Spoilers.
Plusieurs choses se donnent à voir dans ce joli film, qui fut la belle surprise des sorties hivernales.
La première, difficile à définir (ce n’est qu’une intuition), ce serait la confirmation de ce qui est en train de devenir un nouvel académisme de festivals : la maîtrise progressive du numérique1, entre autres évolutions esthétiques, a mené à des films qui peuvent à nouveau jouer une certaine forme de contemplation et d’attention aux acteurs, en une recherche d’élégance lente à la discrète maestria visuelle. Mais cela sans pour autant jouer la messe ou le dédain du récit, sans cette pesanteur dépressive, silencieuse et sentencieuse qui put être la norme d’un certain cinéma d’auteur il y a vingt ou trente ans (au hasard, tous les dérivés d’un Béla Tarr) : c’est plutôt ici l’affaire d’un sens aigu du cadre, d’un intérêt pour la lumière et les éléments (au risque d’être un peu illustratif, écueil sensible ici jusque dans l’inoffensive utilisation de la musique). Avec Joyland et quelques autres, Le Retour des hirondelles participe à dessiner une nouvelle norme du cinéma d’auteur mondial, qui fait que malgré ses particularités, ce film prend place dans un cadre aux contours semi-attendus.
La deuxième chose dont témoigne Le Retour des hirondelles, c’est d’une percée, enfin, dans les codes du cinéma indé chinois – du moins pour moi, qui découvre ici un réalisateur qui creuse ce sillon depuis déjà dix ans. La sixième génération en effet, qui fut dès ses débuts marquée par une vision no man’s land, grise et désespérée d’un monde aux marges du capitalisme (dégoût urbain qui refait ici une visite éclair, le temps d’une sinistre visite d’appartement), trouve dans ce film sa parfaite contradiction. Par ce tableau rural et solaire bien sûr, mais aussi par ce paradoxal éloge d’une vie modeste, et d’un personnage dont la résistance consiste à refuser de demander plus. Cet entêtement à garder “chaque chose à sa place”, qui pourrait ressembler à une soumission à l’ordre des choses, à une perpétuation des dominations et à une confortation du pouvoir en place, devient dans le film un curieux geste de résistance2, qui en refusant la dialectique marchande (accepter les offres, les cadeaux) rend le personnage impénétrable, ininfluencable, s’extrayant d’un rapport de soumission à la violence de la Chine moderne, pour plutôt se poser en dehors de ce système (pas sous, pas contre – à côté : ignorer l’oppresseur, superbement).
Les maigres éléments de dramaturgie que le film met en place, et qui pourraient menacer la stase de son univers campagnard (le programme de destruction des maisons par exemple, ou encore ces riches pompant littéralement le sang du pauvre) se révèlent ainsi sur la longueur comme inaptes à prendre le pas sur la chronique, à la faire rentrer dans le rang d’une dramaturgie : quand la femme du fermier meurt, c’est ainsi par un total hasard qui n’a rien à voir avec ces menaces que le système faisait peser sur le quotidien du couple (dans une scène arrivant soudain, sans prévenir, en un claquement de doigts, d’une façon qui ne relie en rien au contexte politique contemporain).
Enfin, la dernière particularité du film est une certaine forme de douceur (qui s’incarne notamment dans le travail remarquable de la comédienne dont le jeu d’abord rentré, difficile, est à lui seul un appel au baume que va déployer le film). Cela n’est pas tout à fait nouveau : cette bienveillance, qu’on peut dérouler entre autres du cinéma de Weerasethakul, n’est pas une tendance étrangère au cinéma contemporain. Mais elle trouve dans Le Retour des hirondelles une sorte de centralité, tant le cinéaste s’échine à en faire le corps d’un récit qui pourrait à chaque seconde se remplir de péripéties, mais qui s’y refuse (quand la pluie menace des jours de travail de fabrication de briques, l’issue est ainsi un fou rire, et non une remise en cause scénaristique du projet de construction de la maison). Tout focaliser sur le “prendre soin”, ne retenir de ce quotidien que les gestes d’attention, confère au film une vraie singularité qui le rend désarmant sur la longueur.
Non sans artificialité parfois d’ailleurs (le “repose-toi un peu” répété une scène sur deux, l’unique engueulade qui arrive artificiellement dans le seul but d’être réparée ensuite). Le film ne sait pas non plus toujours donner à son projet la simplicité formelle et narrative qu’il demanderait : voulant mordicus l’appuyer de quelques dialogues explicites ou d’image symboliques (le leitmotiv des oiseaux à sauver), cherchant à boucler la boucle de toutes les pistes lancées (en l’état, le film aurait très bien pu s’arrêter face à l’âne dans le désert), ce grand programme annoncé de bienveillance manque un brin d’ellipses et de mystère. Reste une véritable capacité à imprégner le spectateur de cette philosophie de vie simple, à imprimer en lui cet attachement viscéral à la vie rurale (entouré d’animaux et de saisons : on sent ici l’idéalisation de souvenirs champêtres d’enfance, du point de vue du cinéaste adulte). Assez, en tout cas, pour rendre instinctivement repoussante toute autre possibilité de négociation avec le pays. En cela, enfin, le cinéma d’auteur chinois s’est ouvert un autre horizon que la contemplation du désastre.
Yǐn rù chényān en VO.
Notes
2 • Le film, succès surprise en Chine, a d’ailleurs subi les foudres de la censure, se voyant affublé d’une nouvelle fin, puis retiré des écrans, menant le cinéaste à être assigné à résidence. Cette réaction de l’État est uniquement due, a priori, à la mise en image de l’extrême dénuement du monde campagnard, contredisant la propagande du pouvoir sur la fin de la grande pauvreté (notons, en miroir, que certains cinéphiles chinois lui reprochent exactement l’inverse : de romantiser et d’idéaliser la pauvreté extrême, et de présenter la tradition atroce du mariage forcé sous un jour doux). Mais je me demande si cette réaction réticente du pouvoir n’est pas aussi, au fond, une réaction à ce portrait de deux individus qui existent en dehors de ce régime, qui ignorent superbement ce régime, et qui n’ont pas besoin de lui.