Bashu, un petit garçon, vit dans une ville frontalière pendant la guerre Iran-Irak. Ayant perdu sa famille et sa maison dans un bombardement, il s’enfuit et échoue dans le nord du pays, où les gens sont blancs et où l’on ne parle pas sa langue. Une mère de famille décide de lui venir en aide…
Légers spoilers.
C’est peu de dire que Bashu est une surprise. Sa relative invisibilité dans le panthéon du cinéma iranien, son synopsis de fable gonflante, ou son squattage récurrent des séances pour enfants, laissaient redouter un film world-cinema comme il y en eut tant dans les années 90 : un petit machin poético-naturaliste bien sage, avec option folklore et message en pack.
Bashu n’est pas cela. Ne serait-ce que parce que son jeune héros, loin d’être le personnage didactique qu’un pensum sur la tolérance demanderait (c’est-à-dire un gamin comme un autre justement, un égal, seulement victime du racisme et des barrières de la langue), est filmé par Beyzai comme un enfant sauvage : un garçon rétif aux intuitions animales, mutique et imprévisible, pris d’humeurs et de fièvres étranges, peu au fait des règles sociales. Entre les mains d’un tâcheron, cela relèverait du réflexe raciste ; en l’état, le film en tire surtout la peinture d’un pur produit de la guerre, qui en surgit ex nihilo (nous ne saurons rien de son passé), et qui semble presque moins exister pour lui-même que comme une projection, une incarnation de l’altérité totale qu’il représente pour ces paysans iraniens. Même lorsqu’on découvre au milieu du film qu’il sait lire (Bashu et les enfants du village se découvrent soudain cette langue commune, par delà leurs dialectes respectifs), l’étrangeté est que justement rien ne se passe, que rien ne change : Bashu continuera à formuler des réponses muettes et à communiquer en musique, et les autres à ne pas vraiment le comprendre – le film achevant d’en faire un enfant certes présent mais habitant son propre monde parallèle, celui du trauma, dont les rêveries et visions ne font que cohabiter avec la réalité des autres.
Bashu a une autre particularité : il ne ne ressemble pas beaucoup à ce qu’on connaît, en France, du cinéma iranien – ces films de Kiarostami, Makhmalbaf, ou Panahi, qui lui sont pourtant quasi-contemporains. S’il en partage les tropismes (« prends garde, pays, un enfant te regarde »), il est étranger à la veine moderne qui était plus volontiers celle de ses collègues (tout ce qui va, disons, d’une fibre néoréaliste à un amour des dispositifs). Point ici de contemplation du réel, qu’on interrogerait dans sa chair ou qu’on laisserait parler de lui-même : la forme narrative si particulière de Bashu, ce serait plutôt celle de la comptine.
Il n’est pas question, par ce terme, de justifier quelque complaisance pour le neuneu, mais de souligner la singularité d’une narration en segments clos, dont les situations se résument à trois traits : la façon naïve qu’a le garçon de raconter la guerre par exemple, dans l’un de ses moments de crises (« Maman a pris feu et papa s’est enfoncé dans le sol ») ne dépareille au fond pas tellement de la manière dont le film lui-même nous en a fait prologue (un désert explose et en sort un camion : point).
La comptine, c’est ainsi cette façon qu’a Beyzai de réduire les situations au strict minimum des éléments souhaités (quitte à sacrifier au vraisemblable et à la logique), pour ensuite les manier en de rondes et apparentes équations, qui surlignent moins le symbolisme qu’elles ne l’ouvrent. Les visions éparses qu’a le gamin de sa mère morte, par exemple, dépassent le bel effet lacrymal : parce qu’elle est voilée de la tête aux pieds, son étrange immobilisme la transforme en fantôme, ombre noire inquiétante dans laquelle il est assez étrange, voire macabre, de voir le garçon chercher du réconfort – suggèrant déjà à l’enfant qu’il doit en faire le deuil. De même, quand la relation entre l’orphelin et la paysanne se scelle, c’est toujours par des configurations animales (la grange-piège, le filet) qui ne dissocient pas l’apprivoisement d’une certaine forme de prédation… Les paraboles que sécrète le film aiment ainsi à conserver leur part d’opacité, venant anoblir ça et là, par de majestueuses compositions visuelles, un objet ou un moment mystérieusement élus.
Beyzai ne tient pas toujours le cap de cette narration si singulière, tenté qu’il est parfois par un didactisme de fable (méchants voisins), ou le cédant aux puissances faciles du pathétique (le garçon finit la moitié des scènes en pleurs). Les vélléités poétiques, et la naïveté qui leur sert d’excuse, ne sont pas loin non plus. Mais le reste du temps, son film parle ; et pose sur son actualité brûlante, celle de la guerre Iran-Irak, d’improbables habits de ballade ancestrale.
Bashu, gharibeye koochak en VO.
Le film a été tourné en 1985 mais, interdit pendant 4 ans, il ne sort qu’en 1989. [extrait]