Quelques spoilers.
J’ai beau déjà le savoir, je ne m’y habitue pas : plus je découvre de films de l’âge d’or du cinéma indien, plus je suis frappé par l’égo démesuré de ses réalisateurs (au-delà des influences cinématographiques glorieuses dont ils se revendiquent). C’est Uday Shankar se représentant en génie visionnaire, c’est Raj Kapoor qui pleure la beauté de son visage ou la pureté de son cœur de Charlot, c’est la grandiloquence DeMille de Mehboob Khan qui ambitionne de signer le grand manifeste de l’Inde indépendante… Et c’est donc Guru Dutt, qui après L’Assoiffé se peint à nouveau ici en martyr et en poète maudit, seul humain non corrompu d’une société qui ne comprend rien à l’art, dans un mouvement satisfait et gentiment réactionnaire (la scène du maquillage). Il n’y a ici plus aucune tentative de distance entre Dutt et son personnage quasi-autobiographique (voire prophétique) d’artiste viré de l’industrie dès ses premiers échecs, et qui sombrera dans l’autodestruction. De là à dire qu’il fait un film entier pour justifier devant le public son goût pour l’alcool…
Tout cela handicape évidemment la portée du film, qui déploie une forme infiniment fine pour raconter un récit passablement bête. Qu’importe : la puissance lyrique de la mise en scène emporte tout. Dans un découpage d’une richesse folle, qui arrive à faire de chaque petite scène une configuration qui parle, et de chaque plan une idée (au point que le film semble parfois aller trop vite, interrompant ses élans sans assez en profiter), Guru Dutt abat les dernières réticences que pouvait inspirer son égo-trip – jusqu’à ce sommet d’une scène amoureuse chantée qui ne repose sur strictement rien (deux personnages immobiles au milieu d’un studio vide, alors que leurs pensées chantent leur désir), et que le découpage et les jeux de lumière suffisent pourtant à transformer en aventure. Les chansons plus généralement, même les plus accessoires (la leçon faite aux petits, ou celle de Johnny Walker – étonnamment supportable dans ce film, en fils de riche désenchanté), brillent par une qualité qui nous ferait presque oublier qu’aucune n’est dansée, la précision de la mise en scène se chargeant seule de faire chorégraphie.
Le récit ne fait pourtant, derrière son geste méta, que rejouer le schéma narratif de Devdas, que le réalisateur du film doit mettre en scène (un couple séparé de force, entraînant la destruction de l’amant dans la boisson). Ce qui compte ici n’est donc pas tant l’originalité d’un scénario complaisant (bon réal qui ne touche pas son actrice, bon père empêché par sa méchante ex-femme de voir sa fille), que la façon dont chaque cliché se trouve réinvesti, comme revitalisé. Certes, rien n’empêche de voir dans ce geste une pure démonstration de force, une parade un peu vide des capacités du cinéaste ; mais le projet, tout savant qu’il soit, ne m’a jamais paru boursouflé – chaque choix parle. Au gré de la chute de son personnage, Dutt finit par moins utiliser l’univers des plateaux de cinéma comme un sujet, que comme un moyen plus universel de parler de la jeunesse et de ses capacités qui filent, et du souvenir des jours glorieux dans lequel on erre, tel le fantôme de sa propre vie.
Kaagaz ke phool en VO.