Il y a cela cinq ans, j’avais écrit sur ce blog un long article visant à mettre en lumière les dangers des analyses filmiques morales, méthodologiquement perfectibles, qui déforment les œuvres à des fins idéologiques pour asseoir leur point de vue. C’est un texte trop lourd et trop long, dont plusieurs affirmations mériteraient sans doute d’être rediscutées, mais dont les principes généraux restent fidèles à la manière dont je conçois l’analyse filmique.
Il se trouve que récemment, un petit texte a fait le tour du net : un court article qui peint Soul, de Pixar, comme une expression du suprémacisme blanc, film-loup qui se ferait passer pour agneau, avançant caché sous les habits d’un grand projet soucieux des représentations de minorités. Pour rappel, Soul est le premier film Pixar (et sans doute le premier film d’animation américain ?) majoritairement composé de personnages noirs. Il met en scène la mort accidentelle de son héros noir (Joe Gardner, doublé par Jamie Foxx), et ses interactions dans l’au-delà avec une âme récalcitrante (“22”, doublée par l’actrice blanche Tina Fey). Pour la suite, je vous renvoie aux résumés du film, que la petite note qui suit va allègrement spoiler !
Aussi douteux soit le battage médiatique réalisé autour de la production de Soul (mise en avant du coréalisateur Kemp Powers pour sa seule couleur de peau, groupe de consultants de couleur ayant été créé pour vérifier que le film ne serait offensant d’aucune façon), je dois dire que sur ce plan, le film m’a paru plutôt réussi. Pour la simple raison que jamais la couleur des personnages ne m’a traversé l’esprit… Je n’ai vu ni caricature ou cliché, ni déni ou oblitération des codes culturels qui seraient ceux de la communauté noire new-yorkaise – bref, j’ai vu des personnages dont la couleur n’était à aucun moment une donnée (sinon vaguement dans l’exploration du jazz, pour le coup totalement dépolitisé). Ce qui ne va d’ailleurs pas forcément de soi, comme en témoignent les récents courts-métrages Pixar (Bao, Sanjay et sa super équipe) fondant leur récit sur les traits culturels des ethnies représentées.
Mais tout cela ne parle que de ma subjectivité, et ne saurait évidemment servir d’argument. J’en reviens donc au texte, que pouvez lire ici (il est en anglais). À noter qu’en préalable de toutes les propositions que l’article fait pour lire le film, “22” est considérée comme un personnage blanc, du fait que sa voix est celle d’une actrice blanche. Voici les différents reproches avancés par l’article :
- “22”, personnage blanc, “vole” et utilise le corps d’un personnage noir pour servir ses propres fins (c’est-à-dire profiter de la vie), en refusant de le lui rendre.
- L’âme du personnage noir tombe dans un animal, et la majorité du film nous nous représentera donc un Noir sous la forme d’un animal.
- C’est le personnage blanc qui va apprendre au personnage noir comment bien vivre sa vie (sachant mieux que lui-même comment être un “bon Noir”, donc). D’ailleurs, chez le coiffeur, tout le monde s’extasie de combien le héros, en fait alors habité par l’âme du personnage blanc, est ce jour-ci une bien meilleure personne.
- Un personnage de l’au-delà va aller récupérer le personnage noir sur Terre où il s’est enfui pour échapper à la mort : le texte suggère (sans le dire) que le fait d’aller traquer un personnage noir qui s’est enfui pour le capturer à nouveau est un schéma qui rejoue celui de l’esclavage.
- Le personnage noir va se sacrifier pour “22”, le personnage blanc, et littéralement mourir et lui offrir sa vie pour qu’elle en jouisse à sa place.
Évidemment, ce tableau est outré, et le style peu subtil de l’article est au diapason (« this movie is hell », « unwatchable that it deserves its comparison to an eternal punishment caused by evil deeds »). Comme souvent dans ces cas-là, le texte force sa grille de lecture sur un film qui n’y donne pas prise : l’âme de “22” n’a pas de couleur (sinon celle, hypothétique, de sa voix), les leçons de vie se font dans les deux sens, etc.
Il reste qu’il est facile pour une idée, quand bien même elle est absurde et ridicule de par son excessivité, de progressivement prendre racine : même chez les plus rationnels ou réfractaires, ces accusations ont une capacité certaine à induire le doute. Qui sait, finalement, si de mauvais réflexes n’habitent effectivement pas ce film de si bonne volonté ?
Les réponses que l’on peut lire à cette note essaient toujours de contre-argumenter (en avançant par exemple que le personnage de “22” dit justement qu’elle a choisi ce timbre de voix – celui d’une femme blanche quarantenaire – parce que c’était la voix la plus énervante). Ça me semble être une mauvaise manière d’y répondre, car c’est déjà analyser le film selon cette grille de lecture qu’on a artificiellement posée sur lui : c’est jouer, en d’autres termes, selon les règles du jeu qui font, de force, de la couleur des personnages une donnée narrative et dialectique centrale du film.
Comment savoir, alors, si ces accusations sont arbitraires, ou si elles témoignent d’un fond de vérité ? Je propose une astuce simple : inverser les couleurs. Et regarder si le film est moins offensant ainsi.
Faisons donc de l’âme “22” un personnage noir (doublé par une actrice noire, ou caractérisé comme tel d’une quelconque façon), et du héros Joe Gardner un personnage blanc, qui habiterait un quartier blanc, et jouerait une musique davantage associée aux Blancs (je vous en laisse le choix). Et observons ce nouveau film qui, en toute logique, dessine à présent un meilleur portrait de notre (nouveau) personnage noir.
- “22”, notre nouveau personnage noir donc, est présenté comme inapte à vivre, et devra expérimenter la vie à travers les yeux et le corps d’un Blanc pour avoir enfin réellement envie d’exister, pour comprendre la vraie valeur des choses et désirer aller sur Terre – rien que ça.
- Ce personnage noir, à travers ce corps qu’il habite pour la première fois, nous est figuré comme un grand enfant naïf (reprenant un trait raciste habituel de la représentation des Noirs), amateur de sucettes comme un gamin, qui mange les pizzas et boissons traînant à même le sol, et qui transforme le respectable corps blanc de Joe en figure de SDF à peine habillé.
- “22”, notre personnage noir, est présenté comme un voleur qui refuse de rendre ce magnifique corps blanc qu’on a lui a gentiment prêté.
- Il faut à “22”, personnage noir, le tutorat d’un blanc (et l’un de ses spécimens les plus ratés avec ça) pour pouvoir comprendre le sens de la vie. Il aura même besoin de l’aide d’un Blanc pour naître, cet acte si basique que les autres exécutent sans la moindre peur ou problème autour de lui, mais qui pour le Noir demande à ce qu’un Blanc lui tienne la main.
- Le personnage blanc de Joe, enfin, est présenté comme un héros faisant un grand sacrifice honorable pour laisser vivre “22”, alors qu’à l’origine il lui a simplement volé la vie qui lui revenait de droit – et pour ce simple fait d’arme (avoir finalement renoncé à abuser des droits fondamentaux d’un Noir), l’au-delà lui offrira une récompense. Le film nous fait donc la peinture élogieuse des grands sacrifices que font les Blancs pour aider les Noirs.
On voit, à cette stricte inversion des rôles, que le film qui en découle ne serait pas plus reluisant pour qui voudrait le regarder avec les yeux du racisme coupable, et qu’il tendrait la joue à n’importe quel billet de blog assassin.
Sans en être certain, je me demande si ce n’est pas là une astuce pratique, quel que soit le sujet du litige (couleur, identité de genre, identité sexuelle…), pour distinguer les grilles d’analyse rigoureuses découlant de l’observation de l’œuvre (de ce qui la travaille, de ce qu’elle met réellement en scène et en avant), et celles qui lui sont imposées de l’extérieur : si inverser votre grille de lecture ne change rien aux conséquences en termes de représentations, c’est probablement qu’elle n’a qu’un lien artificiel et factice au film dont vous pensez discuter.
Mais dans le doute, je dirais que ce jeu d’inversion met plus simplement en lumière la facilité avec laquelle on peut faire dire à un film tout et n’importe quoi1, par des raisonnements irréfutables et circulaires, qui utilisent les mêmes ressorts et biais qu’une pensée complotiste – écueil inévitable des études à visée morale, qui partent de leur conclusion pour en chercher ensuite les preuves.
Notes
1 • Dans ces textes (l’original, comme la parodie que j’en ai faite), la plupart des reproches semblent en effet retournables comme une chaussette, selon qu’on les attribue au personnage (un mauvais comportement, quelle que soit la manière dont le film le met en perspective), ou que l’on se concentre au contraire sur le regard que les cinéastes posent dessus.
Ainsi, le geste final de Joe peut être vu comme un sacrifice (si l’on suit le regard du film), ou bien comme la simple réparation d’une faute qui n’appelle aucun applaudissement (si l’on suit les faits bruts). Un pamphlet fainéant pourra alors lire son geste de la première façon si le personnage est noir, et de la seconde façon si le personnage est blanc, pour en conclure une même sentence négative… On pourrait aussi prendre l’exemple de ce moment où “22” refuse de rendre son corps à Joe : si “22” est blanche, on peut alors s’indigner que, dans le film, une Blanche vole le corps d’un Noir (on juge alors le comportement du personnage) ; mais si “22” est noire, on peut s’indigner que Pixar montre une Noire voler le corps d’un Blanc (on juge alors le film).
De la même manière, selon qu’un personnage est lu pour lui-même ou comme une représentation, il permet toujours d’arriver à la conclusion désirée. Joe se sacrifie ? Il le fait parce que le personnage noir doit toujours se sacrifier pour les Blancs (c’est alors une représentation qu’on accuse, une norme, un cliché). Joe refuserait de se sacrifier ? Il serait alors égoïste, et donc un homme noir au comportement négatif (ce serait alors le personnage qu’on désignerait).
Enfin, la particularité du pitch de Soul (l’échange de corps) permet un tourniquet rhétorique de plus. Le corps de Joe, habité par “22”, devient par exemple à l’écran une figure de clochard mangeant des pizzas à même le sol. Si Joe était blanc, habité par une âme noire, on pourrait alors s’indigner que le film donne l’impression qu’un Noir souille forcément la dignité de ce corps emprunté, qu’il le rende forcément sale et pathétique. Mais si (comme c’est le cas dans le film) Joe est noir, et habité par une âme blanche, on peut tout autant s’indigner que le film profite de l’occasion pour ridiculiser et humilier un corps noir à l’écran.
Pile je gagne et face tu perds : avec autant de variantes, permettant d’aborder chaque péripétie avec la configuration analytique qui en tirera la déduction voulue, on peut faire dire à un film absolument tout ce qu’on veut.