Des silhouettes masquées gravissent un escalier, en faisant diverses rencontres à chaque palier.
Légers spoilers.
C’est un film étonnamment aimable et accessible qu’a réalisé Patrick Bokanowski – à moins que le cinéma contemporain, par ses recherches formelles, ait tant piqué à l’expérimental que celui-ci nous semble à présent familier… L’ange, aux images volontiers évocatrices, n’aura en tout cas aucun mal à parler au spectateur profane, qu’il invite au voyage par l’entremise du film d’horreur : réveil hébété à la cave, secrets à l’étage ou derrière la porte, propriétaire occupé à quelque rituel pervers, cauchemar kafkaïen aux messieurs bien vêtus, expériences obscures de mystérieux appareils, et échappée finale vers la lumière, comme on fuit une séquestration. Le film témoigne surtout, par sa forme électrique, d’un sens appuyé de l’image traumatique : les flashs douloureux qui le parcourent, à la lisière de l’abstraction, suggèrent le refoulement de souvenirs encore cryptiques, visions ressassées et obsessionnelles dont les images brûlent comme un papillon à l’ampoule.
Puissant dans le registre de l’allusion, le film est moins convaincant dans celui de la satire. Sa peinture phobique de la bourgeoisie, au-delà d’user d’une imagerie passablement éculée, adopte un mode plus pépère de théâtre abstrait ou de mime, auxquels la caméra ne sait pas bien donner corps : dans ces tableaux trop limpides, les images perdent vite leur pouvoir pour devenir de simples traductions symboliques. C’est un peu tout l’enjeu du film que de conserver un équilibre entre la pure poésie optique (la tendance Brakhage) et le surréalisme d’un cinéma-rébus (Maya Deren, pour aller vite). Il n’y parvient pas toujours : la rationalisation des images à rebours, soudain justifiées par la situation (l’inondation, par exemple, qui émerge très naturellement d’un montage paniqué, se voit ensuite expliquée par les faits), a bien du mal à ne pas résonner comme un échec.
Une autre manie vient lester le film : sa propension à insister chaque image. Certains gestes sont tant fétichisés qu’ils finissent décomposés, comme si à force d’observer trop fort son objet, le cinéma régressait à ses origines chrono-photographiques. Cette scansion visuelle sait parfois prendre sens (comme lors du final, qui requiert un long chemin de croix pour mériter la lumière), mais on devine aussi, dans cette manière d’épuiser le potentiel de chaque plan, une façon moins glorieuse de souligner l’originalité de la trouvaille, plutôt que de danser le mystère auquel elle ouvre. Dans ces moments s’exprime alors le cinéma d’avant-garde qu’on aime le moins : celui pour qui l’expérimentation n’est plus un mode opératoire, mais une fin en soi, un spectacle, un militantisme.
Il serait au fond possible de lire L’Ange comme la prophétie de ce clan cinématographique, le clan de l’expérimental : celui pour qui tout début de figuration ou de récit relève d’une aliénation, où les comédiens ne sont que pantins et masques faux, enfermés dans leurs situations narratives comme à l’asile, cherchant vainement la vérité dans l’écrit. Et sans en partager les vues, on peut éprouver la beauté du présage : cette promesse qu’un jour ce stade infantile sera dépassé, et qu’au bout de l’escalier, au bout de son évolution, le cinéma trouvera l’abstraction ; que ses figures s’y brûleront, qu’il sera forme pure, et qu’enfin il deviendra ce qu’il aurait dû rester dès ses débuts – de la lumière.
Pourquoi diable la narration serait-elle un stade “infantile” du cinéma?
Pour ma part, il me semble que c’est bien ce fantasme d’un “cinéma pur” qui relève d’une illusion, illusion fanée avec l’échec des tentatives de Delluc, L’Herbier et autres Dulac.
Le cinéma “d’avant-garde'” est un enfant mort-né et les tentatives de le ranimer ne sont que de sinistres bégaiements.
Quant à l’expérimentation “en tant que mode opératoire” (et non en tant que fin en soi), elle est, de fait, pratiquée par l’immense majorité des bons cinéastes.
Ah alors je n’ai pas été clair, comme je l’écrivais c’est “sans en partager les vues” : c’est une vision que je rejette totalement, mais qui participe clairement de la fantasmatique du cinéma expérimental, et que le film de Bokanowski poétise ici joliment.
J’avais un rejet complet du cinéma expé ou d’avant-garde il y a encore quelques années, notamment parce qu’on me l’avait enseigné d’une manière horrible (= “c’est bien parce que c’est pas du cinéma classique”). J’y reviens à présent avec plus de détente, reconnaissant chez certains cinéastes (notamment Brakhage) une vraie générosité, une simple envie de beauté, à laquelle je suis sensible.
Je suis d’accord sur l’expérimentation propre à n’importe quel cinéaste, et c’est là où la plupart des tenants de l’expérimental sont aveugles. Mais je leur reconnais d’avoir été souvent seuls à expérimenter des choses dans le sens d’un arrachement complet au récit (ce qui n’est pas forcément bien ou mal, juste une voie de plus à explorer). Quand ça ne se transforme pas en geste frondeur satisfait, ça peut donner de belles choses.