai donc découvert Le Bannissement, réputé comme son film le plus lourdaud. La lenteur appliquée et référencée du projet crie certes d’emblée au grand film d’auteur, mais l’ensemble m’a en fait agréablement surpris par sa disponibilité : l’investissement lent et patient de la grande maison est plutôt beau, et les plans aux compositions verrouillées respirent, de par le mix, de multiples bruits extérieurs qui étendent l’espace de manière rêveuse. Dans ce cadre attentif, le drame biblique se fait étonnamment digeste – même si la foire aux symboles, les dialogues pesants, et les références cinématographiques maousses (sans compter l’utilisation de trop de Für Alina…), empêchent le film d’approcher la grâce tant désirée. La deuxième partie laborieusement explicative, qui n’est plus occupée qu’à triturer la symbolique, nous perd tout à fait.
Blade Runner 2049
Denis Villeneuve / 2017
La société est fragilisée par les tensions entre les humains et leurs esclaves créés par bioingénierie. L’officier K fait partie d’une force d’intervention d’élite, chargée de trouver et d’éliminer ceux qui n’obéissent plus aux ordres.
Le film de Villeneuve parvient assez bien à continuer la manière de l’originel : cette façon de d’abord être un film d’ambiances, où les personnages avancent moins par le récit qu’ils n’y errent avec lenteur, spectateurs mélancoliques d’un monde existant d’abord pour sa cohérence visuelle (plutôt que pour le point de vue qu’on y pose – à l’époque, Ridley Scott semblait sur ce point déjà bien endormi). Villeneuve comme toujours se montre très capable : patient, économe quand il le faut, savant dans sa manipulation des thématiques, sobre dans son utilisation des effets spéciaux, et secondé par la machine de guerre Deakins, dont la finesse d’éclairage n’en finit plus de transcender des choix à priori basique (gros filtre orange, pénombre et brumes…) – renvoyant sur les bancs de l’école tous les étalonneurs numériques du monde qui se sont laissés aller à croire, ces dernières années, que leurs effets patauds pouvaient remplacer l’intelligence d’un chef-op… Il reste que, dans ce film appliqué et bien pensé, qui aligne les possibles grandes-scènes-si-propres-à-dire-l’air-du-temps (l’embrassade avec l’amante dédoublée, par exemple), mais qui reste au fond surtout préoccupé d’images, il ne s’agite pas grand chose d’émouvant ou de marquant. On finit par s’ennuyer pas mal, admirant le bon goût devenu si rare sur les terres Hollywoodiennes, en se délectant de revoir Harrison Ford venir, une fois de plus, jouer son numéro de pépé terrien et franc – telle une relique du cinéma de notre enfance, au milieu d’un monde numérique froid et aseptisé, plus que jamais dévitalisé.
Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?
Robert Aldrich / 1962
Blanche et sa sœur Jane, anciennes célébrités, vieillissent désormais ensemble, recluses dans une même maison. (What Ever Happened to Baby Jane ? en VO)
Quelques spoilers. On peut comprendre que, dans les années 60, Hollywood ait ressenti le besoin d’acter de sa propre décomposition – de formuler, en des termes détournés, sa panique à se voir dépassé par l’air du temps (que ce soit esthétiquement ou moralement), et d’avoir voulu traduire cela en films. Il reste que ces films, aujourd’hui, sont irrespirables, irregardables. Aldrich déploie ici toute sa science visuelle et sa froideur distante – étalant, comme dans tant de films du Hollywood sixties, ses prétentions psychologiques et les certitudes qui vont avec. Ça fonctionne pour le prologue, où il y a un réel intérêt à filmer l’âge d’or avec ce regard acide et glacé, qui lui retire son glamour sans le défigurer. Mais pas pour le reste… Que peut-on aimer, admirer, ou craindre, dans ce tableau déliquescent où surnage à peine un personnage (la servante, seul protagoniste à agir) ? Le film macère dans un huis-clos à suspense lourdingue (trois allers-retours de la tortionnaire en ville, dont on sait à chaque fois qu’ils ne suffiront pas pour s’évader), aux effets sans mystère (une poussée d’orchestre à chaque fois que Blanche soulève la cloche de son plat), le tout coincé entre une Joan Croawford nian-niante de culpabilité doucereuse, et une Bette Davis au cirque (dans le genre carnaval psychologique pesant, les poupées du personnage se posent en cas d’école). Dans le dernier quart du film, malgré un twist inutile, quelque chose se libère enfin de cette mécanique narrative fermée, et Aldrich a alors autre chose à nous montrer que le spectacle d’une poly-défiguration. Mais c’est un peu tard… Dans un style très voisin, Boulevard du crépuscule avait au moins pour lui l’intermédiaire plus aimable du cinéma de genre.
Notules
Toujours pas d’amélioration concernant le temps que je peux consacrer à ce blog, mais j’espère quand même bientôt pouvoir dépasser le “un article par mois” qui a présidé cet hiver !
Dans la liste des films dont tu parles, je suis intéressée par « Blade Runner 2049 » et « Coco ». Cela faisait un moment que je voulais les voir, mais je n’ai pas encore eu l’occasion de le faire.