Légers spoilers.
Apollo 10 ½ vient clore une sorte de trilogie officieuse qui l’an passé, avec Licorice Pizza et Armageddon Time1, est allée explorer chaque fois une décennie (60’-70’-80’) d’un âge glorieux des USA. Comme les deux autres films, Linklater opère ce retour en arrière dans un face-à-face implicite avec notre monde contemporain, cherchant d’abord à exprimer ce qu’était réellement la pensée de l’époque – comme pour rappeler au spectateur que ce passé n’existe pas qu’à travers les filtres et grilles de lectures du présent2.
La semi-conscience de ce décalage se joue ici prosaïquement, par une voix-off qui n’arrête pas de souligner les spécificités de la période décrite, ce qu’on oserait plus y faire (l’absence de normes de sécurité, par exemple), tout en refusant de peindre cette ère révolue autrement que via l’énergie qui l’habitait (l’insouciance, la foi dans le futur, et l’aveuglement à tout ce qui pouvait dépasser ou relativiser le pré-carré de ce vécu Américano-américain). C’est plus généralement la forme d’un état des lieux que prend le film, faisant l’inventaire complet d’une décennie, de ses us et coutumes, de ses réflexes, de son paysage mental. En cela, Apollo 10 ½ est une réussite ; mais la manière typique de Richard Linklater, cette éternelle posture constatant “la vie telle qu’elle va” en l’acceptant sans broncher, laisse quelque peu dubitatif : la chronique règne, comme toujours dans son cinéma uniquement intéressé par un certain rendu du temps. On suit aussi agréablement cet inventaire rythmé qu’on l’oublie dès sa dernière image terminée…
On se surprend, durant les quelques scènes se déroulant dans un cinéma, et qui recréent à l’écran un film quelconque que les jeunes personnages regardent, à se rappeler soudain à quoi peut ressembler un plan de cinéma, un plan qui fait autre chose que d’avaliser la marche du monde. Car sans être incohérents ni aléatoires, les choix faits par Linklater ne créent pas grand-chose : si l’abstraction plus poussée des quelques archives TV repeintes crée parfois d’étranges visions, la rotoscopie dessinée qui fait le gros du film ne semble pas répondre à un autre impératif que celui, bassement pragmatique, de délester le film d’un effort budgétaire de reconstitution filmée. Et si l’insert d’un récit fantaisiste (la mission 10 ½ secrète où l’enfant s’engage) permet à Linklater de représenter l’alunissage de l’intérieur, ce long détour paraît gentiment accessoire, greffe dispensable et sans lucidité sur un film qui n’en avait pas besoin…
Reste tout de même un fait curieux : la manière dont l’énergie insouciante et irréfléchie qui traverse le film semble comme s’affaisser une fois le pied posé sur la lune – comme si, en atteignant le but vers lequel tous les regards étaient tournés, et d’autant plus tournés que cela leur évitait de regarder (et d’interroger) le quotidien et le monde d’alors, cet évènement faisait rupture, éteignant l’horizon ; envoyant soudain tout ce qui a précédé dans le régime du souvenir et de l’enfance révolue.
Apollo 10 1/2 : Les fusées de mon enfance (Apollo 10½ : A Space Age Childhood) pour le titre complet.
Notes
2 • C’est d’autant plus notable que dans les trois cas, ce regard en arrière et souvent autobiographique est l’œuvre de vieux-hommes-blancs-hétéros-de-classe-moyenne, à savoir les figures sociologiquement “privilégiées” de notre monde contemporain. Gray semble être le seul à en avoir conscience, à mettre en scène les gênes et distances vis-à-vis de cet état de fait… Il y a quelque chose de significatif, en tout cas, à voir ces cinéastes établis faire à nouveau valoir leur histoire (et celle de leur sociologie considérée dominante), leur point de vue sur le monde et les valeurs de leur époque matricielle, au milieu d’une période où ces récits sont en partie rejetés, ou du moins profondément remis en question comme expression de la norme.
Là je ne lis rien. J’ai une fenêtre de tir pour ce film et j’espère redevenir positif avec Linklater car le précédent avec Cate Blanchett avait été une grosse déconvenue.