Légers spoilers.
La chute et le déclin de l’aristocratie, qui fut l’obsession lisible de Visconti sur une grande partie de sa carrière, n’est ici même plus le sous-texte de son cinéma, mais son cadre historique le plus concret (roi déposé par son gouvernement bourgeois, châteaux vidés). Quoi de mieux, pour aborder la dégénérescence de tout un monde princier, que la folie littérale d’un monarque dont on ne cesse de répéter que la famille, à force d’inceste, a produit des dégénérés ?
La dégénérescence à l’œuvre, c’est d’abord ici celle d’un goût esthétique : celui d’un monarque qui a de la royauté une vision romantique, c’est-à-dire tardive, déjà consciente, déjà amoureuse d’une image et d’un passé idéalisés, déjà dans l’après. Le romantisme du film, en somme, est déjà ici sa propre parodie triste : Visconti peint Ludwig comme une sorte d’émo avant l’heure, que personne ne peut sortir de son adolescence pompeuse – une adolescence qui aurait les moyens dangereux de ses délires (pouvoir absolu, dettes contractées à l’envie…), tout en se décomposant dans les tourments physiques et phobiques de l’âge adulte (misanthropie, peur de la foule, rages de dents ou migraines). Le Disneyland kitsch au sous-sol du Château de Linderhof, grotte aux cygnes et barque sortie d’un fantasme de midinette (que Visconti redouble de couleurs douteuses et de lumières dégueulasses1), apparaît comme un délire de chambre d’ado : au fur et à mesure que le personnages se dégrade, son romantisme devient rococo, puis pur mauvais goût.
Helmut Berger, dont le visage même ressemble à un pacte faustien (cette beauté froide et ciselée découpée de sourcils sardoniques), raconte presque à lui seul, simplement en apparaissant à l’image, comment l’idéal de beauté chez Visconti s’est racorni en vieillissant. Plus Ludwig s’entoure d’un délire de beauté, plus il semble pourrir physiquement, se creuser en lui-même, petit gnome repoussant aux yeux creux, à la peau livide et aux dents pourries, ramené à un stade larvaire et utérin (bébé empâté restant dans son lit pour qu’on lui donne spectacle). Visconti le métamorphose en une sorte de Nosferatu, silhouette en manteau noir marchant parmi les jeunes corps dévitalisés jonchant l’auberge, ombre perdue dans son immense château vide (que la brume de certains plans transforme même en manoir hanté)2. Ce vide semble la dernière étape de la décomposition, comme en témoigne la scène où Schneider éclate de rire devant la galerie aux lustres immense et inoccupée : la fin de l’aristocratie sera pire qu’hantée, ce sera un musée. Le deuil de ce monde fini est partout : quand Romy Schneider visite le château, c’est avec une voilette noire comme on va au cimetière ; quand le gouvernement arrive sous la pluie pour déposer le roi, c’est en cortège funèbre (tous en noir, ombres semblables comme pour un enterrement)… C’est un film qui ne peut se finir que dans la nuit.
Restent à ce beau projet quelques limites. Si le trajet romantico-putride de Ludwig est plus séduisant et abouti que dans Les Damnés (dont ce film n’a pas, cependant, la profondeur politique), on a tout de même du mal à se départir de la sensation que le cinéma de Visconti est alors bloqué dans une sorte de ressassement. C’est notamment flagrant dans la scène à l’auberge, moment orgiaque se finissant sur le tableau de jeunes éphèbes ivres morts, exactement comme dans Les Damnés – configuration que le film ne renouvelle en rien.
Plus généralement, cet opus tardif continue à donner l’impression que l’art de Visconti a vieilli et s’est affaissé avec le pourrissement qu’il décrit : le style n’a plus grand chose de vif ou d’alerte, il macère, se dilate en scènes apathiques, et en plans trop installés. Le style ne jouit plus, et semble à présent moins exprimer qu’incarner son obsession pour la décrépitude, par un filmage toujours plus pâteux et éteint, comme endormi ou un peu absent, à la lisière de l’académisme parfois (ce côté empesé de la cérémonie ouvrant le film, ce faste lourd, ou les lourdes robes se confondent avec la profusion décorative de la pièce, comme un tout englué). Il règne une grande impression d’impuissance déçue sur ce film, qu’illuminent bizarrement çà et là quelques jeunes figures masculines (le jeune page, le jeune frère…), tels des souvenirs d’un idéalisme d’avant, fantômes de la filmographie passée qui déambulent. Cet abattement, c’est certes aussi ce qui fait l’originalité de cette fin de carrière mortifère. Mais on ne peut s’empêcher d’imaginer ce qu’aurait été Ludwig, et son projet de pourrissement si précis, s’il avait été fait aux sommets opératiques de la carrière de son réalisateur.
Ludwig : Le Crépuscule des dieux en VF.
Notes
2 • La scène des torches sous la pluie à la fin, ravive d’ailleurs encore davantage le film d’horreur en ramenant l’imagerie d’un autre film de monstre : celle de Frankenstein.
J’ai été très fan de Visconti mais je n’ai jamais réussi à accrocher à Ludwig, pourtant vu deux ou trois fois. Je te conseille quand même de voir Violence et passion et L’innocent, films moins académiques (tu as tout à fait raison de lâcher ce gros mot tant la mise en scène se fait ici plus décorative que jamais), qui changeront peut-être ton opinion sur “la fin de carrière de Visconti”.
Tu fais bien de les mentionner car j’avais pas spécialement prévu de les rattraper ou d’aller chercher plus loin pour cette période de sa filmo. Après, malgré mes réserves et son académisme, j’ai au fond plutôt apprécié Ludwig, sans doute parce que j’y suis allé en sachant déjà que j’allais rencontrer cet espèce d’affaissement (qui m’avait déjà frappé, dans une moindre mesure, dans Les Damnés), et que j’ai pu donc me concentrer sur le reste de ce que le film avait à offrir.