Car à force de se tenir éloignés de ce trou noir artistique de la production nationale, on en oublierait que tous ces films ne sont pas forcément cyniques (parmi les comédies citées ci-dessous, au moins quatre sont par exemple directement liées au passé et au milieu d’origine du réalisateur, ou de l’acteur principal). Ces films sont certes souvent modelés par et pour la télévision, parfois autour de vedettes elles-mêmes issues du petit écran, mais ne transpirent pas forcément le calcul. Et quelque part, c’est encore pire…
Parce qu’il y a évidemment toujours quelque chose à prendre. Roxane, histoire d’un fermier en difficulté parlant à ses poules, a pour lui deux acteurs (Tonquédec et Drucker) assez solides pour tenir des rôles improbables, et une absence de cynisme ou de surplomb bienvenus dans sa manière de filmer la ruralité. Les Crevettes pailletées, qui suit la prise en main par un homophobe d’une équipe sportive gay de bras cassés, a pour lui l’efficacité ronronnante des recettes importées du feel-good movie anglais. Made in China (photo), film de réconciliation avec la communauté chinoise de Paris, mené par l’humoriste Frédéric Chau, témoigne d’une sincérité tendre et bienveillante, due à un projet qu’on devine personnel… Il faut ensuite vraiment racler les fonds de casseroles pour trouver de belles choses à Jusqu’ici tout va bien (comédie avec Gilles Lellouche, qui importe les bobos startupers en banlieue), ou à Beaux-parents (une histoire de quiproquos et de tromperie), mais on y parvient : le premier a quelques ébauches de personnages lunaires qui sortent la cité de son habituel défilé de caïds, et le second un goût de la fuite en avant vaudevillesque qui donne au comique des accents absurdes.
Aucun de ces films n’est foncièrement honteux. Mais leur manque d’ambition est ahurissant, désespérant, total. L’humour ne veut passer que par des mécaniques ultra-balisées (Beaux-parents et ses persos à cacher dans le placard, Les Crevettes pailletées qui n’a d’autre horizon qu’un modèle datant des années 90…), ou bien se trouve entièrement pris en charge par des personnages secondaires pénibles et mille fois vus (le défilé de caricatures gays des Crevettes pailletées, le pote lourdaud qui drague tout ce qui bouge dans Made in China et Beaux-parents). Il en va de même pour les “moments émotion”, que la mise en scène, totalement absente, ne saura jamais prendre en charge autrement que par trois pauvres notes de piano.
L’aspiration de ces films à aller malaxer le présent du pays, en y mettant si peu de finesse, est peut-être encore le plus décourageant. Du didactisme gentillet de Made in China (racisme) ou des Crevettes pailletées (homophobie), aux visions politiques télétoon de Roxane (gentils petits producteurs contre grands méchants exploitants, « et si on faisait le “buzz” pour régler tous nos problèmes ? »), jusqu’au spectacle toujours aussi frappant des films bourgeois qui s’ignorent (Beaux-parents ou Jusqu’ici tout va bien), c’est une catastrophe.
Jusqu’ici tout va bien notamment, fier d’aller se confronter à la banlieue, avec cette prétention petits bras à savoir résoudre les conflits sociaux à la seule force de son bon sens populaire (un autre trait typique des comédies françaises), en devient spectaculaire d’impensé politique. Ici, il sera donc uniquement question d’acheter la paix sociale : payer les petits racketeurs tellement sympas, embaucher l’élément violent qui s’impose de force, s’associer avec la mafia locale… Tout ça sur un air bon enfant, qui pourrait presque être vécu ainsi si le film ne démontrait une logique dramatiquement évidente, sans même s’en rendre compte : l’alliance du capitalisme (l’entreprise et ses si sérieux problèmes d’entreprise) et de la moyenne ou petite délinquance – même combat, vous voyez qu’au fond on est tous pareils !
Le cynisme de l’industrie du cinéma français est une affaire entendue ; l’aveuglement de ses réalisateurs, dont on veut bien croire la bonne volonté, laisse plus dubitatif. Comment peut-on aspirer à des films aussi peu amples ? Comment a-t-on pu, à l’étape même du scénario, valider et produire de tels projets, qui dans les germes mêmes de leur écriture montrent leur détermination à être des films moyens, standards, qui ne bousculeront personne, qui ne laissent rien envisager d’autre qu’un produit au mieux correct et anonyme ?
Ces films ne sont pas “ratés” : cela voudrait dire qu’ils ont essayé. Or il est évident que toute hypothèse de sortie de cadre, d’une audace, d’une aventure quelconque pour l’intelligence ou les émotions du spectateur, ne fait pas partie de leur programme. Ce ne sont pas des projets marqués du sceau de la télévision pour rien : comme dans un téléfilm, le public fatigué vient seulement chercher des codes connus par cœur, se reposer de voir la blague éculée advenir exactement comme il l’avait prévu, la scène se résoudre exactement comme demandé – ces projets sont au cinéma ce que la blagounette de boulangerie sur le temps qu’il fait dehors est à l’humour : moins une question de rire, qu’une civilité préservant le ronron social. Ce public ne demande pas à être saisi, à vivre de grandes choses : il veut seulement la sécurité apaisante d’un terrain balisé, et de l’idéologie convenue qui va avec. Et ces films, sans même s’en rendre compte (ça fait longtemps que la production française est cinématographiquement inculte, et de fait ignorante de sa propre nullité), leur offre ce service sur un plateau d’argent.
On tape souvent, et à raison, sur ce qu’est devenu le cinéma d’auteur français, sur son autisme pingre, son aridité, et son ennui complaisant : sur son incapacité, en somme, à se confronter au public, à dialoguer avec lui. Mais il n’est au fond que le miroir, la face jumelle, d’un cinéma populaire national qui n’a d’autre ambition que d’être l’esclave le plus servile de son spectateur.
Beaux-parents • Héctor Cabello (2019)
Les Crevettes pailletées • Cédric Le Gallo et Maxime Govare (2019)
Jusqu’ici tout va bien • Mohamed Hamidi (2018)
Made in China • Julien Abraham (2019)
Roxane • Mélanie Auffret (2018)