Dans un pays d’Europe en crise, un réalisateur se propose d’écrire des fictions inspirées de la misérable réalité dans laquelle il est pris. Mais incapable de trouver un sens à son travail, il s’échappe lâchement et donne sa place à Schéhérazade…
En essayant d’écrire sur Les Milles et une nuits, ce triple-film devant lequel on s’est tout de même pas mal ennuyé, on vient fatalement à en faire l’éloge. Curieux tour de magie.
Cette contradiction n’est pas étrangère à une particularité du cinéma d’auteur contemporain, indissociable de sa réception critique. Guillaume Orignac, dans ce qui est par ailleurs un beau texte sur le troisième volet, a l’honnêteté de verbaliser clairement ce que beaucoup de ses confrères éludent : « L’Enchanté a cette paradoxale qualité de donner raison dans les détails à ses détracteurs tout en leur donnant radicalement tort dans l’ensemble. Et, à moins de vouloir se retrouver aux côtés du diable qui se cache où l’on sait, on préfèrera suivre une pente amoureuse plutôt que celle, procédurière, consistant à épingler des défauts inhérents à un projet aussi généreusement fantasque ». Mais là est la déviance : sous l’invitation (recevable) à apprécier d’abord un film pour son mouvement d’ensemble, se cache aussi une pente plus dangereuse, qui déplace l’appréciation du film à l’amour de son projet.
Or le projet des Milles et une nuits est inattaquable : il est absolument magnifique. Tant pour l’adaptation oblique du matériau d’origine, que pour les multiples pièges qu’on y évite avec une virtuosité de ballerine : en refusant de faire de la fiction un début (un récit qui abuserait de notre amour des histoires pour discourir politique en douce, méprisant celles-ci d’un même geste), refusant tout autant d’en faire une fin (esquiver le politique par une fuite dans l’imaginaire), Gomes redonne à la fiction sa dimension organique, simple étape transitoire entre deux états du réel : un pétrissage du présent, restituant au pays la narration de ses propres mésaventures – puisque, de fait, son Histoire lui a été confisquée par d’autres. C’est peu de dire qu’on offre ici une vision du peuple plus saine et forte que celle du cinéma social d’usage : excepté le premier segment troïka, où la satire (sans férocité, trop théorique) engage le film sur un registre symbolique bien plat, la trilogie de Gomes ne donne jamais l’impression d’une voix qui viendrait discourir sur le peuple (qui fournirait son analyse sociologique d’en haut, fut-ce sous forme fantaisiste, après être allé jouer au journaliste en bas) : tout est fait au contraire pour que la fiction reste une trouée inquiète, un work in progress glouton, qui avale tout ce qui passe à proximité avant de le restituer au réel, par une circulation (documentaire / fiction, récit / faits réels, personnages / acteurs) renvoyant sans cesse la tentative artistique se confronter à ce dont elle est partie.
En cela, la concrétisation du projet bute sur une part de son identité, qu’on peut aussi comprendre comme un réflexe éthique : inclure dans le récit l’impuissance à le raconter (c’est justement l’objet du prologue amusé). Comme si l’apocalypse était aussi celle des histoires, et que le sort jeté au peuple portugais avait d’abord frappé, comme à Babel, la parole de ses conteurs. C’est à la fois la faiblesse des films (fragiles, inégaux), et le charme fou du geste que de se présenter ainsi mutilé (moments superbes, ainsi, où le récit semble refleurir dans le chaos, comme une mauvaise herbe vivace) : aussi impressionnant soit le segment médian de toute la trilogie (la séquence au tribunal, colonne centrale soutenant l’œuvre par sa fermeté formelle et narrative), on sent bien que le projet ne pourrait se contenter d’être ça, de simplement raconter le désastre et l’éclatement du haut de sa maîtrise, et qu’il faut aussi souffrir la catastrophe pour pouvoir en peindre la renaissance.
Tout cela doit-il pour autant justifier la moindre carence, et nous empêcher d’aller observer le film au détail ? Non, et c’est bien là le problème : les mésaventures du récit, ses plaies, son désarroi, ne sauraient s’incarner par un flou de l’énonciation. Retournons à l’exemple du troisième volet qui, résumé pour ses deux tiers au chant des pinsons (beau geste que de soudain stopper la voracité du récit : c’est le projet), se perd dans une heure d’interminable observation ingrate (on tente concrètement de réaliser ce projet : c’est la réalité du film). Faut-il alors excuser Gomes d’une tape dans le dos pour son excès de bonté, pour son attention sympathique à ces hommes ? Ou peut-être faut-il se rendre compte que l’ennui n’est jamais anodin mais toujours un symptôme, celui d’un regard trop hasardeux pour offrir accroche à notre participation. Et qu’ici, en l’occurrence, le projet d’enchantement à l’œuvre (couper la voix de Schéhérazade pour écouter les oiseaux chanter, se faire patient pour rendre l’oreille disponible) entre en collision avec le dressage, la compétition, le conditionnement, les cages, la manie – autant d’oppressions et de laideur que Gomes se montre inapte à prendre en charge dans la mise en scène de cette écoute, ne digérant la chose qu’in extremis, par une issue dont la tragédie miniature élargit un peu tard les horizons du segment.
Ce reproche (qu’on pourrait adresser à d’autres passages) peut sembler injuste, tant l’ambition forcenée de cette trilogie est loin de l’auto-indulgence de certains auteurs contemporains qui se contentent d’une proposition, en se réclamant pour le reste de l’aridité d’un cinéma moderne dont ils ont rarement la rigueur (exemple encore cette année de Jauja : toute une génération de cinéastes élevés dans le moule autiste d’une réception de festival, et de son public masochiste trop occupé à disserter les dispositifs). On est même loin, pour revenir à Gomes, de l’inélégance structurelle de Tabou – où, pour accentuer la lumière d’une deuxième heure vitaliste, le cinéaste ne trouvait rien de plus fin que de nous infliger une première partie propre à se donner la mort. Les Milles et une nuits est bien plus généreux que cela ; mais parce qu’il est vécu (y compris par l’auteur de ces lignes) comme un film majeur de l’année, il doit être entendu comme le signal d’avertissement d’une mutation esthétique en cours. Célébrer le « geste » au détriment de sa capacité à se réaliser à l’écran n’est pas sans conséquence : car observer au détail, c’est moins être maniaque qu’être fidèle à ce que le film profère concrètement, dans la chair de ses réflexes et de son inconscient. Il n’est pas question ici d’être diverti, d’être « occupé » par le film quels qu’en soient le coût ou le sens, ni de remplir le vide : il est simplement question, dans vingt ans, de pouvoir encore discuter d’autre chose que de notes d’intention.
Film en trois parties : L’Inquiet • Le Désolé • L’Enchanté.
As mil e uma noites : O Inquieto • O Desolado • O Encantado en VO.
Il y a chez Gomes une forme d’usurpation qui pourrait être stimulante si elle n’était pas agaçante : je vous annonce que je vais vous parler de la réalité économique et sociale du Portugal, et que je vais le faire sous forme de récits successifs à la façon des Mille et une nuits… et en fait je ne fais réellement ni l’un ni l’autre. Qu’est-ce que sa trilogie, même de façon détournée, nous dit vraiment du Portugal d’aujourd’hui ? Pourquoi avoir refusé de suivre humblement le fil rouge de Schéhérazade, alors que la beauté de la langue portugaise et de la voix de l’actrice choisie plongent immédiatement le spectateur au cœur du film ? L’effet d’annonce déceptif, déjà tenté par Lars von Trier (“mon prochain film sera un porno”), avait été plutôt à l’avantage de Nymphomaniac qui se jouait habilement des attentes subversives qu’il avait lui-même créées. Malheureusement chez Gomes cet effet d’annonce se retourne contre le film : projet “inattaquable” et “magnifique” comme tu le dis, mais le résultat général – car il y a aussi des passages très réussis – n’est pas à la hauteur, et le pire c’est qu’on dirait que c’est voulu.
C’est pas vraiment là qu’est allée ma frustration, pour ma part. Je suis plutôt content que la sociologie ou la politique soient évitées sous leur forme pure, et que l’approche de la crise soit plus profonde (en essayant de rebâtir de A à Z une image du peuple, par exemple, qui diffère de celle des JT). Les problèmes économiques sont une sortent de contexte indirect (c’est entre autres très visible dans le chapitre Dixie), mais c’est aussi une résistance politique de ne pas parler de ça concrètement, que ces personnages soient définis autrement que comme des pauvres ou victimes de l’ordre économique, en quelque sorte.
Pour la question de l’adaptation aux Milles et une nuits, si on en retrouve pas la multiplicité d’histoires, leur variété de forme (doc, fiction pure, entre-deux, interruptions, histoires longues ou mosaïques d’anecdotes, reconstitution ou simple voix-off) en retrouvent par détour le goût.
(voilà, je me retrouve encore à défendre le film : magique, décidément).