Au XIXè siècle, dans l’enclave internationale de Shanghai, les hommes se disputent les faveurs des courtisanes. Wang, un haut fonctionnaire, est partagé entre deux d’entre elles, Rubis et Jasmin.
L’un des genres phare du jeu vidéo, le FPS (jeu de tir à la première personne), offre une curieuse expérience lorsqu’on y joue à plusieurs. Ces jeux où l’on s’entretue, en épousant la vision subjective de son personnage, prennent place dans de grands dédales aux multiples étages et recoins. Or, pour que les parties collectives puissent durer longtemps, il est permis d’y mourir plusieurs fois : lorsque le joueur est mortellement touché, il renaît à un endroit aléatoire de la carte. C’est alors un étrange sentiment que de voir l’écran rouvrir à chaque fois les yeux sur un lieu nouveau, inconnu, dans lequel on est soudain perdu.
Ainsi en est-il des Fleurs de Shanghai, où les lumières n’émergent du noir que pour y replonger : le regard pénètre dans chaque scène comme extirpé du sommeil, se réincarnant au hasard des milles pièces sombres du vaste bordel, errant dans les lieux tel un fantôme. Ce film, aussi claustré dans sa maison close qu’il l’est dans la nuit, se garde bien de topographier l’espace ou le temps : les premiers cartons se contentent de souligner l’étendue du bâtiment, et les évènements seront ensuite plutôt commentés que directement montrés, plutôt annoncés ou relatés que vécus au présent, entortillant un peu plus l’écheveau d’une narration trouée.
On retient de fait d’abord, plus que les aléas du récit, cette sensation d’arpenter les couloirs d’un labyrinthe sans Minotaure, aux âmes tournant dans une nuit perpétuelle, sans possibilité d’échappatoire. La scène inaugurale, en opposant aux railleries grivoises le mutisme d’un personnage méditatif, qui semble au secret des tourments de l’âme, paraît désigner l’amour comme le sujet du film. Mais les dialogues ne parleront que d’argent, d’engagements quasi-contractuels, d’arrangements : les filles veulent sortir du labyrinthe, briser la boucle dont le final vient cruellement perpétuer la ronde. Contrairement à bien des films de maison close, Les Fleurs de Shanghai n’est pas l’occasion de peindre la décadence d’un âge d’or, ou la fin d’une époque : c’est au contraire un cercle parfaitement fermé, aussi replié sur lui-même que l’est l’enclave internationale, un quotidien répété à l’infini comme sous un mauvais sort.
Cette stase nous rappelle combien ce cinéma est connu pour encourager le sommeil (mes amis au festival, qui renommèrent le cinéaste « Hou Hsiao Hsieste », ne s’y étaient pas trompés). Plutôt que de nier cette tendance, comme si cela allait ternir la beauté des œuvres, il conviendrait de remarquer que s’assoupir devant ces films est moins affaire d’ennui, d’échec ou d’abandon, que de l’accompagnement naturel de leur pente. La sieste zen et diurne de Café Lumière, le spleen alcoolisé de Millenium Mambo, l’évanouissement aux visions de Poussière dans le vent : cette filmographie est aussi une cartographie du sommeil, où le relâchement des sens, des défenses, de toute distance cartésienne aux évènements, permet seul d’accéder à la chair intime du récit. Si l’aspect conceptuel des Fleurs de Shanghai peut refroidir, sa torpeur somnambule, longue transe baignée de fumées d’opium et de fondus au noir, n’est pas une coquetterie formelle : c’est l’unique moyen de dire la maison close, l’emmêlement lancinant des passions et de l’argent, le confort fétide des mondes autistes, l’impasse d’un siècle romantique ; de retoucher par l’hypnose à cette bulle d’ancien monde, à jamais prisonnière de sa mélancolie rouge.
Shàng hāi huā en VO.