Quelques spoilers.
De Marc Donskoï, je n’avais vu que L’Enfance de Gorki (1938), dont il ne me reste qu’un souvenir lointain (et peut-être faussé ?) de film solide, au classicisme carré, dont il émanait vite-fait une poésie discrète, et qui avait surtout le bon ton de ne pas être uniquement occupé à bégayer le catéchisme soviétique (ce qui, pour un film russe de 1938, n’était pas un mince exploit) – mais c’était un film qui n’avait, au final, rien de renversant. L’Arc-en-ciel, au contraire, est une œuvre vibrante et souvent splendide, tendant régulièrement au sublime, mais marquée par des fragilités et maladresses tant formelles (ces plans accélérés semblant tout droit sortir du muet) que narratives.
Il y a trois lyrismes dans L’Arc-en-ciel, qui fonctionnent et dialoguent ensemble, comme les notes complémentaires d’un curieux accord.
Le premier lyrisme, c’est celui qui pollue tout : c’est le lyrisme outré du nationalisme. Soyons clairs : pour un film de pure propagande (créé pour mobiliser et remotiver le pays, alors que la guerre n’était pas encore terminée), le résultat, qui pourrait être irregardable, tient à peu près du miracle. On ne va pas demander à un film de 1944 d’aller chercher l’ambigüité chez l’ennemi nazi, ou d’explorer les tourments et déchirements d’une population qui ne peut évidemment, dans la réalité, se découper si binairement entre résistants et collaborateurs…
Il reste qu’il est aujourd’hui difficile d’adhérer tout à fait au film, en ce que le sentiment qu’il exalte, la fibre qu’il veut remuer chez son spectateur, est d’abord vulgairement patriotique. Que ce soit par la grossièreté d’un ennemi réduit à l’état de bouffon sadique, ou par le chant de ces visages slaves, clichés et idéalisés (la bonne grosse maman, le vieux sage à barbe, la jeune villageoise pure, le petit enfant blond), tous regards vifs et résolus, qui sont à la patrie russe ce que l’aryen est à l’allemand : un idéal de représentation étatique, pour lequel il n’est évidemment pas possible de verser une larme. Le tout doublé de l’impression terrifiante d’être face à un film pensé comme un avertissement à sa propre population, si d’aventure elle était tentée par toute forme de compromis, avec procès staliniens annoncés et futures femmes bien-plus-que-rasées qui n’ont qu’à bien se tenir. Le film, sur ce plan, étant donné l’époque et le lieu d’où il vient, ne pouvait certes pas faire mieux, mais il garde immanquablement les séquelles de cette posture repoussante.
Le deuxième lyrisme, c’est à la fois le plus attendu et le plus retors : celui de l’imagerie martyre. L’Ukraine et la bordure rurale de la Russie semblent avoir été, à toutes les étapes de l’histoire du cinéma soviétique (et ce dès Dovjenko), un territoire à part où l’on chante la terre plutôt que la nation, et où le lyrisme religieux surpasse celui du père Staline. Ici, comme plus tard dans L’Ascension de Shepitko, les horreurs du nazisme se mêlent à la blancheur immaculée de la neige pour former un tableau bizarrement jouisseur, à l’atrocité lyrique. Sur une musique émue, faite de chants traditionnels aux accents religieux, un enfant naît dans l’étable la plus sordide, des prisonniers sont sommés de marcher pieds nus dans la neige, un gamin s’accroche aux barbelés pour se relever, une famille enterre son petit dans le sol même du foyer… Cette exacerbation de l’horreur est toujours redirigée vers la dignité des villageois qui tiennent et résistent, le tout chanté avec une maestria visuelle conférant une beauté presque mystique au massacre.
Le troisième lyrisme, le moins palpable et le plus mystérieux, et qui fait toute la puissance troublante de L’Arc-en-ciel, c’est celui du regard de Donskoï. Car si son film est indéniablement chanté – musique omniprésente, discours enflammés, scènes à la configuration lyrique (se sacrifier pour amener le pain aux soldats prisonniers, par exemple…) –, il est surtout chantant. Le film est une collection de visages ouverts, d’images irisées où la lumière semble émerger du noir comme autant de petits miracles, d’angles chamboulés allant comme chercher l’air et le ciel dans l’image pour reprendre leur respiration. La splendeur visuelle du film fonctionne à elle seule comme un acte de résistance, comme une dignité immémorielle1 qui tient au milieu des situations les plus atroces. Jamais Donskoï ne va rendre le monde laid ou anodin pour les besoins fonctionnels d’une démonstration scénaristique, qui viendrait nous vendre quelque futur meilleur : le présent, palpitant et vitaliste, resplendissant jusque dans l’horreur, est déjà à lui tout seul un appel à vivre.
Veselka en VO.
Notes