Ilona et son mari Lauri, respectivement maître d’hôtel et conducteur de tramway, mènent une vie tranquille en compagnie de leur chien. Jusqu’au jour ou Ilona perd son travail, quelque temps après le licenciement de son mari…
Trop de textes enthousiastes, ces derniers temps : il est temps de rétablir l’équilibre de ce blog, et d’y réinjecter un peu de haine.
Et figurez-vous qu’il faut beaucoup d’efforts pour ne pas haïr Kaurismäki. Ce film, réputé l’un de ses plus accomplis, confirme mieux que tout autre cet amour complaisant du vieillot, du brocantage, de l’usé, même les couleurs vives paraissent infiniment dégueulasses : le monde ressemble à un plateau de cinéma abandonné, et tout, jusqu’aux expressions de bonheur, y pue la dépression. Il faut encore y ajouter ces coups de coude immondes au spectateur, dont on flatte les convictions de la façon la plus grossière qui soit (« il a acheté une meilleure télé mais n’a pas payé la bibliothèque », « plus personne ne demande de portier, plus aucun respect pour les coutumes ! »)…
Évidemment, c’est un système esthétique qui a bien pris soin de se protéger de tous les côtés. Cet amour du vieux, de l’ancien, ce passé masturbé ? Mais non regardez, il est délavé, enlaidi, le glamour s’y décrépit : patte blanche, assurance de lucidité, de détournement, de mise à distance… Cette dépression généralisée, cette complaisance dans le sinistre, cette lenteur affectée ? Mais non, elles sont égayées par cette bonté humaine sortie du passé, par le comique, ces couleurs, ces pas de côté – par cette “cocasserie” qui se fantasme drôle. La boucle est bouclée, et le film, inattaquable.
La vérité est que sous couvert de dénonciation, Kaurismäki se repaît de ce contexte de crise économique : il y peut tout à son aise dénoncer de grands méchants très évidents, ou faire renaître l’espoir par l’artificialité du conte de fée (ta patronne est riche, finalement, et elle t’aide ; un tour en cure de désintox, et l’affaire est réglée) – autant de problèmes réglés d’une façon qui en somme ne veut rien dire, d’une façon docile qui n’a jamais envisagé de réelle révolte face à ce monde abject. Au mieux le film, et c’est de loin son aspect le plus aimable, fait le portrait d’une femme qui résiste en sourdine… Mais Kaurismäki n’arrive à donner un sentiment d’harmonie, et de résolution, que parce qu’il nous a fait au préalable passer par la dépression totale ; son final “heureux”, si on l’avait vu sans la préparation du film assommant qui précède, donnerait en soi envie de se pendre.
Serais-je alors en train de mal regarder ce cinéma ? Ne comprenant pas la façon dont il convoque mon regard, serais-je entrain de buter sur sa surface, de me focaliser sur les détails triviaux d’une énonciation à laquelle je serais aveugle ? Je ne vois qu’une carte gagnante, à ce style horripilant : cette artificialité formelle a un avantage, elle préserve la dignité des personnages au milieu de situations sordides (maison vidée par les huissiers, alcoolisme). Cette résistance est bien plus sensible dans les derniers films de Kaurismäki, peut-être parce qu’ils s’attaquent à un sujet (l’immigration) dont l’imagerie a un besoin pressant de deshystérisation. Je repense à un article des Cahiers du cinéma, à la sortie du Havre, qui me semblait rater cette dimension du film :
« Le cinéaste finlandais dispose ici de deux armes fatales : des idées politiques super sympas (vive les gentils et merde aux méchants !) et le recours lâche à la fantaisie onirique, qui dédouane de tout. (…) Sur un air d’accordéon et dans un fantasme fripé de réalisme poétique des années 30, Kaurismäki entonne la chanson de geste du bon peuple tel qu’on ne peut que le regretter, de l’autrefois bon comme du bon pain. Quelle différence, au fond, entre cet éloge du vieux, cette haine clamée pour le contemporain, quelle différence avec, mettons, Amélie Poulain ? Bien peu en somme. Sinon l’immunité d’auteur dont bénéficie Kaurismäki, qui lui permet de passer entre les gouttes. »1
J’ai beau me retrouver dans ce rejet au mot près, je m’étais fait la réflexion, devant Le Havre, que le portrait digne de ces migrants retrouvés dans un conteneur après plusieurs jours, représentés de manière passéiste en effet, mais aussi par conséquent de manière théorique et abstraite, avait plus de force politique que de les montrer réalistes, affamés et malades, baigner dans le bain de leurs excréments.
Même réflexion devant De l’autre côté de l’espoir, autre film sur un réfugié. Si je m’y ennuie toujours aussi copieusement, si je ne m’y sens pas impliqué ou ému, force est de constater que ce Kaurismäki-là ne m’énerve pas. Tout est posé à plat, par cette façon calme, théorique, dont il filme à peu près tout et n’importe quoi – une attaque de brutes, un rendu de justice, une fuite… L’agression au couteau, par exemple, est ramenée à sa dimension la plus pragmatique : l’endroit est dérisoirement silencieux et vide, l’homme à terre continue à essayer de respirer après avoir été poignardé. De ce traitement sec, sans emphase, ressortent des poches de dignité humaine, qui peuvent exister dans toute leur simplicité nue.
Là réside peut-être, alors, la seule dimension aimable du cinéma de Kaurismäki, sa seule planche de salut : ce style limité, si détestable quand il semble s’enorgueillir de lui-même (quotidien comme il va, vie à accepter comme elle vient, fantaisie bricolée), prend soudain de la valeur quand il doit se confronter à des sujets qui ont désespérément besoin d’être regardés autrement (et cette bienséance, ces représentations vieillottes, qui transforment le migrant en tintin de BD d’enfance, ramènent la question du réfugié à sa dimension la plus désuète, et pourtant la plus essentielle : celle de l’humanisme). La figure du migrant et le cinéma de Kaurismäki se sont pour ainsi dire trouvés, comme on le dirait d’un couple improbable.
Est-ce que cela rachète pour autant, ou justifie, tout ce que ce cinéma a de rance et de satisfait ? Non.
Kauas pilvet karkaavat en VO.
Notes