Parce que j’ai pas d’idée de message d’introduction, pour une fois – profitez-en bien toutes et tous, le mois prochain je vous reparle de mes brouillons.
Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère…
René Allio / 1976
Le 3 juin 1835, Pierre Rivière, un jeune paysan normand de vingt ans, égorge à coups de serpe sa mère, sa sœur Victoire et son jeune frère Jules. Il prend la fuite et erre plusieurs semaines dans les bois, avant de se faire arrêter…
Moi, Pierre rivière… tient tout entier à un refus. Celui, face à ce fait divers meurtrier de la France rurale du XIXè siècle, de toute romantisation de l’époque, de tout spectaculaire, de toute complaisance dans l’imagerie. Faisant jouer les habitants du village, conservant leurs postures raides et leurs phrases blanches de comédiens amateurs, ainsi que leurs accents locaux, Allio arrive à un résultat qui peut évoquer les représentations gauches d’un spectacle de la MJC du coin (d’ailleurs citée au générique). Mais ce dont suintent surtout ces images, c’est moins d’un projet Bressonien d’épure que d’une absence totale et terminale d’intentions. La forme que prend le film est un peu semblable à la façon très bonhomme, quotidienne, bizarrement dédramatisée, dont les habitants du village reportent les pratiques proprement sociopathiques du personnage principal, et qui appelleraient a priori un traitement inquiétant, évocateur, ou menaçant. Mais les images ici, nullement déformées par le regard noir ou fasciné qu’on attendrait, sont d’une implacable normalité, et on a le sentiment par elles de retrouver une authenticité bizarre, une vérité obtenue par un détour tordu. Décors du coin, gens du coin, paroles telles que directement retranscrites par le meurtrier, histoire résumée aux faits : toute l’affaire est rendue comme disponible, laissée telle quelle, indifférente à tout ce que l’époque moderne serait tentée d’y projeter (psychopathie, condition des femmes). En cela, le film apparaît au fond aussi opaque et têtu que son personnage à la tête baissée, travaillé par une foule de sentiments mais dont le visage buté n’en laisse rien paraître. Si le projet peut ennuyer dans sa première moitié, qui se résume aux allers-retours d’une affaire de couple pathétique, il devient vraiment engageant dans la seconde, quand ce regard si particulier accompagne la route menant au meurtre, et les évènements qui lui succèdent, et que sa force esthétique (la fuite, l’hôpital), pourtant d’abord peu évidente, frappe alors pleinement le regard.
Finye (Le Vent)
Souleymane Cissé / 1982
Bah, jeune étudiant, est le petit-fils de Kansaye, un descendant des grands chefs traditionnels de la région. Il est l’ami de Batrou qui, elle, est la fille d’un des représentants du nouveau pouvoir…
Spoilers. Ma vision (lointaine) de Yeelen m’avait laissé sur un doute : j’avais l’impression, à l’époque tout du moins, que ce qui m’avait plu dans ce film (et c’est d’ailleurs sans doute ce qui le rendait accessible pour bien des occidentaux) était d’abord la présence d’une imagerie en profusion, d’un folklore mythologique local, bien plus que le travail du cinéaste à proprement parler. Ces oripeaux fantastiques, en fait, jouaient pour moi le change face au manque de prise que j’avais alors sur le cinéma Africain (qui me décontenançait totalement, dont je ne comprenais ni la forme ni la narration), et m’offraient sans le vouloir un substitut lointain à l’exotisme que j’y cherchais alors bêtement. Finye, si l’on excepte les visions ouvrant et fermant le film (un flash-foward autour d’un enfant, encore une fois), est lui au contraire un film parfaitement réaliste, consacré aux luttes politiques de la nouvelle génération – et paradoxalement, c’est ce cadre vériste qui fait briller la mise en scène de Cissé. La singularité du film est que les luttes politiques mettent un long moment à émerger du récit : il faut pour cela attendre son milieu et plus particulièrement deux scènes (une de gazage, une de poursuite), assez saisissantes par la manière non annoncée dont elles débarquent dans l’histoire, et s’en font soudainement le sujet principal – comme on révèlerait la nature profonde d’un conflit générationnel qui jusqu’ici (par la défiance, par l’oubli dans les drogues) n’avait été que latent. Le film ne me déçoit que dans son dernier tiers, quand il peine à trouver une suite convaincante aux arrestations : l’opposition entre patriarches et étudiants peine alors à trouver sa juste forme, les enjeux semblant soudain terriblement réduits. De même pour la résolution simplette, presque celle d’un conte de fée (tradition donnant sa bénédiction à la jeunesse, gouvernement redressant les torts d’intermédiaires militaires corrompus) – mais il y a peut-être là des connexions et références à la situation Malienne de l’époque que je ne connais pas.
Elvira Madigan
Bo Widerberg / 1967
1889. Un lieutenant de l’armée suédoise d’origine noble, le comte Sixten Sparre, a déserté pour s’enfuir avec une célèbre danseuse de corde, la belle Elvira Madigan…
Quelques spoilers. Elvira Madigan, premier film que je vois de Bo Widerberg, ne semble à première vue faire qu’explorer sans trop se fouler une imagerie pastorale typique des années 60, tout à la contemplation de son fantasme un peu daté de jeune fille diaphane (c’est d’ailleurs ce genre d’image qui clôt le récit). Assez vite, cela dit, le film sait faire entendre sa différence. Par l’absence de dramatisation déjà : le carton d’ouverture, qui annonce le suicide final, sert d’excuse pour donner une destination à toutes ces vues bucoliques, qui pour le reste fonctionneront surtout pour elles-mêmes (pour leur propre ambiance, leur propre tranquillité). Réduisant les rebondissements et fuites forcées du couple au minimum, tirant aussi peu que possible sur les différents leviers dramatiques (quels choix faire pour calmer sa faim, les remords concernant la famille abandonnée), Widerberg resserre calmement son film sur le basculement des saisons, qui font pivoter avec elles la relation amoureuse. C’est un équilibre compliqué de faire ressentir la faim et le macabre menant au suicide (afin que celui-ci ne soit pas vécu comme un geste artificiellement romanesque, justement) sans pour autant souiller la dignité des personnages, sans abîmer le ton de ballade tranquille, sans perturber le doux apaisement de l’ensemble. Et c’est une réussite que certaines images brutales, comme la jeune fille bouffant de l’herbe à même le sol, parviennent à ne pas briser l’imagerie romantique, et même à la renforcer par leur douce étrangeté, la retrouvant autrement par le biais d’une famine qui provoque moins l’émaciement des personnages que leur endormissement, comme s’ils s’éteignaient progressivement. Bref, c’est un film fragile qui tient à peu de chose, et qui part d’un terreau un peu convenu, mais dont la douceur donne envie d’explorer plus en avant cette filmographie.
Laura
Otto Preminger / 1944
Qui a tué Laura Hunt, une ravissante jeune femme qui doit une partie de sa notoriété au chroniqueur Waldo Lydecker ? L’inspecteur Mark McPherson mène l’enquête et interroge notamment Waldo, qui considère Laura non seulement comme sa création, mais aussi comme un être lui appartenant…
Légers spoilers. Otto Preminger fait partie de ces cinéastes auxquels je ne comprends rien : j’ai du mal à voir dans sa fameuse “transparence” autre chose qu’une absence de personnalité, qui se met moins au service des péripéties qu’elle ne les affadit. Mais c’est différent avec ce Laura, qui amène avec lui un scénario virevoltant : une tempête de dialogues savants, une intrigue à tiroirs qu’on démêle avec un empressement comique (on croit un temps le film adapté d’une pièce de théâtre, tant les excuses pour réunir les personnages en même temps dans une même pièce semblent de plus en plus absurdes, flirtant avec une sorte d’humour méta). Ce rythme de course se ressent jusqu’au final qui tombe dès les péripéties achevées, comme un coffre qu’on nous refermerait sur les doigts. Aidé par le jeu fielleux de Clifton Webb et son personnage magnifiquement pathétique, ainsi que par l’imagerie du film noir qui prête au film son style prêt-en-main, Laura fonctionne parfaitement – savoir si Preminger est transparent ou non n’a à ce stade plus vraiment d’importance : la caméra est vive, nerveuse, l’intrigue est limpide, le travail est fait. On peut cependant remarquer qu’en grattant un peu la tornade divertissante, peu des aspects humains les plus prometteurs du récit sont convaincants : l’amour du commissaire pour la morte ne naît que parce que Waldo le diagnostique (et non parce qu’on l’a senti émerger), la personnalité réelle de Laura derrière sa perfection ne sera jamais démêlée, la fascination bizarre de sa servante reste à l’état de gag, et le monde alentours est inexistant. Bref, c’est un ride sans pareil, et on serait bien ingrat d’en refuser le plaisir, mais cette éclatante réussite n’est paradoxalement pas ce qui me fera changer d’avis sur Preminger : j’ai presque tout oublié du film une heure après l’avoir vu (et Gene Tierney en Mme. Muir, quelques années plus tard, sera quand même autrement plus intéressante).
Manta Ray
Phuttiphong Aroonpheng / 2018
Dans une forêt scintillante, des réfugiés Royingya trouvent la mort. Un pêcheur thaïlandais y recueille un homme muet, le soigne, et lui offre l’hospitalité…
Légers spoilers. Dès les premiers plans (jungle nocturne bruissante et fantastique, confrontée à des lumières cheap et multicolores comme pour une installation de musée), on est les deux pieds chez Weerasethakul, avec lequel le film ne cessera de tresser des liens : rythme en stases, passion des néons, disparition du personnage à mi-film, quasi-romance homosexuelle (quoiqu’à aller fouiller le net, il semble que je sois le seul à l’avoir vécue ainsi), tout y est. Et c’est un peu le drame de ce film, comme Mundane History avant lui, de forcément être vécu dans la comparaison avec le cinéma du réalisateur palmé d’or, dont il se présente comme une version “vulgaire” : plus facile, plus portée sur l’effet, simplifiée et digérée sous une forme plus accessible. Le découpage est ainsi beaucoup moins patient, les trouvailles visuelles sont foisonnantes plutôt qu’économes, la musique planante vient sans cesse en renfort, la romance (si là encore elle existe) repose sur des ressorts émotionnels de fan-fiction ado. Et ce jusqu’à cette image finale kitsch à la poésie fabriquée… Il reviendra au futur de comprendre s’il n’y a eu là, dans le sillage de Weerasethakul, qu’une peuplade d’ersatz qui peinaient à en mimer la manière (il y a même une quasi-scène de SPA ici, c’est dire combien ce style en devient sa propre caricature), ou si le réalisateur thaïlandais a ouvert une brèche béante, comme Welles ou Godard en leur temps, qui aura lancé toute une mouvance, une esthétique à part entière qui appartient à tous. En attendant, on peut oublier tout cela et se concentrer sur ce qui reste un premier film généreux, qui parvient à inventer ses propres petits rituels (ces face-à-face aux néons, mi-saisissants mi-embarrassants), et qui frappe par sa capacité à créer une bulle rêveuse (nocturne, multicolore, doucement rythmée par le monologue adressé au personnage muet) – bulle dont la berceuse, soudain amputée de son personnage central, crée une sensation de vide et de manque assez saisissante. En ce sens, l’expérience sensorielle est réussie.
Leçons de Ténèbres
Werner Herzog / 1992
L’extinction des puits de pétrole en feu au Koweït, après la fin de la guerre du Golfe… (Lektionen in Finsternis en VO)
Leçons de Ténèbres est tout à l’image de sa fausse citation de Pascal, qui ouvre le film : majestueuse, efficace, roublarde, et un peu limitée. La veine romantique d’Herzog ne s’est jamais exprimée aussi bien qu’ici, dans ce chant de la catastrophe, qui colle du Wagner sur des images de désastre. Mais d’une, il est difficile de ne pas avoir l’impression d’observer l’apocalypse en esthète, avec un verre de vin à la main (c’est-à-dire pas du tout de la façon tragique que suggère la musique), et il manque alors quelque chose dans le film qui prenne en charge ce malaise ou cette culpabilité (d’autant plus quand ce sont les habitants et leurs histoires vraies qui sont filmés dans cette optique). En l’état, ou a juste l’impression d’un doc qui nous vend la grandiose imagerie infernale qu’on attend, exactement comme il nous refourguerait la came que nos automatismes demandent. Et de deux, le projet plus qu’explicite du film – celui de sélectionner, arranger et commenter les images d’une manière qui nous pousse à y voir une autre planète, ou une fin du monde – n’est qu’à moitié convaincant. Les images sont bien sûr extraordinaires, mais aussi parfois simplement ressassées sur de longues plages musicales, dans une logique Yann Arthus-Bertrand qui ne construit pas grand-chose. La caméra d’Herzog a toujours eu besoin de s’abreuver de bizarre et d’extraordinaire, et c’est très bien ainsi ; mais il lui manque ici un certain sens de l’économie, que ce soit dans la sélection des images (qui à force de récolter tout ce qu’elles peuvent de ce décor horrifique y perdent toute chance d’y apposer un point de vue saillant), ou encore dans ces quelques percées de voix-off aux visées aussi lisibles qu’artificielles. Si Herzog fait parfois mouche et réussit son requiem, l’ensemble n’apparaît donc que comme une semi-réussite.
Les Quatre plumes blanches
Zoltan Korda / 1939
À la fin du XIXe siècle, quatre jeunes officiers apprennent que leur unité doit partir au Soudan, pour combattre les Derviches. L’un d’eux démissionne la veille du départ. Les trois autres ainsi que sa fiancée lui remettent chacun une plume blanche, symbole de lâcheté… (The Four Feathers en VO)
Légers spoilers. Ce film anglais a un joli pitch, mais sa date de sortie, à elle seule, lui donne des visées tendancieuses au parfum de propagande. Dans un premier temps, on croit ici rejoué le paradoxe d’Un lâche de Reginald Barker, où à un premier acte décortiquant la violence d’un patriarcat aux valeurs sanglantes (ici rejouée dans une scène confrontant l’enfant terrifié à une foule d’adultes satisfaits d’avoir envoyé leurs seconds à la mort), succèderait un film où le héros rentre dans le rang, avalisant au centuple la loi du père et de la tradition. Le film résout la chose plutôt joliment, en faisant du choix de son héros (celui de finalement partir au combat) une question d’abord éthique et personnelle, et non un tribut à payer à la société. De manière générale, ce film au caractère un peu absent ne trouve son goût et sa personnalité que lorsqu’il se focalise sur cet anti-héros et son excellent acteur principal, tout en dureté envers lui-même, ne montrant guère d’effusions dans son besoin de rachat, toujours sobre dans sa dignité retrouvée. Mais si la première mission de sauvetage offre au film une configuration originale, la seconde n’est qu’une suite un peu aléatoire de péripéties rocambolesques : la ligne mélodramatique (le rachat, le couple, la confrontation aux anciens amis) semble relativement délaissée, comme en témoigne ce petit final en forme de gag. Un peu dommage pour un film qui, malgré ses bizarreries nombreuses (la perte d’un chapeau qui semble fonctionner comme la perte d’un scaphandre dans l’espace, ces moments involontairement burlesques avec le général aveugle et voulant le cacher…), laisse finalement le souvenir d’une gros projet endormi, aux grandes reconstitutions curieusement calmes et statiques malgré leur foule de figurants, le tout flottant dans une couleur chancelante à la technique perfectible (et qu’on peut certes trouver charmante, assoupie qu’elle est dans ses nuits américaines où même les grands feux semblent obscurs).
A Ghost Story
David Lowery / 2017
Apparaissant sous un drap blanc, le fantôme d’un homme rend visite à sa femme en deuil dans la maison de banlieue qu’ils partageaient encore récemment…
Légers spoilers. Il se dessine avec ce nouveau film une tendance traversant le cinéma américain contemporain : celle de ses cinéastes indépendants un peu plats et chiants sous l’élégance (une sous-lignée hipster du modèle Sundance) qui se sont découverts une légitimité en recyclant le cinéma de genre à leur moulinette poseuse et épurée. Durant sa première partie, A Ghost story n’est rien d’autre qu’un filtre Instragram fait film, c’est-à-dire un objet d’auteur (plans de trois kilomètres pour rien, 1.33 pour la pose, couple antipathique et on ne peut plus vide) au service d’une élégante image (celle du fantôme dans sa représentation traditionnelle) – image dont la puissance naïve est d’ailleurs quelque peu désamorcée par le corps massif de l’acteur qu’on devine en dessous. Le film se trouve un nouveau souffle dans sa deuxième partie, par l’abandon progressif de l’histoire première, et surtout par une gestion du temps pour le coup assez subtile : un temps du fantôme, qui diffère de la linéarité du vivant (celle de cette tarte à manger en entier, ou de ces baisers sur lesquels le film se callait en plan-séquence). Moins que la boucle temporelle un peu trop maligne dont le film fait son argument scénaristique, c’est ce glissement étourdi d’un moment à l’autre, une heure comme un siècle, et la façon dont le souvenir de ce qu’était d’abord ce récit (un drame de couple) se désagrège dans un film qui n’a plus grand chose à y voir, qui donne à l’ensemble un authentique caractère rêveur, et qui le sauve in extremis de sa vacuité de bel objet cinématographique.
Notules
On débute ces notules par un grand tour du cinéma d’auteur l’international, en commençant par ses films les plus récents…
• En attendant les hirondelles (Karim Moussaoui, 2017) est un film impeccable, mais aussi sans éclats. Il s’y déplie une sorte d’état des lieux de l’Algérie (jusqu’à aller gratter aux portes du proche passé terroriste, qu’il faut cesser de fuir et prendre en charge), à travers trois histoires simples à l’incarnation soignée, qui bordent sur le motif de la lâcheté, et s’enchaînent en d’élégants et discrets passages de relais (on pense à Certain Women, avec qui ce film a pas mal en commun). Aucune maladresse à signaler dans cette œuvre jeune (sinon un passage dansé central qui sent un peu la note d’intention), même si l’ensemble donne moins envie d’y revenir que de voir ce que peut devenir cette carrière dans le futur.
• Harmonium (2016), récit d’infiltration d’un étrange individu au sein du foyer familial, est mon premier aperçu du cinéma de Kōji Fukada, et l’expérience m’a paru assez irritante. Le film repose sur une sensation de malaise artificiel, aux effets gras, qui jouit d’un surplomb automatique (on se demande d’emblée pourquoi cette mère de famille ne se révolte pas envers le comportement ignoble de son mari et la bizarrerie des situations ; les dix premières minutes passées, on en est déjà réduits à regarder ces personnages comme les pions d’une démonstration théorique). L’ensemble n’est mis en mouvement que par une orgie de rebondissements peu vraisemblables, dans une foire aux symboles ouverts (le vêtement blanc puis rouge, l’harmonium lui-même), et aux grands coups de pinceaux psychologiques. Le film avance ainsi, à coups de courts-circuits narratifs et formels, créant des ruptures divertissantes, des situations fortes mais peu crédibles, des progressions dramatiques pas assez semées pour convaincre.
• L’Accordeur de tremblement de terre (2005) raconte la venue d’un accordeur d’instruments dans le domaine malsain d’un médecin aux expériences étranges. Je ne suis que modérément convaincu par cette première rencontre avec les frères Quay. Il y a tout pour me plaire, ici, pourtant : l’onirisme ambiant et ses jeux de lumière, une narration libre et évocatrice, le face-à-face entre les prises de vue réelles et les pantins animés, les décors tous droits sortis de la peinture symboliste ou romantique… Mais j’en ressors avec l’impression d’un manque flagrant de précision. Tout est à l’image de cet éclairage baveux à faire pâlir Kamiński, dont les filtres et jeux de lumière mouvante ne font que désigner la texture numérique atrocement artificielle de l’image, qu’ils tentent de compenser par des exagérations qui noient toute ébauche de parti-pris dans un grand bain d’à-peu-près. Entre les multiples effets un peu kitschs, l’érotisation poussive du moindre échange dialogué, ou les intentions poétiques surlignées, l’ensemble donne une même impression : celle d’une sauce confuse plutôt que d’une mécanique précise, une recherche pâteuse d’atmosphère plutôt qu’une humeur précisément accordée.
• Daratt (2006) m’avait laissé le souvenir d’un bon film, humble et modeste, sec et âpre, efficace. Le film suivant de Mahamat-Saleh Haroun, Un homme qui crie (2010), histoire d’un gardien de piscine perdant son emploi au profit de son fils, semble avoir gagné en élégance (forme plus ample et apaisée) ce qu’il a perdu en force : le récit, aussi programmatique qu’une note d’intention de film lycéen, nous plonge dans un ennui profond. Il faut attendre la moitié du film, et un évènement qui déploie soudain le potentiel symbolique du récit (système poussant les générations à se bouffer entre elles, vieux lion triste de retour en son royaume coupable) pour que le film sorte de ses rails, et se vive sous l’angle de la fable cruelle, plutôt que sous celui du petit dépliant “méchant-capitalisme” endormi. L’ensemble n’est alors pas avare en jolis moments, mais laisse tout de même le sentiment de faire le service minimum… Impression que le cinéma d’Haroun et son style attendent toujours le grand film qui pourra leur faire honneur.
• La Momie est à mes yeux l’un des chefs-d’œuvre des années 60, et j’étais donc plus qu’impatient de découvrir Le Paysan éloquent (1970), court-métrage de vingt minutes, qui est l’unique autre fiction qu’a réalisée Shadi Abdel Salam. J’en ressors assez déçu. Il faut dire que je n’en ai pas compris les enjeux – peut-être à cause des sous-titres anglais compliqués, ou peut-être parce que le film part du principe que le spectateur égyptien connaît déjà ce conte ; ou peut-être encore simplement que le film échoue à rendre tout cela très clair. L’idée centrale (celle d’un pouvoir qui épuise le paysan dans sa requête, pour le simple plaisir de l’écouter parler) donne en tout cas une direction plus motivante au film… Il reste que passées certaines jolies choses qu’on trouvait déjà dans La Momie (le talent du cadre, ce goût du vide, et un sens particulier de l’espace qu’on retrouve ici dans cette mer de palmiers perdue au milieu des dunes), j’ai eu du mal à ressentir quelconque émotion. Le hiératisme de l’Égypte ancienne semble être ici la seule finalité, sans raconter grand-chose à nos intimités ou à nos cauchemars.
• Pas d’expressionnisme ou de stimmung, ni de flirt fantastique (à part une rapide séquence de rêve) dans La Découverte d’un secret (Schloss Vogelöd, F.W. Murnau, 1921), qui laisse du coup pleinement voir ce qui constitue la “note” Murnau : un style qui reste encore aujourd’hui pour moi autant une évidence à la vision qu’un casse-tête à décrire (quelque chose de l’ordre de la gestion de l’espace, certes, mais c’est à la fois tout et rien dire, et de toute façon trop restrictif). Sur un argument mineur (un récit en cinq actes courts, un unique décor de manoir, un whodunit assez vite éventé), le film déploie le style du cinéaste de manière tout à fait plaisante. J’y ajouterais le plaisir du jeu d’acteur : pour voir pas mal de muets aux personnages univoques ces temps-ci (les danois, mais pas seulement), répondant à des conventions d’emblée fixées aussi ludiques soient-elles, je dois dire que la différence avec cette richesse offerte et ces multiples ambigüités est frappante.
• Un petit mot sur Le Vent enfin (Marcell Ivanyi, 1996), un court-métrage tout simple, qui s’apprécie surtout par son côté ample, vaste, qui donne au petit fait symbolique un côté tranquillement cosmique. Je n’en dit pas plus (le film fait 6 minutes) et vous laisse aller le découvrir.
Petite tournée internationale toujours avec un coup d’œil aux cinémas populaires passés, et notamment deux films criminels italiens des années 70…
• Le Conseiller (Alberto De Martino, 1973) tout d’abord : l’histoire d’un avocat véreux (Tomás Milián) qui veut décrocher du milieu, ce qui va déclencher une tuerie entre la côte ouest des USA et l’Italie. Face à ma cinéphilie, ce film part avec deux handicaps sévères : celui d’être un film de mafia (qui est une fois encore filmée avec toute la complaisance hypocrite du monde), et celui d’être un produit typique des seventies (où les scènes d’action ont des musiques de films porno, pour aller vite). Peu de choses au-delà de ça à reprocher au film, qui a son lot d’idées ou de configurations motivantes (ce décor du stade vide, la tuerie dans le défilé…), quoique pas toujours pleinement exploitées.
• Même mauvais karma avec Napoli Spara (Assaut sur la ville, Mario Caiano, 1977, photo), qui cette fois cela dit se place du côté du gentil flic (le fadasse Leonard Mann). Le film y gagne un côté résolument candide (le passage d’acrobatie sur le camion semble sortir d’un vieux serial d’aventure pour enfants), flirtant même parfois avec la niaiserie, mais il évite au moins les hypocrisies du cinéma mafieux. On retiendra quelques bizarreries (la mise en scène bizarrement phobique de la foule des parents au parc, leur parallèle avec le lynchage en prison), et on appréciera de voir les scènes passablement irritantes du gamin (réduit à un petit personnage “cocasse”, associé à une musique de téléfilm pourri) avoir la conclusion qu’elles méritent.
• Avec Mayerling (1968), histoire du drame impérial qui secoua l’Autriche de la fin du XIXe siècle, Terence Young livre un travail honnête, autant qu’assez assoupi : dès l’ouverture censée représenter une révolte, mais d’emblée amollie par le poids de la reconstitution, la facticité du style donne au film des airs très datés (pas aidés par l’usage automatique de ce cinémascope endormi). Il y a là un côté désuet qui fait d’abord de Mayerling un pur produit de son époque, qui ne tient que par son récit, et également parfois par ses acteurs – même si la romance de Deneuve et Sharif, froide et théorique (on se dit “je t’aime” après deux rencontres), a bien du mal à transcender les intrigues de palais. Les pistes les plus intéressantes du film (le spectre de la relation incestueuse avec la mère, les intrications de la passion et de la révolution – voyez seulement ce qu’en faisait Senso…) sont laissées en plan, à peine effleurées. Le rapport du film au cinéma classique à grand spectacle, ce modèle après lequel il court, ressemble au rapport que le héros entretient avec sa mère Ava Gardner, bon fantôme qui veille sur l’histoire et qui ne peut cependant pas faire de miracles. Et qui s’interroge, angoissée, tout comme ce modèle classique dorénavant flétri : « ils vont tous voir que j’ai vieilli ». En effet.
On passe aux films US présents et passés, en commençant par quelques gros classiques…
• Moonrise (Le Fils de pendu, Borzage, 1948), récit d’un meurtre par accident, est un film aussi névrosé et torturé que l’est son personnage principal, comme tiraillé entre diverses tendances – son imagerie ténébreuse (c’est un drame filmé comme un film noir) et son lyrisme, ses confrontations dialoguées crispées promouvant pourtant l’apaisement pacifiste, et sa romance fragile qui semble jouer les 120 nuances du non-consentement. Le film, marqué en tous point (forme, narration, sujet) par le conflit interne, ressemble à une série de tentatives et de collages un peu frustres mais souvent stimulants, avec quelques scènes superbes (l’ouverture, l’aveu à la guitare). Un des meilleurs Borzage à mon goût (et son dernier grand film, si j’en crois ce que je lis), malgré de nombreuses maladresses – tout le final notamment est un moment sans grâce, sur-explicite et alambiqué.
• Charade (Stanley Donen, 1963), comédie d’espions macabre, a tout pour être un coup de foudre ; pourtant, malgré l’immense plaisir pris, il me laisse un peu sur le pas de la porte. Peut-être parce que c’est un film qui a un peu trop conscience de son charme, qui en joue un peu trop visiblement, comme une personne qui vanterait sa propre originalité, qui en ferait la publicité. Et aussi sans doute (mais là on rejoint des impressions que j’ai globalement vis-à-vis de Donen) parce qu’on sent assez vite que la folie des retournements scénaristiques ne construit pas grand-chose d’autre que leur accumulation effrénée : pas de vertige, pas de profondeur qui se dévoilerait progressivement, pas d’évolution dans la manière de vivre cette aventure, qui reste le même trip noir et ludique au fond assez inoffensif (quoique diablement plaisant et bien troussé) du début à la fin.
• L’Homme invisible (James Whale, 1933) est peut-être plus proche de ce qu’un cinéphile contemporain attendrait en venant voir Frankenstein : c’est-à-dire un film qui joue moins de la crudité et du malaise que de l’imagerie horrifique, et du ludisme qui va avec (les effets sont impeccables). Même la foule est ici longtemps réduite à une série de trognes comiques qu’on s’amuse à tracasser, avant que le film ne lui prête les habits d’un engagement national et collectif plus inquiétant. Face à elle, l’homme invisible est un monstre plus unilatéral, en ce qu’il est un véritable “méchant”. Mais ce n’est pas ici le pouvoir qui le rend dangereux, juste un composé chimique, ce qui évidemment réduit grandement l’intérêt du récit. Bref, le film est très divertissant, souvent comique ou ricanant (il y a un plaisir façon jeu de massacre à être du côté de cet homme mesquin qui se venge), mais il passe aussi à côté de tout ce qui pourrait lui donner du poids – la transition d’une brutalité comique à des meurtres dont on n’oserait plus se réjouir, le glissement d’un fort caractère qu’on salue à un héros qu’on voudrait mort, et ainsi de suite… La réapparition finale du visage de Claude Rains est peut-être, au fond, la seule image réellement étrange et dérangeante du film.
• Deux productions Hollywoodiennes plus récentes et platounettes… Le Poids de l’eau (2000), enquête en mer sur un crime du passé, confirme si l’en était besoin combien le cinéma de Kathryn Bigelow dans les années 90 fut d’abord, en surface du moins, une éponge des modes de son temps. La dimension téléfilmesque de cette fiction frappe en plein visage : sa bimbo filmée comme dans un film erotico-soft entrain de sucer des glaçons (mais qui déclame aussi de la poésie), ces effets de filtres et de ralentis en tous genres, ses pseudo-dynamiques de couples dans des décors anonymes de nouveaux riches, mais dans un huis-clos aux quatre acteurs qui donne à l’ensemble des allures de projets fauchés… Bref, tout ça m’a semblé bien lisse, mais sans dire que Bigelow retourne cette esthétique contre elle-même, force est de constater qu’elle parvient à tisser un canevas assez prenant sous cette surface, peut-être simplement du fait du whodunit, et des scènes du passé bénéficiant de bons comédiens. Je reste peu convaincu par ce cinéma, qui m’apparaît quand même être davantage l’enfant docile des normes de son époque, qu’un moyen singulier de les explorer.
• Finissons avec un Soderbergh aussitôt vu aussitôt oublié (pléonasme) : L’Anglais (1999), l’histoire d’un vieux truand venu aux USA venger sa fille, qui vient prendre sa place dans la file de ses films sans grande ambition, mais marqués par une aisance, un savoir-faire, et un casting solide qui leur permettent d’être regardables. On est toujours frappés par ces idées pourries d’étudiant (ici le mélange de multiples versions du même échange, montées avec une temporalité un peu chamboulée), qui ne servent à rien sinon à divertir et à rendre faussement plus intelligente une continuité tout de même un peu plate. Quelques petites choses plus inspirées (le duo d’alliés entourant le héros, la nouvelle compagne bimbo plus intelligente que le cliché qu’elle incarne, quelques jolies archives tirées de la filmo de Terence Stamp) sauvent le film d’un gouffre d’anodin.
Concluons ces notules par un coup d’œil à divers films (semi-)populaires français, présents ou passés.
• Deux moi (Klapisch, 2018) se situe dans une espèce d’entre-deux. D’un côté, il y a le plaisir à voir une comédie romantique populaire (autant dire, en France, un genre en champ de ruines) réellement mise en scène, prise en charge par un concept de cinéma (la mise en parallèle constante de deux jeunes parisiens isolés), et marquée d’une ambition supplémentaire (celle de faire le portrait des solitudes modernes urbaines, voire de toute une jeune génération). Le tout avec l’habituelle aisance et décontraction du cinéma de Klapisch, qui lui permettent d’en faire autre chose qu’une note d’intention… De l’autre côté, on se dit qu’on aurait pu faire mille fois mieux avec une telle idée. Le film est petit-bras, y compris dans ses effets paresseux (les voix qui se superposent, les rêves), ou dans ses résolutions (la dépression urbaine qui ne s’explique finalement que par des traumas d’enfance) ; et c’est dommage, car de l’occasion d’un grand film solaire n’accouche finalement qu’une petit fiction conceptuelle en forme de friandise. Cela reste, malgré tout, plus valable que 90 % de la production populaire française.
• J’avoue avoir du mal à comprendre le grand succès critique de Calamity (Rémi Chayé, 2020), histoire de l’enfance de Calamity Jane, qui reprend à l’identique l’héroïne butée et le style graphique de Tout en haut du monde, auquel il ressemble beaucoup (sécheresse de ton et d’aspect, film aéré aux immenses extérieurs). Mais il n’a pas la brutalité épisodique du film précédent, et Calamity semble au final n’avoir pour lui que le label “animation qualité française” (narration calme, mesurée, claire), sans qu’aucune grande scène ne vienne faire saillie, un petit passage claustro dans la mine excepté.
• Plus loin dans le passé, Une chance sur deux (1998), où Vanessa Paradis retrouve deux potentiels pères (Alain Delon et Jean-Paul Belmondo) sans savoir lequel est le bon, confirme Patrice Leconte comme le réalisateur-type du cinéma français populaire des années 90. Tout y est : le cadre automatique de la comédie, les vieilles stars faisant leur numéro complaisant, l’émotion fainéante et les leçons de vie en carton, de lointains restes et automatismes affadis des dialogues à la Audiard, la surproduction matérielle (hélicos, voitures de course, explosion…), la platitude formelle compensée par un honnête savoir-faire artisan, et un jeune personnage secondaire de bellâtre un peu vide. Rien de terriblement honteux (on n’est pas encore au stade du cynisme télévisuel absolu des comédies française actuelles), mais l’ensemble témoigne d’un pantouflage absolument total.
• Finissons ce tableau mitigé sur un bon film, avec L’Assassin habite au 21 (1942), qui ressemble à un manifeste de la future carrière de Clouzot. Tout y est, à commencer par cette idée du mal diffracté et présent en chacun (le coupable à l’identité fuyante, le pseudonyme “M. tout le monde”). Le style de Clouzot est cependant encore ici comme canalisé : l’orgie de dialogues évoque plutôt les manies du cinéma français d’alors, la quête métaphysique est cadenassée par les impératifs de l’enquête policière (qui contrairement au Corbeau connaîtra une résolution), et le regard satirique fait un peu écran à la vision plus noire d’un pays pourri de l’intérieur (on se demande, de fait, comment la Continental a pu produire un film pareil). Reste un récit remarquablement mené, d’une rigueur déjà totale (Clouzot, sur ce plan, reste le plus américain des cinéastes français), porté par un excellent Pierre Fresnay, et qui tient son spectateur en haleine du début à la fin.
Et pas d’idée de message de conclusion non plus, décidément vous êtes gâtés !