Ninón Sevilla 3 films

Parmi les multiples rétrospectives que Camelia a consacrées aux cinémas classiques d’Amérique latine, il y eut l’an passé un petit programme consacré à Ninón Sevilla, actrice originaire de Cuba et danseuse de mambo, ou de rumba (dans des scènes qu’elle chorégraphiait elle-même). Une curieuse star à la blondeur pulpeuse, figure excessivement érotique (malgré elle, nous disent ses rôles qui la piègent à chaque fois dans cette image), posée au milieu de mélos noirs mexicains plus prudes, comme un corps étranger qui dialogue de manière stimulante avec les codes du cinéma national.

Voici les trois films de la rétrospective dans l’ordre (peu idéal) où je les ai visionnés – mais il semble bien que ce soit Alberto Gout qui a installé et codifié la persona de l’actrice au cinéma.

 
 

Prends-moi dans tes bras

Julio Bracho / 1954

Pour rembourser les dettes de son père, Rita quitte le village de pêcheurs du Yucatan où elle vivait avec lui et sa sœur… (Llévame en tus brazos en VO)

Quelques spoilers. Julio Bracho, bien aidé à la lumière par Figueroa, réalise avec ce film un sommet d’exécution, mais pas forcément son œuvre la plus intéressante. Il faut dire que Sevilla, toute affectée, cliché ambulant qui amène déjà avec elle sa tragédie et ses drames typiques et prémâchés de femme martyre, n’est pas le point de départ scénaristique le plus passionnant qui soit…

Cela dit, son insertion dans les décors d’un Mexique traditionnel idéalisé, cette greffe bizarre (ne serait-ce que par sa blondeur, ou par son glamour sophistiqué), est encore ce que le film a de plus singulier : le projet tient au fond à une rencontre entre le ranchero (son paradis rural et passéiste exaltant la pureté, sa musicalité constante), et le film noir de cabaret (décor urbain, corruption des âmes, numéros dansés). Il est d’ailleurs assez curieux que le monde des studios de cinéma, au sein du film, semble être le point final de cette perversion, notamment dans un numéro reproduisant de manière méta les décors que le film avait mis en scène en ouverture, comme pour appuyer au carré le chiqué de cette ruralité fantasmée…

Pour le reste, le film fonctionne sur des ressorts férocement moraux (vertu à préserver, femme fautive à punir – même si c’est paradoxalement dans ces moments, comme dans la nuit d’ivresse et de viol, que le génie visuel de Bracho s’exprime). C’est en fait plutôt aux marges (la femme du gouverneur, la matrone maquerelle se cherchant une place, la nuit de double-torture finale où l’on se demande bien ce qui est expié…) que Prends-moi dans tes bras se réveille de son récit moralisant au chemin tout tracé.

 
 

L’Aventurière

Alberto Gout / 1949

Elena, rentrant de l’école, découvre que sa mère s’est enfuie avec un ami de la famille et que son père s’est suicidé… (Aventurera en VO)

Spoilers. Ce film, dont la mise en scène témoigne de peu de personnalité (la logique narrative du soap prédomine), rend de fait plus saillants les traits associés au “personnage” Ninón Sevilla, rattachés à l’actrice et qui la suivent de film en film.

C’est d’abord le paradoxe d’un corps sexué (et d’un visage pulpeux, presque vulgaire) qu’on filme pourtant de manière angélique, voire niaise (la fifille à maman qui ignore l’adultère, puis qui tombe à pieds joints dans le premier piège qu’on lui tend), et qu’une machination va transformer en la Ninón Sevilla danseuse qu’on connaît, pervertie et destituée (destitution que chantent et explicitent en direct les nombreux morceaux émaillant le film), offrant au spectateur le show exotique et érotique qu’il était venu chercher.

Mais Sevilla est aussi un agent du chaos. On pense à la blondeur de l’héroïne de King Kong, cette « femme en or » qui déséquilibrait et rendait fou tout un monde archaïque : il en va de même ici, tant l’actrice fait comme irruption dans ces univers à la domination bien rangée, rendant chaque homme fou (jusqu’au second couteau, tout d’adoration protectrice), provoquant un profond désordre dans les bonnes institutions du pays – dans les familles bien tenues, dans les cérémonies de la haute société, au sein des liens fraternels et filiaux… Le monde s’autodétruit tout autour de Sevilla et dans son sillage, et ce film, bien qu’empesé de numéros musicaux assez ineptes (qui déplient tout un décor abstrait d’une simple scène de cabaret, comme dans les musicals hollywoodiens des années 30), trouve une hargne contagieuse dans le jeu de massacre de la famille bourgeoise et de ses hypocrisies – vengeance qui donne à ce film, à première vue très dépolitisé (“pauvre victime des circonstances”), des airs de guerre des classes.

Bref, l’ensemble est imparfait, mais assez passionnant à son corps défendant, surtout comme bible canonique des personnages de son actrice. On notera par ailleurs encore une nouvelle confrontation avec Andrea Palma, qui explore ici une version plus sombre de son personnage de femme amère et plus âgée.

 
 

Victimes du péché

Emilio Fernández / 1951

Violeta, une danseuse cubaine du cabaret, sauve le bébé que sa collègue Rosa a abandonné sous la pression de son souteneur Rodolfo… (Víctimas del pecado en VO, Quartier interdit pour l’ancien titre VF)

Légers spoilers. Des trois films de la rétrospective Ninón Sevilla, c’est le plus bizarre et le plus singulier, se montrant étrangement dysfonctionnel face au genre – comme en témoignent les courts-circuits narratifs et autres ellipses qui jalonnent le film (l’enlèvement sans explication de l’enfant par son père bandit, la sortie de prison…), dans des moments dont seule la mise en scène iconique fait passer la pilule.

La première particularité de Victimes du péché est son approche du cabaret. Ce décor, habituellement filmé comme allant de soi (comme une excuse aux numéros de music-hall et au milieu euphémisé des prostituées), est ici avant tout une scène. Le premier cabaret (riche) comme le second (ouvrier) sont approchés comme des arènes, avec leur cercle central où les danses, croquées à coups de grands angles et de contre-plongées, prennent l’aspect de performances scrutées (moments où l’on joue sa survie, son travail…), et dont l’alentour (les coulisses, le pourtour ombré de la scène où l’on discute comme en chœur de l’action) se charge de figurer la réalité moins visible du milieu et du métier – conflits, abandons, pressions.

La seconde particularité de ce film noir est sa forte dimension mélodramatique, qui chez Fernández garde toute sa part aiguë, presque acide (les scènes outrées au parloir, pleines de pleurs), résonnant jusqu’aux éclats saillants de sordide ou de violence tragique (le bébé jeté à la poubelle, la prostituée battue). Le mélo semble comme mal attaché au récit et à son actrice, autour de laquelle, pour la première fois, le film ne semble pas s’être construit, ni s’être laissé dicter sa narration : sa blondeur ici n’en fait plus une exception (elle est simplement « la plus belle »), et ne lui confère pas de position particulière. Pietà virginale, mère, et prostituée cohabitent en elle d’un bout à l’autre du film, comme chez ses camarades.

Victimes du péché n’est pas forcément convaincant (il est très visiblement conçu pour être un conteneur à chansons et à numéros dansés), mais il offre les moments les plus curieux de la rétrospective (ce patron qui va au bordel avec son orchestre personnel jouant la musique du film en direct), et offre un terrain de jeu éblouissant à Figueroa, comme aux relations entre image et musique.

 
 
 

• À noter, pour qui voudrait aller plus loin, que Camelia a publié un petit dossier de presse avec des textes commentant et contextualisant chaque film.
 

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