Corée, années 30, pendant la colonisation japonaise. La jeune Sookee est engagée comme servante d’une riche japonaise, qui vit recluse dans un immense manoir sous la coupe d’un oncle tyrannique.
Quelques spoilers.
Lorsque Park Chan-wook arrive dans la grande demeure aristocrate, il ne sait pas par quoi commencer : un vrai gosse dans un magasin de jouets, un ogre devant un buffet. L’imagerie érotico-victorienne qu’investit le film se traverse, de fait, comme un parc d’attractions : tout comme la servante, à peine arrivée, ouvre frénétiquement les tiroirs pour en dérouler les trésors, la caméra plonge dans les situations offertes sans la moindre patience (il faut voir la première scène au bain). Point de subtilité ici, malgré la virtuosité des revirements scénaristiques : c’est un film au plaisir sans pudeur, aussi gras qu’un loukoum.
Au milieu de cette orgie, un détail interroge : ce sont les scènes charnelles. Une contradiction bizarre se noue en effet parmi les draps, entre le récit affirmé d’une émancipation féminine (deux héroïnes se soustraient à l’étau des fantasmes masculins), et une camera qui profite de leurs ébats pour se rincer l’œil… L’érotisme n’est pas tant le problème ici que le regard, qui relève moins de l’identification que du spectacle.
Prenons la première scène de sexe : elle reprend, comme une imagerie de plus, un cliché supra-tarte de film érotique (l’éducation comme excuse aux ingénues pour passer à l’acte : « mais comment fait-on pour embrasser ? »). Le film semble alors jouir, en toute conscience, de la candeur débile du postulat, tout en y confrontant des images crues (gros plan toute langue dehors) qui viennent en pourrir l’innocence sucrée : notre gêne alors est de ne pas savoir s’il faut investir émotionnellement la scène (nous laisser aller à la candeur de la situation malgré tout), ou si l’on doit au contraire observer tout cela avec recul, scrutant les mésaventures formelles, à l’écran, d’un stéréotype phare du cinéma rose.
Le second passage au lit désigne immédiatement, par son scénario-même, l’artificialité de cette imagerie de jeunes ingénues. Mais au prétexte de rejouer la première nuit pour mieux la comprendre, la scène dure bien longtemps, elle s’étire, offrant ses ébats au bon loisir du spectateur masculin – le mettant exactement dans la même position que ces messieurs propres sur eux qui, dans le film, viennent écouter les histoires de fesses pour leur supposé amour des beaux livres : excuse hypocrite, deuxième malaise.
Le final, enfin, par le truchement rêveur d’un doux effet sonore, montre ses héroïnes subvertir les instruments du patriarcat pour leur propre jouissance. Mais cette scène les réduit aussi à deux figures bien inoffensives, stéréotypes désincarnés de jeunes filles lisses aux petits rires débiles, comme le porno en compte tant : leur étreinte observée de loin, en une jolie symétrie, résume leur libération à une belle estampe – les héroïnes n’ont fui et détruit les images de la bibliothèque que pour en devenir une elles-mêmes.
Ces circonvolutions du regard sont assez symptomatiques de l’aventure qu’est devenu, pour le cinéphile, le cinéma de Park Chan Wook : une filmo qu’on a d’abord crue bête et méchante, fière de ses effets grotesques, et qui dévoile peu à peu une semi-conscience de son petit manège, une lucidité rieuse de ses limites, continuant à aller joyeusement au front, nous emportant parfois à la force de son lyrisme. Cette métamorphose est bancale et passionnante : elle produit certes des accidents (ces trois scènes et quelques autres), mais elle se vit aussi comme un mélange de tons supplémentaire, redoublant l’étrange potion du style (drôle et oppressant, bouffon et délicat, sincère et ironique), comme on poserait un plat de plus au buffet d’un film décidément bien généreux.
Ah-ga-ssi en VO.