De ses débuts à l’Ecole militaire de Brienne jusqu’à la Campagne d’Italie, l’histoire de l’ascension de Napoléon, dans les tumultes de la révolution française… [version de 7h]
Quelques spoilers.
Il est frappant de voir que le film de Gance impressionne précisément là où il est le moins assimilable au courant des “Impressionnistes” (là où il excite le moins, en somme, sa fibre d’avant-garde) : dans l’essentialisme des scènes, dans la force de configurations qui narrent, dans tout ce qu’on peut tirer d’un contre-champ de visage bien placé.
Car si ce qui dans le film tend vers l’expérimentation donne souvent aux scènes un élan, et une capacité à générer du plan iconique, la manière dont ces inventions finalement s’accomplissent est rarement convaincante : images composites, superpositions en séries, montage en accélération… Autant de notes d’intention formelles, dont l’effet se trouve presque toujours désamorcé par son caractère ostentatoire. Ces percées d’avant-garde semblant chaque fois radoter la même note : celle d’une saturation, d’une excitation, d’un emballement, qui ne raconte jamais grand chose d’autre que l’urgence du cinéaste à kidnapper une scène patiemment construite pour la mener à ses envies de paroxysme formel (un défaut qu’on pouvait aussi, à l’occasion, retrouver chez Epstein).
Exemplairement, si le passage d’un citoyen à l’autre lors de la Marseillaise semble tous les lier et les réunir avec fluidité, le clignotement que le montage finit par atteindre ne produit lui rien de plus qu’une acmé hystérique ; et si le visage du jeune Napoléon surimprimé aux batailles donne un sentiment réussi d’omniscience et de recul stratégique, l’accumulation de ces visages, qui bientôt pullulent à l’écran, finit par ne plus créer qu’une impression de chaos.
Heureusement, contrairement à la réputation du film, ces passages de paroxysme formel sont finalement courts et relativement rares. Le film, contre ses prétentions répétées à coller à la réalité historique (ce que soulignent régulièrement ses intertitres), est surtout occupé à créer du mythe, de l’image allégorique qui parle. Les scènes frappent d’abord par leur sentiment d’unité, construites autour d’une image phare (le drapeau français servant de voile dans la tempête, par exemple), dont le reste de la scène déplie ensuite toutes les dimensions, comme un mouvement symphonique partirait à chaque fois d’un simple motif mélodique.
Pour ces raisons, les premières scènes, au cadre sobre et limité (l’institut où Napoléon est élève, la chambre fermée des trois têtes pensantes de la révolution…) sont les plus réussies : plus le film est économe en signes, plus le talent de Gance semble frapper juste. C’est par ailleurs aussi dans ces passages que brille le charisme de ses acteurs (visage du gamin dur strié de neige, visage de l’adulte autiste strié de sang).
Le moment en Corse est déjà plus décousu. Et le grand final de la première partie, enfin, lasse par sa grande bataille assez peu compréhensible – un comble pour le récit d’un personnage qu’on nous avait présenté en grand stratège (dans une scène curieuse aux yeux clignotants le peignant en X-men). La difficulté alors à identifier les belligérants, l’absence de clarté spatiale (où sommes-nous, où va-t-on), ou encore de clarté militaire (offensive ? nouvelle charge ?), nous rendent spectateur passif d’une série d’images fortes mais déliées – même s’il est évident que c’est d’abord ce chaos baroque, à l’imagerie infernale, qui intéresse Gance dans ce moment.
Il est d’ailleurs assez curieux de voir le film jouir, fasciné et horrifié (et donc critique ?), d’une telle imagerie de boucherie, digne des traumas de la première guerre mondiale alors encore toute proche (et qui résonne ici partout : mains dépassant de la boue, corps envoyés à la mort par paquets…), alors que le film exprime pour le reste un patriotisme assez impersonnel, ou du moins inapte à inquiéter le roman national.
Si l’on met de côté son légendaire final en tri-écran, le deuxième volet du film m’est apparu plus calme, plus traditionnel (et ses expérimentations parfois plus hasardeuses, à l’image de ces surprenants passages en caméra portée, assez inédits durant le muet). Quoique toujours solidement mis en scène, le film se perd alors parfois en longueurs, dans l’ennui traînant des romances et amourettes (je me demande d’ailleurs si le personnage de Violine existe – et si ce n’est pas le cas, quel est l’intérêt de son ajout, sinon peut-être comme tentative pour le film de prendre un peu de distance et de recul sur le fanatisme dont il fait preuve).
Ces romances, cela dit, ont un avantage : exploiter à plein le caractère “petit nerd” de Napoléon, qui méprise ces orgies décadentes (comme un incel aujourd’hui mépriserait ses camarades qui font la fête), dans des passages évoquant fortement les grandes soirées libérées des années 20 (le film est tourné en pleines années folles).
Mais Gance reste toujours plus inspiré sur son versant politique (ce sont les scènes les mieux définies, les plus conceptuelles), et notamment sur sa vision de la révolution – même quand il pousse à l’extrême cette thèse discutable voulant faire de Napoléon, pourtant summum de l’absolutisme, le continuateur de la République (que par ailleurs il méprisait).
La scène cristallisant cette idée (celle de la Convention hallucinée – une visite de fantômes, comme dans J’accuse), il n’est cela dit pas interdit de la lire autrement : comme un pur délire de Napoléon qui se fantasme et se justifie continuateur de la République, au beau milieu d’une assemblée démocratique qu’on nous montre vidée, funèbre comme un cimetière. Bien que je doute que ce soit volontaire, plusieurs moments du film restent ainsi ouverts à qui voudrait voir en Napoléon un boucher taré – notamment ce fameux final, où la victoire se joue dans le rouge des batailles, au gré d’un “Napoléon riant” avec l’image fanatique de Joséphine, délire personnel s’étalant en surimpression sur les champs de bataille et ses cadavres.
Le pari de cette fin, celui du tri-écran, est parfaitement rempli. Car le procédé n’est alors plus seulement théorique : le lien formel évident qu’il a avec l’exaltation d’une armée qui se réveille et reprend confiance, et qui s’ouvre alors à un large champ de possibilités, à une vaste conquête du monde, lui donne tout son poids et sa légitimité. Plus encore qu’avec un cinémascope, le tri-écran écartèle l’espace de manière assez inédite : nous nous retrouvons pour une fois face à un moment de paroxysme formel qui fonctionne, de par son étrange lenteur (la séquence tient presque de l’hypnose), mais aussi parce que la saturation n’est alors plus le moyen, mais le sujet (devenu grand conquérant, Napoléon est partout). Gance peut alors donner libre court à son goût du compositing – une phrase finale (« dans son imaginaire il construit et déconstruit des mondes »), sur ces images Frankenstein faites de mille fragments, dit tout de même le parallèle évident entre les délires de grandeur de Gance, et ceux du personnage historique dans lequel il se projetait.
Impressionnant d’assise, de maîtrise, et d’une profondeur de mise en scène dépassant l’impact des “idées” et innovations locales qu’on a souvent mises en avant, ce double-film donne au fond surtout envie de voir Gance à l’œuvre sur un projet plus intime (pas qu’on doute de son intérêt personnel pour la figure de Napoléon, mais reste qu’il s’agit, comme J’accuse d’ailleurs, d’une sorte de “grand projet officiel”). Quand bien même les batailles prennent une place étonnament réduite dans la fresque totale (laissant une place bienvenue à l’humain), et que le film invente des manières inspirées d’approcher le mythe Napoléon (le choix de commencer par une guerre de boule de neiges), la vision personnelle de Gance se résume pour le reste à la note tenue et quelque peu monocorde, sur sept heures en cela parfois un peu longues, d’une intense fascination.