Parce que la différence entre ces notes (catégorisées) et les notules en bas de page (non catégorisées) est de moins en moins nette, et que ça me pose un grave cas de conscience – je n’en dors plus.
Châtiment
Reginald Barker / 1915
Les envahisseurs kurdes, sous le contrôle d’un colonel allemand, font des ravages à la frontière turco-arménienne. Lorsqu’ils attaquent Kéraoussi, les femmes du bourg se réfugient dans une abbaye… (The Despoiler en VO)
Quelques spoilers. Ça commence comme un drame assez commun (si l’on met de côté l’arrière-plan historique, et l’étrangeté du méchant folklorique), jusqu’à ce que le film dépose ses bagages dans l’abbaye prise en siège. Dans ce grand décor vide et sévère, alors que la violence chaotique du génocide bout dehors, les corps, les mouvements de foule, et les situations sont soudain ramenés à leur dimension la plus élémentaire, permettant à la tragédie d’atteindre un stade de pureté rare. Avec une élégante sécheresse (qui est aussi celle du final pessimiste : on part simplement faire le mal ailleurs), le film se structure autour du chemin de croix de son héroïne, qu’il transforme par étapes successives : de jeune fille de bonne famille, elle devient simple campagnarde, puis martyre, et enfin vierge hallucinée (une folle hébétée sous son voile blanc, à la lisière du fantastique). Il y a une certaine fascination à voir le personnage subir ces reconfigurations successives en moins d’une heure, comme se recalibrant progressivement pour venir s’inscrire dans le schéma fataliste du récit, qui attend patiemment sa chute. Au final, il est étonnant d’apprendre que ce superbe film nous arrive incomplet et remonté par la censure française, tant tout y semble pesé, dosé, parfaitement à sa place.
Un goût de miel
Tony Richardson / 1961
Jo, une collégienne, vit seule avec sa mère Helen, qui se soucie peu d’elle. Un soir, la jeune fille fait la connaissance d’un marin noir… (A Taste of Honey en VO)
Légers spoilers. Le Free cinéma m’a toujours semblé coincé dans une impasse assez ingrate de l’Histoire du cinéma : chargé d’une mission de représentation (montrer la réalité de l’Angleterre pauvre, et les nouvelles mœurs de sa jeunesse), sans pour autant bénéficier de la radicalité des Nouvelle vagues qui suivront. Un cinéma social, en somme, évidemment nécessaire et légitime en son temps, mais bien peu motivant. Or, quand bien même il semble sortir de l’exact même moule que La Solitude du coureur de fond (le film que Richardson réalisera l’année suivante), Un goût de miel vient tromper cet état de fait. En ouvrant son film avec une fille et sa mère bloquées dans la même pièce, et qui déjà se détestent, on croit d’abord assister à un programme clos, où la détresse sociale macèrera dans le fiel de relations humaines médiocres. C’est tout le contraire : pas un personnage de ce film qui n’ait au final son moment de maturité, de dignité, ou de lucidité. Le scénario, quand bien même il dessine une boucle, témoigne d’une liberté de structure assez inattendue, notamment par le beau duo sorti de nulle part qu’il se construit à mi-film. Fondé sur un tempo plutôt comique, quoique désenchanté, Un goût de miel nous propose une version désirable du film social anglais, où les personnages savent tromper, même si ce n’est qu’un temps, le déterminisme qui les broie. Le final, tout centré sur les personnages alors que le scénario semble n’épiloguer qu’une fatalité sociale, en est une jolie preuve.
Premier contact
Denis Villeneuve / 2016
De mystérieux vaisseaux spatiaux surgissent un peu partout sur Terre. Une équipe d’experts est rassemblée sous la direction de la linguiste Louise Banks, afin de tenter de comprendre leurs intentions. (Arrival en VO)
Quelques spoilers. Les premières scènes du film, qui cumulent mélancolie ©Max Richter et image plus-bleue-et-terne-tu-meurs, s’imposent comme la caricature définitive de tout un pan du cinéma contemporain, bien décidé à confondre mise en scène et filtre instagram. Le film qui s’en déploie étonne pourtant, et pour une fois Villeneuve se fait moins petit-malin : en acceptant de faire de l’apprentissage du langage son premier objet, son premier vrai plaisir de cinéma, sans autre forme d’arrière-pensée, il retrouve un rapport plus pur à ce qu’il filme. Sa narration se fait plus franche, moins coquette, trouvant de vraies idées de mise en scène pour donner à expérimenter l’altérité (jeux de gravité, écran de cinéma blanc au sein même du film). Premier contact finit malheureusement par abandonner la puissance de son face à face minimal pour un récit plus conventionnel. Même si celui-ci repose sur une belle révélation (à la dimension étonnamment cinématographique, puisqu’inscrite dans la structure-même du montage), le film donne alors globalement l’impression de rentrer dans le rang : péripéties s’enchaînant d’abord au service du twist, vélléités signifiantes, morale pacifiste un peu bêlante, philosophie mélancolique de publicitaire… On pourrait poser le problème ainsi : un film décrivant une forme supérieure d’intelligence ne peut prétendre tirer de leçons de l’expérience, il aura toujours l’air petits bras : quelque chose de l’opacité première doit survivre, et ce qui circule (l’expérience mystérieuse de l’échange) doit toujours primer sur la finalité (le “message” obtenu). En l’état, l’idée d’un futur à accepter et à subir, qui enferme l’héroïne sous une cloche à fromage de déterminisme impuissant, laisse un sale goût en bouche.
La Martienne diabolique
David MacDonald / 1954
Une martienne se pose sur Terre, afin d’enlever des hommes pour repeupler la planète Mars qui se meurt… (Devil Girl from Mars en VO)
C’est une série B fauchée, à la fois soignée (lumière, scénographie, effets relativement potables) et volontiers ridicule (vignettes mélodramatiques où l’on discourt Science et vie, rebondissements minables, robot répondant à tous les clichés du nanar, théâtralité saugrenue des apparitions de la martienne). Le récit segmenté en micro-drames s’essouffle régulièrement, mais le décor qu’on oppose à la SF (un huis-clos dans une petite auberge, en plein milieu de l’Écosse) est une idée qui ne manque pas de charme. On pourra aussi s’amuser de cette méchante, qui synthétise avec panache les deux phobies de son temps (frigide parce que soviétique ET féministe ; nous voilà perdus). Il reste que j’échoue à donner un autre retour critique, face à ce film, que celui que je donne à la plupart des films B fauchés de l’époque : leurs qualités et leurs défauts me sont finalement assez secondaires. Le principal rapport que j’ai avec eux, c’est celui de la flemme : ils sont terriblement confortables. Par leur mise en scène calme, par leurs acteurs inégaux qui s’investissent autant qu’ils le peuvent dans leur rôle, par l’économie de moyens qui donne toujours des configurations singulières… Ce plaisir, qui aplatit un peu injustement tous ces films aux dérivés d’un même sentiment d’altérité, est le seul rapport que je suis capable d’avoir à ce cinéma – pour le moment.
Moana
Ron Clements & John Musker / 2016
Sur l’île paradisiaque où vit Moana, plus personne n’a voyagé depuis des siècles. Mais la jeune fille, poussée par les légendes que lui raconte sa grand-mère, rêve de prendre la mer… (Vaiana : La Légende du bout du monde en VF)
Légers spoilers. Le précédent Disney pêchait par son manque de direction artistique : ici, au contraire, elle force le respect, allant explorer tout un spectre de l’imagerie Polynésienne (de la lave enragée aux plages paradisiaques, de l’immensité bleu turquoise au bestiaire sombre et fluorescent). Le final semi-kitsch, où ce genres de tiraillements jouent à plein, est l’un des moments les plus convaincants du film, l’aventure flirtant alors autant avec le trauma intime (tout ce qui dans la révélation suggère la souffrance d’un viol) qu’avec le trauma macro (l’histoire se présentant, en somme, comme le récit métaphorique d’une éruption de volcan, de la destruction qu’il provoque au renouveau de ses terres fertiles). Le principe-même du pitch, qui se charge d’inventer une explication fictionnelle à un mystère historique (pourquoi l’exploration des îles d’Océanie a cessé durant mille ans ?), est tout à fait séduisant. Et pourtant… Disney est une machine à fabriquer de la frustration. Ce matériau prometteur, exploité à plein, n’est habité d’aucune façon : difficile d’être ému ou concerné par cette agitation fonctionnelle et bien cadrée (optimiser chaque seconde disponible, surtout : il y a deux fois trop de plans). Le duo Clements-Musker a mal vieilli, et son dynamisme n’est plus que vivacité vide : quand ressent-on vraiment la claustrophobie de ce paradis fermé ? Le frisson et l’appel d’un océan ouvert ? Le traumatisme de Maui ? Les petits coups de coudes méta qui parcourent le film cachent le manque d’inspiration de réals qui passent leur temps à s’auto-plagier (méchant encore une fois tapi dans le souterrain de sa grotte, dont le show baroque-fluo renvoie à La Princesse et la grenouille ; le demi-dieu contrarié sort d’Hercule, ses transformations d’Aladdin…). Enfin, les velléités féministes maladroites d’une firme préoccupée d’hygiène morale aboutissent à une héroïne falote, trop dénuée de failles pour permettre l’identification. Reste, comme toujours, qu’il y a dix fois plus de réflexes de cinéma dans un Disney que dans le tout-venant sortant en salles – et que le film musical hollywoodien ne survit plus qu’à travers eux.
Le Prêtre et la jeune femme
Joaquim Pedro de Andrade / 1966
Les habitants d’un village isolé du Minas vivent dans la misère, après l’épuisement des filons d’or et de diamants. Les hommes s’y déchirent pour Mariana, la seule jeune fille de l’endroit. (O padre e a moça en VO)
Quelques spoilers. Le prêtre et la jeune femme est un film typique de premier de la classe, comme les années 60 en comptent tant : une étude de mœurs bien sûre d’elle, dépliant impeccablement son propos social, dans une sage démonstration qui avance à coups de lenteurs et de silences inutiles. Il faut attendre la moitié du film pour que le cinéaste ne s’en contente plus, et qu’il commence à nous offrir d’autres accroches, contre l’ennui, que la beauté naturelle de ses deux comédiens… Les situations deviennent alors moins théoriques, plus organiques : il y a cette scène de nuit d’abord, où le statut social de chacun laisse place, dans le noir, à une égalité des désirs ; puis cette immense étendue désertique, ensuite, où deux petits corps se retrouvent soudain confrontés à eux-mêmes : dans un espace où littéralement plus personne ne regarde, les contritions de chacun, les vœux formulés, la morale, ne tiennent plus que dans la volonté dérisoire des corps eux-mêmes, qui essaient en vain de continuer la société et ses interdits. Enfin, on peut citer cette courte séquence en miroir, de retour à l’église, où une nuée de regards séquestre le fautif au nom de l’interdit, comme pour lui en faire payer l’addition. Passés ces quelques moments plus inspirés, le film se referme sur ses tics de dissertation tartignolle… Alors certes, il reste ce décor singulier (un village de fin du monde, abandonné au milieu de nulle part) ; Joaquim Pedro de Andrade est sans aucun doute doué, mais il ne prend aucun risque.
Six mois de films à rattraper, il y a donc de quoi faire… On commence par la cuvée 2016-2017 des indés américains :
• Shyamalan, à la reconquête de ses terres perdues,
round 2. Avec
Split, le cinéaste déchu retrouve son sens exquis du cadre, sa virtuosité scénaristique (quand bien même le script est plein de trous, l’écriture est délicieuse : imprévisible, poétique, transcendant très vite le concept), et sa capacité à dénicher de merveilleux premiers rôles – excellente Anya Taylor-Joy, au jeu tout impressionniste, même si le script ne lui offre pas une partition aussi riche que Bryce Dallas Howard en son temps. Le film cependant remue peu, peut-être par les multiples échappatoires qu’il permet à notre angoisse (flash-backs, sorties didactiques chez la psy), et par le peu de place qu’il laisse aux personnalités plus touchantes de son antagoniste. Reste qu’hormis la fin, et son clin d’œil passablement grossier, on peut enfin croire au retour du cinéaste.
• Avec Silence, Scorsese fait à nouveau preuve d’un incontestable talent narratif, les 2h45 filant en un clin d’œil. Mais passés cette maîtrise souveraine et ses éclats formels, le film n’apparaît pas très incarné : le regard posé sur le prosélytisme se réduit souvent à des débats ronflants aux assises rhétoriques perverses, c’est-à-dire pauvres (« c’est de ta faute si je tue cet homme »). On peut apprécier la singularité de ce Japon filmé comme une terre presque préhistorique, où s’épanouit l’imagerie du martyr jésuite ; et il est tout aussi appréciable que la deuxième partie plus prosaïque, en ville, s’amuse à la déconstruire. Mais il ne reste alors pas grand chose pour tenir la baraque (Garfield, très transparent et de tous les plans, n’y aide certes pas).
• Jackie (Pablo Larraín) part d’une idée forte : celle d’apprécier l’écart névrosé, la zone trouble, entre la façade mythologique du pouvoir et la réalité de ses figures. Il y parvient notamment par ce 16mm rêche et éteint, qui fait perdre leur glamour aux plus majestueuses colonnades, renvoyant tout un monde de légendes à sa matérialité triste. Et ce sera tout : Larraín ne fait que ressasser ce constat sur 1h30, dans une structure à croisements inutile qui donne d’autant plus l’impression que son film tourne en rond, autour d’une héroïne froide et capricieuse (Nathalie Portman, cramponnée à son phrasé aigrelet, rend immédiatement son personnage détestable). On retiendra une image inspirée : celle de la voiture au cadavre qui continue sa course sur les routes noires, comme si on avait oublié de l’arrêter, fonçant à toute trombe vers nulle part – vers le chaos d’un futur incertain où, derrière la façade, le sens s’est perdu.
• Je suggérais plus haut que Disney est le seul héritier du film musical hollywoodien. Il faudrait préciser : le seul héritier capable d’aborder le genre en toute innocence. La La Land (Damien Chazelle) est lui un film aussi crispé sur son référentiel que l’est son héros réactionnaire sur le jazz : les scènes chantées, contrites par leur souci du plan-séquence à tenir, ont un côté performatif assez désagréable – pas idéal pour un genre qui demanderait de l’envol. Seul le final sait trouver la bonne distance pour exprimer la conscience gênée qu’il a de l’idéalisme de son modèle : le happy end, ici, ne peut exister qu’à la condition qu’un des deux arcs narratifs se sacrifie au profit de l’autre.
• Finissons par la baudruche de ce début d’année… Quand on voit, au début de Moonlight (Barry Jenkins), ce gamin surgir littéralement de nulle part, sans rien dire de qui il est ni d’où il vient, le film semble inventer sous nos yeux une forme adaptée à son singulier personnage. On déchantera vite : les nombreuses affèteries formelles servent en fait moins le drame qu’elles n’en masquent la fadeur et l’écriture laborieuse (le troisième acte aux échanges embarrassés, qui jamais ne parvient à nous faire sentir le poids des longues années de répression interne, est particulièrement usant). Reconnaissons cependant que parfois, dans le va-et-vient chantant entre les situations de paix et de peur, ou dans quelques scènes touchant au caractère total des sensations de l’enfance (la scène de nage, le premier flirt, quelques moments de jour aveuglant ou de nuits tièdes…), le film sait canaliser l’esthétique publicitaire qui lui sert d’écrin pour s’exprimer plus sincèrement.
• Un coup d’œil à la dernière flopée de blockbusters US, en commençant par le très convaincant Logan (James Mangold). Pour de mystérieuses raisons, la saga X-men est l’une des rares franchises Marvel à avoir survécu au redoutable anonymat des films de la firme. Et si l’on pouvait craindre, avec cet épisode désenchanté, de voir la série se paralyser dans le brouillard nihiliste du film post-apocalyptique, on est surpris de plutôt trouver là une énergie refondatrice de western. Bénéficiant d’un sens bienvenu de l’économie (de personnages, de SFX…) qui lui confère de petits airs de série B, le film de Mangold ne fait certes pas de miracles (finissant par délaisser ses meilleurs atouts au profit d’une émotion conventionnelle), mais s’impose sans peine comme l’un des seuls blockbusters honnêtes de l’année. Ce qui en dit long, en passant, sur la mauvaise santé de l’industrie.
• S’il représente un véritable suicide commercial en terme d’adaptation (évacuer les séquences du passé pour favoriser celles du présent – quel producteur a été assez fou pour signer ça ?), Asssassin’s Creed (Justin Kurzel) est une autre tentative rafraichissante dans le paysage du blockbuster, en ce qu’il repose sur une série de questions morales qui, à défaut d’être renversantes (c’est peu de le dire…), ont le mérite d’être le premier support des péripéties. Kurzel, inspiré ça-et-là, se révèle malheureusement très brouillon, quand l’infiltration meurtrière demanderait virtuosité et précision : le montage ne respire jamais (quel intérêt à ces allers-retours entre passé et animus ?), et les filtres ou brumes en surnombre donnent au tournage en dur des airs d’images retouchées… On ne retient finalement pas grand-chose de ce gros ratage, sinon que c’était bien essayé.
• Baby Boss (Tom McGrath) est un film qui surprend, puis déçoit. Il surprend parce qu’il impose un pitch émotionnellement fort au milieu de la cynique usine à gags qu’est Dreamworks : la métaphore de ce pitch n’est d’ailleurs pas cachée, mais immédiatement actée comme telle (nous verrons donc l’histoire que s’invente un garçon pour digérer l’arrivée de son petit frère), au point que le film semble d’abord se présenter à nous comme une ode à l’imagination enfantine. Ces métamorphoses liées aux jeux du gamin prennent néanmoins un tour plus hystérique que poétique, et le studio ne sait pas quoi faire du potentiel séisme émotionnel qu’il a entre les mains. En découle un film manqué, qui en marchant sur les pas de Pixar (une fiesta d’angoisse affective), n’en retient que les mauvais tics (et si on faisait du dernier tiers du film une course-poursuite sans intérêt ?).
Un détour par le cinéma français, et ses deux écueils éternels : le marais d’ennui du naturalisme, et l’impossible greffe du cinéma de genre.
• Mal de pierres (2016) confirme cette impression qu’il y a quelque chose de fondamentalement impuissant dans le cinéma de Nicole Garcia : une volonté d’amplitude et d’émotion qui n’arrive jamais à fonctionner. Tout n’est pourtant pas mauvais, ici. L’académisme sec du film se marie plutôt bien aux débordements de la première partie (à tout ce qui dépasse, des pulsions sexuelles à la canicule) : il y a alors quelque chose, une énergie, contre laquelle le film peut jouer la sobriété et le retrait. La structure générale du drame (le chaud puis le froid, l’éveil des sens puis le clinique, la Provence puis la Suisse) n’est pas inintéressante non plus. Mais ce n’est pas assez pour empêcher le film d’ennuyer, s’étirant et s’aplatissant au fur et à mesure qu’il avance, pour finir sur un coup de théâtre malhonnête (trop peu ou trop mal préparé par le scénario).
Seuls (David Moreau, 2016) est la 15798è tentative de remédier à cette frustration si française d’avoir raté le train du cinéma de genre, il y a cela maintenant cinquante ans. Et comme toujours, ça aboutit à un film embarrassant tant on y sent l’application inquiète, la semi-conscience de l’inévitable ratage annoncé, l’argent injecté qui à chaque seconde semble crier : « allez, cette fois on va lancer un mouvement ! ». Et jamais cela ne marche, car on ne voit que cela s’étaler à l’écran : de la bonne volonté.
• Profitons d’être plongés dans les impasses du cinéma français pour visiter deux films de son passé populaire, auquel je reste toujours aussi fondamentalement hermétique. Le Gang des tractions arrière (Jean Loubignac, 1950) est une comédie de quiproquos autour d’une bande de braqueurs amateurs. À force d’aversion, on oublie toujours que la comédie française lambda fut tout de même très fonctionnelle, et qu’elle n’était paresseuse que dans ses ambitions – pour le reste, ne manque ni l’agitation continuelle, ni la profusion de gags, ni les circonvolutions du scénar improbable. Rien, néanmoins, qui n’ait assez de portée ou de hauteur de vue pour s’imprimer en tête au-delà de la milliseconde : l’unique but est de cultiver avec complaisance l’image tout offerte du bon peuple (uni, joyeusement bagarreur, etc.).
Fausse alerte (Jacques de Baroncelli, 1945) s’en sort moins bien : c’est une comédie affreusement mal jouée, reposant sur un pitch boulevardier poussif, et qui dérange par ailleurs par le regard très dilettante, pour ne pas dire douteux, qu’il pose sur la guerre touchant alors à sa fin (les caves durant les bombardements, c’était quand même le bon temps – cette guerre n’aura au fond été qu’un dérèglement pittoresque des petites habitudes parisiennes). Néanmoins, une fois les deux personnages de parents séduits dans la deuxième moitié du film, la vision s’en fait moins intolérable : le statut singulier d’un récit sans conflit, laissé disponible au spectacle de Joséphine Baker, lui confère une certaine douceur.
• Terminons par quelques films anglophones hors actualité, en ouvrant la danse par le très réputé De l’influence des rayons gamma sur le comportement des marguerites (Paul Newman, 1972). Comme souvent avec le cinéma américain des années 70, ce film me donne la sensation de compter les bons points. La peinture toute en nuances du personnage étouffant de la mère : bien ; le réalisme déprimé sans concession : bien ; le déroulement implacable de la petite métaphore scientifique : bien… Il m’est toujours difficile de rentrer dans ces films dont le pessimisme acharné, total, est aussi problématique que les happy-end qu’ils entendaient combattre – ces derniers avaient au moins pour eux l’élan d’un idéal. Pas d’élan ici, passées quelques rares échappées (la vieille locataire aux apparitions fantômes) : on a du mal à se départir d’un sentiment traînant de note d’intention, soucieuse de dérouler le parcours balisé de sa désillusion. Thoret, pourtant souvent épuisant sur la période, a dans le bonus du DVD une phrase tout à fait juste : « Tant que cette femme est dans le cadre, il ne se passera rien ». C’est tout à fait ça – le film, malgré ses évidentes qualités, est aussi bloqué que l’est son héroïne.
• Film américain proposé avec La Martienne diabolique dans le coffret DVD Bach Films, Missile to the Moon (Richard E. Cunha, 1958) est une série B trop bordélique pour être réjouissante – au mieux le film est-il nanardesque, les situations rebondissant de manière totalement aléatoire toutes les cinq minutes… On s’étonne, cela dit, de voir une sexualité de film d’exploitation déjà y titiller les conventions plus sages du film B : dans le défilé de mannequins opportuniste, bien sûr, mais surtout dans la façon très adolescente dont chaque situation (seuls dans une fusée, seuls dans une chambre) est l’occasion rêvée d’essayer de jouer à touche-pipi.
• Sacré Pétrin (Nick Park et Steve Pegram, 2008) confirme qu’Aardman s’embourgeoise sur ses acquis : cela reste du cinéma bien rodé mais totalement inoffensif, bégayant ses motifs habituels, sans tranchant ni prise de risque, en se contentant d’être sagement référentiel – un problème qui court, au moins, depuis Chicken Run. Autrefois, le sens aigu de l’absurde, et un goût prononcé pour la mise en scène classique (Un mauvais pantalon, Hitchcockien en diable), suffisaient à donner le change : la normalité névrosée du duo Wallace/Gromit trouvait son parfait miroir dans un monde noir de perversions suggérées. Aujourd’hui, il n’en reste que quelques visions gothiques (la découverte de la chambre aux toques), trop rares pour réellement dialoguer avec le reste du film.
• Terminons enfin par un petit miracle de Pâques. Je crois qu’il me serait difficile d’imaginer un cinéaste plus inutile au monde que Michael Winterbottom : un opportuniste à la mise en scène aléatoire, enchaînant fièrement les films à concepts stériles, en n’ayant strictement rien à raconter ni à dire. Face à ce gouffre de rien, Butterfly Kiss (un petit road-movie sentimental et meurtrier, 1995), se présente comme une œuvre étrangement acceptable. Si ce film de jeunesse témoigne déjà d’un goût pour le pitch-choc, d’une certaine vulgarité, et de quelques coquetteries (le témoignage en flash-foward, la BO juke-box…), il sait aussi offrir de la place et du temps à ses deux actrices, assez en tout cas pour créer de l’empathie, et de beaux moments d’étrangeté (le premier enterrement en forêt, notamment). La filmo de Winterbottom compte donc un film vaguement regardable : l’une des règles fondamentales de l’univers vient de se briser, celui-ci va imploser – bonne fin du monde à tous.
Vous l’aurez peut-être remarqué : ce blog tourne au ralenti depuis plusieurs mois. À cause d’un agenda trop chargé, mais aussi par lassitude pour le processus d’écriture, bizarrement toujours laborieux quand j’en viens à écrire pour ce blog (des dizaines et dizaines de brouillons par article…), et plus généralement par lassitude envers le cinéma, qui peine de plus en plus à m’immerger, et à m’émouvoir. Il faudrait sans doute trouver de nouvelles manières de s’y confronter ; pas de projet d’arrêt de ce blog pour le moment, néanmoins !
Bonne nouvelle puisque je continue à te lire.
Haha, merci mon cher Déjà-vu, tu as bien du courage !
Comme Déjà-vu.
Merci les gars, ça me fait plaisir !
Le blog reste ma meilleure option pour le moment, mais quel exercice bizarre quand même… Y a cette dimension de vitrine qui parasite un peu tout… (je vois que Chow a fini par lâcher le sien, d’ailleurs).