Quelques spoilers.
Les dernières décennies, peut-être parce que grisées par un accès numérique plus aisé aux fonds d’archive, ou par l’arrivée des algorithmes de colorisation, ont vu fleurir une profusion de projets utilisant les images de conflits passés à des fins dramatiques, non sans provoquer un débat houleux chez les spécialistes du documentaire de création. À rebours de cette tendance, Loznitsa (que je découvre seulement avec ce film, quelque peu intimidé par la réputation du bonhomme…) choisit de faire parler seul son montage, de ne pas commenter ni musicaliser ses images d’archives, de les faire seulement exister pour elles-mêmes.
Il y gagne autant qu’il y perd. Incontestablement, les images présentées telles quelles, nues, laissées à l’écran dans toute leur longueur, n’étant sonorisées qu’avec économie, devant parler toutes seules et non par le sens qu’une voix-off y aurait autoritairement investi, y gagnent une force d’incarnation sans pareil. On est obligés de regarder ce qui s’y passe, en somme, d’en prendre la mesure et le pouls, de les vivre dans un présent singulier. La structure du film alors, sans même faire d’efforts, permet à elle seule de poser un regard sur les situations (voir par exemple la même foule qui acclame l’envahisseur nazi comme plus tard le libérateur soviétique, qui pose puis qui enlève les affiches – résignée, docile). Certaines archives (l’époussetage des cadavres, la pendaison, le témoignage de celle qui a joué la morte dans le fossé), parce que puissantes en elles-mêmes, gagnent énormément à ce système qui les fait pleinement respirer.
Le souci est que, d’un même geste, ce refus de gérer les images, de nous les introduire, de les investir de sens autrement que pour celui, bien maigre, qu’elles produisent isolément, provoque un autre effet tout aussi immédiat : un profond ennui, une lassitude contre-productive. La plupart du temps (et notamment dans la première partie, celle précédant le massacre), on ne sait tout simplement pas ce qu’on est en train de regarder, quels sont les enjeux à l’image, qui fait quoi et pourquoi, ce qui est censé attirer notre attention. Un torrent de boue de foules et d’armes se succèdent à l’écran sans discontinuer, toutes égales et pareilles, dans un continuum taiseux dont émergent de rares dialogues bien chiches. L’ensemble en devient franchement pénible, voire rébarbatif – quel pire destin, pour un cinéma cherchant à nous saisir de l’horreur profonde des évènements ?
Le film, qui au fond s’organise surtout sur un manque (celui des images du massacre lui-même, résumé à quelques photos vagues qui ont plutôt tendance à en atténuer la violence), a finalement besoin à son mitan de s’appuyer sur l’emphase d’un texte littéraire pour nous faire ressentir, comme impuissant, l’horreur de cet évènement – évènement qu’une accumulation indifférenciée d’hommes et de violences anonymes a déjà à ce stade déshabillé de tout caractère singulier ou évènementiel. Vu sous cet angle, l’échec du projet est patent.
Babi Yar. Context en VO.