César, poursuivant son rival Pompée jusqu’en Égypte, découvre la guerre qui y oppose Ptolémée à sa soeur Cléopâtre. Celle-ci persuade César de la rétablir sur le trône…
Légers spoilers.
De ce légendaire désastre financier, qui a pour réputation d’avoir achevé le Hollywood classique à lui tout seul, j’imaginais un film bien plus malade, plus paniqué, un sommet de déraisonnable et de décadence.
Le film de Mankiewicz, au contraire, apparaît assez éteint (on est loin des sommets de sa filmographie), et étonnamment tenu. La grande fresque bouffie que le projet laissait craindre se voit très vite domptée par une dichotomie sévère… D’un côté, les échanges entre personnages (de simples duos, la plupart du temps) ramènent une bonne part du film au théâtre. Qu’importe alors la multitude de figurants dehors : dans ces palais trop clairs, dans ces grandes pièces vides où leur voix résonne, les personnages sont seuls, et leur pouvoir, déconnecté du monde, semble déjà précaire, épuisé. C’est la première étrangeté du film que de faire évoluer dans ces décors hiératiques des figures qui ne sont pas tout à fait à leur hauteur (Elizabeth Taylor, notamment, écope d’un personnage capricieux et plaintif : sa Cléopâtre n’est pas sans évoquer une figure de teenager sixties, boudeuse et jalouse, vaguement vulgaire, autant que désenchantée et lucide).
À l’opposé de ces séquences dialoguées, les batailles et les grandes scènes de foule apparaissent presque déconnectées du récit, fonctionnant comme des spectacles autonomes, des attractions vécues comme telles par un spectateur que le film n’en finit plus de confondre avec ses propres figurants (voir par exemple l’arrivée de Cléopâtre à Rome, face à un public assis l’observant patiemment). Si ces passages manient une rhétorique attendue d’abondance et de dépense à pure perte, c’est de manière dévitalisée : cette monumentalité que la caméra capture, la mise en scène de Mankiewicz n’y donne pas suite. Elle ne s’enivre jamais de cette démesure, et c’est avec une austérité têtue que le cinéaste filme cet étalage de moyens, d’une façon lente et atone où l’on cherche en vain le plaisir.
Cette sécheresse semble presque constituer un mécanisme de défense, un moyen pour Mankiewicz de ne pas trop glisser sur la pente du projet taré. Et force est de constater que ce double-régime strict (dialogues seuls / spectacle seul) permet au film de tenir droit, lui évitant de se faire bouffer par le chaos de son propre tournage, dont il ne serait alors plus que le documentaire. Mais difficile dans ces conditions d’investir le récit très profondément, quand bien même il est sur le papier assez touchant (deux façons d’aimer se font face, en un premier et un deuxième mouvement : relation mûre et intéressée d’abord, amour adolescent et nihiliste ensuite). Il faut attendre la dernière heure (la bataille navale, et la décadence qui s’ensuit) pour que le film commence à entrelacer parole et monumentalité, à entremêler ses deux mondes, et qu’il se laisse aller à un ensemble plus empathique et nuancé – bien aidé en cela par quelques visions lugubres, qui inscrivent à l’image ce qu’on sentait depuis longtemps décatir sous les visages.
Si Cléopâtre ne démérite en rien, son succès public, avec le recul, est presque surprenant. Car l’impression générale qu’il laisse est celle d’un objet plutôt froid, marqué par le vide et le dépit, et dont la vulgarité latente ne peut être contenue qu’à force d’anesthésie. Une autre manière peut-être pour l’industrie de tirer sa révérence, de faire le tableau de son impuissance ? Cette course savante et frigide à la monumentalité, venue pallier une perte de foi, n’est au fond pas si étrangère aux problèmes qui sont ceux d’Hollywood aujourd’hui.
Cleopatra en VO.
Mais quelles images ! Quelles images !
Et ben tu vois, ça même pas tellement marqué. Il y a des choses énormes dans le plan, mais la façon dépassionnée de les filmer en neutralise le potentiel… Du coup, à part quelques fulgurances (le tout début ou la toute fin), niveau image, je ne retiens pas grand chose. Bon, peut-être aussi faudrait-il le voir sur grand écran pour en juger.
Ceci est en fait un blog où j’explique que j’aime pas le cinéma.
Pourtant cet arrêt sur image me renvoie à toutes les odalisques du XIXe… et aussi à quelques couvertures de pulps qui n’ont pas laissé adolescent mon regard complètement innocent.
Ah mais tu as tout à fait raison là-dessus, y a cet espèce de mélange entre des compositions très classiques et un cachet plus franchement grotesque/vulgos/pop/aguicheur. Ça fait indéniablement la singularité du film. Après je trouve pas ça vraiment “beau”, mais est-ce un but en soi…
As-tu entendu parler du remake à venir en 2019 par Denis Villeneuve ?
Ah non pas du tout !
Ça intrigue, et je suis sûr qu’il fera ça très bien, même si généralement Villeneuve me passionne pas des masses… (son Blade Runner aussi savant, irréprochable, mais soporifique).
Quand même, je trouve que vous laissez de côté l’essentiel du film, très réussi : l’Histoire avec un grand H. Cléopâtre est un film historique très documenté. Il est aussi un de ces films hollywoodiens où les stars importent, voire l’emportent. Elyzabeth Taylor est superbe et parvient à imposer une Cléopâtre américaine, Richard Burton pas mal. Et Rex Harrison est sensationnel en Jules César.
Bonjour !
J’avoue que la dimension historique n’est pas ce qui m’a interpellé : à ce stade, j’ai l’impression que l’histoire de Cléopâtre est davantage vécue comme une mythologie aux moments connus de tous (le tapis, le suicide…), et sur lequel chaque film va faire ses variations, ou donner sa version.
Sur les stars, je ne sais pas : j’ai beaucoup de tendresse pour Rex Harrison, mais tous me semblent un peu écrasés par le poids du projet, ou plus précisément par la façon, comme vous dites, dont le star-system est devenu ici tout puissant (le film semble autant parler de Taylor que de Cléopâtre, autant de sa relation avec Burton que de celle avec Marc Antoine…) au détriment d’une interprétation qui respire un brin, qui laisse entrer un peu mystère.
Cela dit, tout ça est à prendre avec d’énormes pincettes, le souvenir du film m’est assez lointain !