La puissante famille Von Essenbeck se réunit pour fêter l’anniversaire de son patriarche, magnat des aciéries de la Ruhr. Dans la soirée, ils apprennent l’incendie du Reichtag : les nazis viennent d’accéder aux pleins pouvoirs.
Légers spoilers.
En 2005, dans une lettre posthume à Fassbinder, Alain Bergala évoque une obsession chevillée à l’histoire du cinéma moderne : « Vous n’avez jamais cherché, contrairement à la plupart des cinéastes de votre génération, à retrouver une quelconque virginité de l’image. Vous n’y avez jamais cru. Pasolini a cru la retrouver, cette innocence non polluée des images et des corps, dans sa Trilogie, mais il l’a vite abjurée avant de s’attaquer à l’impur Salo. Godard continue toujours à la chercher avec une touchante obstination dans le paradis de Notre musique, même s’il le filme encerclé par des troupes américaines. Kiarostami préfère maintenant la chercher en solitaire, sur son 4×4, avec sa petite caméra DV ». On pourrait adjoindre à ce constat bien d’autres cinéastes, comme Rosselini (que cette quête mena à l’austérité absolue des projets télévisuels) ou encore Tarkovski (dont le cinéma, après Andreï Roublev, se décomposa dans un univers hagard d’eaux saumâtres) : des années 60 à la fin des années 80, le pourrissement devint l’affaire collective du cinéma européen.
C’est peu de dire que ce trajet marque la carrière de Visconti : dès ses premiers films, mus par l’érotisme d’une jeunesse que la caméra dévore des yeux (Ossessione, La Terre tremble, Rocco), le vice et la mort sont déjà une part non négociable du beau. Le ver est dans le fruit : à la splendeur d’une décadence encore vitalisée par les élans d’opéra (Senso) succède une déchéance plus calmement attristée, à l’épuisement mortifère (Le Guépard). Lorsque la filmographie pose ses valises à l’étape tardive des Damnés, le pourrissement en est presque devenu le sujet central. Visconti n’est d’ailleurs pas aveugle à cette progression, rejouant ici dans une auberge le grand bal du Guépard et sa farandole, la noblesse en moins – un bal cette fois ouvertement laid et grotesque, comme privé de cache-sexe : la grâce d’apparat a laissé place à une sexualité crue, qui courait déjà sous les robes de l’aristocratie sicilienne. Et l’éphèbe Viscontien, seul espoir de grâce, se confond désormais à l’inconfortable parenté du fantasme aryen.
Vient ainsi le moment problématique où ce dépérissement contamine jusqu’à l’énonciation, dans un jusqu’au-boutisme qu’on peut trouver courageux : l’habituel raffinement de Visconti s’abîme dans la nausée délavée d’un baroque verdâtre, la fluidité de la mise en scène s’ankylose de zooms. Le caractère chantant de ce cinéma pourrit à présent dans l’atonalité : comme dans Mort à Venise, le romantisme noir est déjà derrière nous, amputé de sa part d’idéal. Le film vénitien avait au moins l’amabilité d’arriver après la catastrophe, quand tout est détruit, déjà presque apaisé et réconcilié de savoir la fin proche. Rien de cela dans Les Damnés, qui se refuse même à rendre cette décadence séduisante, à en faire une transe dont on pourrait accompagner l’ivresse : le film est un amas ingrat de dialogues, d’intrigues et de manigances. Le vitalisme perdu du style fait naufrage sur une dernière image figée, aux corps vaincus et neutralisés, tout un style y achevant sa mue vers la nature morte.
On peut saluer la cohérence et la rigueur d’un tel projet, et son absence de complaisance (Visconti, quand bien même il fait le choix de l’outrance, répugne à nous faire jouir de cette chute). Mais là résident aussi les limites d’un film clos sur sa propre gangrène : rien d’autre à ressentir parmi les ruines qu’un ennui traînant, rien d’autre à regarder que le tableau déconfit d’un monde où plus rien ne nous tend la main. Tard dans le film, le retour inattendu d’un personnage lumineux (auquel on peut croire, dont on peut partager l’intériorité) redonne soudain au désastre ambiant une mesure de l’humanité, extirpant un moment le récit de sa capitulation endormie à la pourriture : apparaît alors l’impasse d’un film qui ne peut toucher que lorsqu’il trahit son programme.
La caduta degli dei en VO.
The Damned (Götterdämmerung) à l’international.
Disons qu’avant de s’inscrire dans l’histoire des formes cinématographiques selon Alain Bergala, Visconti filme la montée du nazisme dans la grande bourgeoisie (classe sociale qu’il abhorre). De là découle logiquement un style que tu qualifies fort bien de “baroque saumâtre” (qui a son côté séduisant).
Après, qu’il n’y ait rien pour “me tendre la main” dans cet aquarium bigarré de poissons cannibales n’est pas plus un problème que l’absence de personnage sympathique dans MacBeth.
Personnellement, je l’ai vu il y a longtemps mais je me souviens avoir été fasciné, même si non ému, par cette tragédie shakespearienne chez les nazis.
Ce n’est pas tant l’absence de personnage sympathique qui me gêne, que la difficulté à trouver une quelconque porte d’entrée. Dans MacBeth il y a le flamboiement des sorcières, le cauchemar somnambule, une chute vertigineuse vécue sur un mode tragique : le mal a une grandeur. Ce qui me surprend ici (plus que ça ne me déçoit, en fait), c’est cette stagnation immédiate et continue face au mal. Le nazisme n’est pas l’objet d’une hypnose, et si le baroque a certes un charme, le film n’est pas “séduisant” au sens où il essaierait un temps de nous faire partager la tentation du mal (par exemple en préservant une dimension de désir dans la scène de l’orgie, où en forçant sur le potentiel opératique de ce récit faustien). D’où l’impression qu’il ne reste plus à l’écran que cette haine pour la haute bourgeoisie dont tu parles : une sorte de tableau terminal, définitif (un peu comme Salo, en un sens, la violence et la radicalité du geste en moins), déjà mort et éteint, qui entretient chez moi plus de curiosité froide que de fascination. Je trouve ça à la fois couillu et peu remuant quoi, et je reste du coup assez insensible à l’alignement régulier d’horreurs.
Pour la progression du cinéma vers le pourrissement, je pense qu’on peut en parler chez Visconti sans même en passer par Bergala, sa filmo semble consciemment entretenir le récit de cette décadence de film en film. Après je n’ai pas vu les film postérieurs à Mort à Venise (même si le “crépuscule” du titre de Ludwig semble dessiner une continuité), donc peut-être que la suite me donne tort… Une précision, d’ailleurs, au cas où il y ait malentendu : c’est une évolution que je constate, mais je n’y vois pas un défaut (pour reprendre l’exemple de Tarkovski, je trouve justement que la grâce de son cinéma atteint ses sommets dans les ruines sordides de Stalker).
Dans la mesure où la contamination par le Mal est progressive jusqu’à devenir totale (l’inceste putain! ça m’avait marqué), il y a une évolution graduelle dans le récit qui m’empêche de considérer Les damnés comme un truc figé.
Et la somptuosité des éclairages, de la musique…si Les damnés n’est pas “opératique”, quel film l’est? En Allemand, le film s’appelle d’ailleurs “Götterdammerrung”, comme l’opéra de Wagner…
L’image que tu as mis pour accompagner ton article est quand même fascinante même si l’artifice outrancier de sa composition préserve bien sûr une certaine distance.
Bien d’accord avec toi sur l’évolution du cinéma de Visconti, c’est une évidence.
Mais cette fascination pour la décadence lui est propre, j’ai du mal à relier son cinéma à celui de Pasolini ou Fassbinder (à la rigueur, il y a des réminiscences des Damnés dans Lili Marlène).
Ceci étant, Violence et passion et L’innocent sont des films stylistiquement plus sobres que Les damnés et Mort à Venise. C’est peut-être lié à l’évolution de l’état physique du maître.
C’est marrant, perso à part cette dernière image, justement, ça m’a semblé plutôt volontairement sobre et terne par rapport au projet attendu – mais peut-être aussi parce que j’imaginais de grands élans d’opéra à la base (ou alors c’est le moment de sortir mon joker préféré et de faire porter le chapeau à la projo numérique !).
en tout cas, tu m’as donné de le revoir. Et il est tout à fait possible que j’ai alors le même ressenti que toi, que tu expliques parfaitement.
Donc je l’ai finalement revu et mon enthousiasme d’il y a (plus de) dix ans s’est un peu émoussé.
Les zooms et, d’une façon générale, les approximations du découpage m’ont bien plus gêné. La profusion de plans à différentes échelles et différents angles sur Dirk Bogarde dans la scène du repas qui précède le retour du “gentil”, j’ai du mal à y trouver une justification du type “la décadence du sujet contamine la forme”. Pour moi, c’est du laisser-aller.
Il y a aussi une certaine complaisance dans le filmage de la Nuit des longs couteaux, bien trop longue, par rapport à son importance dans la narration.
En revanche, je ne me souvenais pas de la précision diabolique du scénario. J’ai été captivé par la façon dont le régime nazi s’assure le concourt des volontés individuelles de biais, en exploitant les appétits de chacun. A part le vieux S.A (déjà dépassé), il n’y a pas un seul nazi de conviction dans la famille. La scène où on voit le fraîchement promu Dirk Bogarde dans son lit lire le b-a ba, à savoir Mein Kampf, est à cet égard révélatrice. Pour ma part, en plus du fait que certains résistent clairement à l’ordre nouveau (je ne me rappelais plus de Charlotte Rampling qui est clairement un personnage “sympathique”), ça m’empêche de considérer cette famille comme des monstres, même s’il y a dans le tas un sacré pervers (Helmut Berger).
C’est vrai, j’avais oublié Charlotte Rampling moi aussi. Peut-être parce qu’elle est observée un peu de l’extérieur, depuis les manigances des autres protagonistes (un peu écartée aussi par son impuissance, son manque de discernement sur la situation : y a pas vraiment de nuances entre sa position et le reste de la famille, elle est un peu réduite à une trace restante de son mari après le départ de celui-ci). Mais ça reste un joli personnage.
Pour les zooms, si je ne me souviens pas précisément du passage en question, je ne saurais te dire de manière générale : j’ai toujours eu beaucoup de mal à savoir comment ils étaient ressentis à l’époque. Aujourd’hui, quand un cinéaste utilise un zoom, la conscience de la laideur (ou en tout cas du manque d’âme) du procédé est souvent inscrite dans le choix de l’utiliser, un peu comme un refus du mouvement maniéré, un acte de contrition (comme dans “Le Village” de Shyamalan, par exemple). Ou alors c’est utilisé consciemment pour son cachet vintage, dans une pose un peu arty.
Mais à l’époque, est-ce que c’était un procédé qui, par sa nouveauté, paraissait élégant, désirable ? En gros : est-ce que lorsque Visconti l’utilise, il a l’impression de manier une figure de style ingrate ? Car c’est ce qui fait que j’ai du mal à le sentir comme un laisser-aller, même si techniquement le zoom représente une facilité (c’est d’ailleurs ça qui le rend laid, on sent cette facilité). Mais j’ai peut-être un regard anachronique sur ce coup.
il n’y a pas que les zooms, il y aussi, parfois, une surabondance de plans qui donne la sale impression que le cinéaste ne sait pas où poser sa caméra.
Dans la scène dont je t’ai parlé, j’ai été choqué par le radical changement d’axe sur Dirk Bogarde, le fait qu’il soit d’un coup quasiment filmé de dos, et n’en comprends pas la raison (à 01:54)
https://www.youtube.com/watch?v=XtMocFKzwxY
C’est ce que je considère comme une approximation de découpage.
Oui effectivement, c’est bizarre. Il y a une progression (plans de plus en plus rapprochés sur lui) qui pourrait à la limite faire de ce plan de dos une espèce d’extrême (ça peut marcher au moment où le plan arrive : impression de colère rentrée, frustrée, à laquelle personne ne répond). Mais le plan est trop long, et surtout ne mène nulle part (puisque la suite part sur autre chose).
C’est effectivement assez étouffant à revoir comme ça (pas très fin, quoi), même si c’est aussi cette scène qui veut ça, j’imagine.