Quelques spoilers.
Difficile d’être sévère avec ce qui se présente à nous comme un ride d’exception, et un plaisir de spectateur comblé : Everything Everywhere All at Once est un exercice de continuelle virtuosité, qui trouve dans son concept SF (celui de mondes parallèles soudain plus si hermétiques que ça) un potentiel comique purement cinématographique – transitions infinies et collages, combats à transformations, absurde à invoquer pour faire avancer l’action. On pardonne volontiers au film, de fait, les béquilles qu’il croit devoir utiliser pour nous convaincre, que ce soit sa nervosité appuyée (le premier combat kitsch tout en accélérés, le jeu d’acteurs ©HK aux expressions faciales cartoon, les variations de ratio gadgets…), tout comme sa filiation docile aux normes de l’époque (comme chez Nolan, la moitié des dialogues servent au film à s’expliquer lui-même).
Cette perfusion à l’époque, c’est cela dit aussi ce qui donne au film sa profondeur, alors qu’il trône au sommet d’une décennie Hollywoodienne maladivement méta : ce zapping effréné d’un univers à l’autre, cette saturation audiovisuelle qui dégueule en tous sens, ce n’est rien d’autre que le régime contemporain des images – Michelle Yeoh navigue d’un monde à l’autre comme on swiperait sans fin les vidéos TikTok ou les profils Tinder. Le dégorgement de stimulis de notre monde moderne (pubs, clips, marché de l’attention) est ici porté à ébullition, à “surcharge mentale” comme le dit le film, au risque de flirter avec l’épilepsie (et de fait dans le récit, les personnages qui ont trop expérimenté ce régime d’images se brisent, tombent morts ou deviennent fous). Cette prise de conscience du chaos du monde visuel, du fait qu’on peut faire “tout et n’importe quoi” (toute vidéo imaginable existe quelque part sur la toile), mène à ce constat amer que finalement rien n’importe : au travers du jeune personnage nihiliste de Joy Wang, et via la génération qu’elle représente, se dessine la prise de conscience que si toutes les images existent quelque part dans le monde, que si cohabitent tout et son contraire, alors rien n’a de sens (et que par là-même aucune image n’en a).
Une mélancolie sourde parcourt ainsi cette comédie chaotique, quelque chose comme l’intuition d’un cinéma déjà condamné, qui a cassé la machine, réduit au champ de ruines d’un perpétuel attentat visuel (au point que les plans diffractés et multipliés apparaissent pour certains littéralement cassés, brisés à l’écran).
Il est plus décevant alors de voir le film incapable d’y apporter une réponse. Refusant d’épouser jusqu’au bout le chaos nihiliste et sa jouissance amorale, le film prétend retrouver du sens par l’injection tardive de maximes platounettes (importance de l’amour, d’être gentil), auxquelles il ne sait pas inventer une forme propre, se contentant de refermer la boucle par des effets de structures attendus (la rêverie SF n’était, au fond, que l’habit symbolique d’une banale histoire mère-fille). Le retour du sens ne s’impose alors pas par une épiphanie formelle qui résoudrait la question que pose la forme si particulière du film, mais simplement parce que le scénario décide de le proférer dans ses dialogues, en multipliant les parallèles appliqués entre ses différents mondes (qui ne viennent alors plus dire l’explosion des possibles, mais simplement illustrer et métaphoriser, en quelques segments reconnaissables et sagement parallèles, le conflit intime d’une mère et d’une ado). Le tout au point de retomber dans les travers de l’époque, les segments comiques (celui des doigts, notamment) venant se mêler au maelstrom pour s’excuser, d’un rire gêné, des passages recherchant l’émotion…
Bref, si le diagnostic posé par Everything Everywhere All at Once est précis, la solution qu’il y répond est artificielle : il y a bien à craindre que le cinéma face au monde explosé des images en soit toujours là, perdu et hagard à contempler l’abysse noire, en se raccrochant désespérément à quelques conventions.