Octobre 1944, Auschwitz-Birkenau. Saul, un Sonderkommando, reconnaît les traits de son fils sur le cadavre d’un garçon. Il décide alors d’accomplir l’impossible : sauver le corps de l’enfant des flammes, pour lui offrir une véritable sépulture.
Légers spoilers.
Le texte de Rivette est devenu une doxa. Jadis, le travelling de Kapo offrit à la théorie une formidable boîte à outil pour questionner les films, et ramener leur mise en scène à ses responsabilités. Mais des années d’usure, et une génération de premiers de la classe besogneux, ont transformé cette éthique en morale : le questionnement perpétuel se mua en interdits de principe, et un doute légitime (« peut-on faire ce travelling ? ») vira au bête code de la route. La Shoah n’est aujourd’hui plus ce révélateur, ce point Godwin qui atteste des problèmes de regard inhérents à n’importe quel film : elle est devenue un territoire à part, pour lequel on vérifie soudain les papiers du cinéaste.
C’est dans ce contexte foireux qu’arrive Le Fils du Saul, accusé ci-et-là d’être un jeu vidéo. On suppose que c’est le FPS qui est ici désigné ; c’en est pourtant l’exacte antithèse. Car si Nemes propose une expérience de la Shoah, ce n’est pas au sens où on l’entend : le chaos d’informations qui happe dès l’ouverture (ce bain incertain de cris et de mouvements) dit d’abord le renfermement du personnage en lui-même, la perception d’un homme clos à l’enfer qui l’entoure. L’emballement du hors-champ fait alors moins spectacle qu’il n’appuie l’insensibilité d’un visage verrouillé, renfrogné et tête baissée, sans réaction apparente à l’horreur. Saul a fait le choix de plonger en lui pour survivre : toute sensorielle qu’elle soit, la mise en scène joue moins au simulateur de vol qu’elle ne narre cette fermeture au monde.
Evidemment, il plane sur le film un soupçon de roublardise : peu ou mal montrer, c’est aussi exciter l’imagination. Mais passée l’ouverture, dont on peut effectivement discuter le goût (hors-champ sonore édifiant, à l’arrivée savamment ménagée), ce supposé « film-montagnes-russes » frappe surtout par son détachement émotionnel, par la circulation constante de prisonniers indissociables, interchangeables, et par l’obstination à d’abord pointer dans la Shoah son terrifiant prosaïsme, son labeur quotidien d’usine ramenant sans cesse le récit (et son personnage) aux impératifs d’une cadence de travail. À l’exception d’une scène nocturne aux accents infernaux, la sobre clarté de film, qui refuse de se complaire dans les puissances de l’imagerie (il n’est pas fait mystère de ce qu’on voit mal), enraye le voyeurisme plus qu’elle ne l’encourage.
Reste néanmoins une question : si le dispositif est impeccable, que produit-il ? Qu’est-ce qui, d’un point A à un point B, a changé pour Saul et son spectateur ? Ce que formalise le film, c’est une idée fixe : « l’incohérence Saul » traverse une série de situations dramatiquement importantes (une fusillade, une révolte) sans pourtant dévier de son étrange obsession, et le film avec lui. Le monde externe n’ayant plus aucun sens (formes indistinctes, bruits épars), il ne reste que l’abstraction d’une mission tombée du ciel, seule véritable histoire que s’autorise le film : un reste errant d’humanité a élu Saul comme un parasite élit son hôte, l’extirpant du flou premier pour courir un temps en lui (le faisant agir de manière absurde, mettant sa vie en danger), et le quittant comme on passe le relais, précieux code secret transmis à la suite du siècle, fuyant avec l’enfant dans le mystère de la forêt.
Seul le final s’autorise à regarder cet horizon poétique en face, formalisant l’implacable fuite en avant qui a été sa marche, lui donnant enfin une raison d’être ; on peut juger que c’est un peu court. Le film, qui confond rapidement l’obstination de Saul avec son propre surplace, se contente comme son personnage d’être une pure force en mouvement, un principe neutre se suffisant à lui-même, trop prudent pour construire quelque évolution qui fasse sens. Que Nemes reste bloqué dans le carcan de son dispositif subtilement pesé, sécurisé et verrouillé, et surtout qu’il s’en satisfasse, dit une certaine forme d’échec : l’art n’est pas le royaume des bons élèves assurant leurs arrières.
Il est alors d’autant plus usant de voir Le Fils de Saul accusé à l’endroit de sa seule prise de risque (la Shoah comme expérience), certains s’étant même offusqués à Cannes qu’on perde les bonnes habitudes – comprenez : passer le film à tabac en psalmodiant Rivette. Car ce qu’on reproche au fond au dispositif, en l’attaquant non dans son articulation mais par principe, c’est de ne pas être du cinéma moderne. Celui là-même qui agonisait il y a déjà trente ans. En son temps, la modernité fut une nécessité pour se confronter à l’irreprésentable : Resnais pouvait donner la mesure de la Shoah sans presque en montrer une image – et son film, sans rien tempérer de l’horreur, obligeait le spectateur à exercer sa pensée. C’était la solution d’urgence ; est-ce pour autant, à tout jamais, la seule voie possible ? On reproche à Nemes d’être sensoriel, mais voilà plus de vingt ans, peut-être même depuis Tarkovski, que le cinéma est aussi cela : un monde non plus seulement approché comme une série de concepts, mais comme une pure expérience physique et auditive, une texture et une transe, une suite de stimulis audio-visuels. La question n’est pas de savoir si, ramenée à l’holocauste, cette approche est légitime : la question est de savoir quelle configuration inventer en son cadre – qui est désormais, qu’on le veuille ou non, le cinéma de notre temps, l’expression de notre génération : non négociable. On ne pense pas la Shoah aujourd’hui avec les yeux et les formes de nos aînés, encore heureux : le devoir de notre époque est de dire son rapport à l’événement, pas de réciter le catéchisme.
Saul fia en VO.
C’est un peu court de réduire le moteur narratif du film à “l’étrange obsession de Saul” : enterrer à tout prix un défunt, c’est, peut-être encore plus que retrouver son humanité (lecture évidente), s’inscrire dans la mythologie antique dans ce qu’elle a plus pur, buté et radical : c’est Antigone qui meurt pour avoir donné une sépulture à son frère, c’est Priam qui “embrasse la main du meurtrier de son fils” pour récupérer la dépouille d’Hector. Comme chez les Dardenne (mais eux convoquent le christianisme), le dispositif cinématographique du Fils de Saul est mis au service d’un Sacré qui le transcende.
On est pas forcément en désaccord en fait : je te rejoins sur l’immensité de ce que convoque l’obsession de Saul (je ne trouve pas du tout que ce soit un argument de récit faible, c’est un socle plus que suffisant pour tout un film). Par contre je trouve que Nemes, après avoir trouvé à cette idée sa juste forme, n’en fait finalement pas grand chose sur la longueur, qu’il se contente un peu de ce que ce collage premier (l’attitude de Saul VS le contexte des camps) va évoquer tout seul. Comme si on jouait exactement la même note tout le film (que Saul joue la même note, oui, c’est justement ce qui en fait un personnage fort, mais le film ?). J’aurais aimé, je crois, que Nemes assume un peu plus ce que son dispositif peut évoquer (c’est en ça que la fin me plaît : tout d’un coup, elle creuse une piste qui était là en puissance), or j’ai l’impression que par peur de fauter, il reste crispé pendant 1h40 sur son geste premier – au point qu’on ait parfois l’impression que Saul n’est plus qu’une excuse pour nous faire visiter chaque aspect du camp. Pour reprendre ton exemple, la dimension tragique dont tu parles, autant je l’entends très bien (et je pense que tu as raison), autant je ne suis pas certain qu’il y ait beaucoup de moments du film qui le fassent ressentir, qui regardent cela dans les yeux. Je veux dire par là : on peut presque déjà le déduire à la lecture du synopsis, et le film en reste un peu là.