Simon a une vie normale, des parents aimants, d’excellents amis. Mais il a un secret : personne ne sait qu’il est gay. Un soir sur le blog de son lycée, un jeune homme, homosexuel et caché comme lui, publie dans un billet anonyme ce qu’il a sur le cœur. Simon décide alors d’entrer en contact avec lui…
Quelques spoilers.
Il se trouve que ma première angoisse cinéphile, à l’adolescence, fut directement liée à mon homosexualité : c’était une angoisse de l’identification. Je n’avais bien sûr aucun mal à me projeter dans des récits d’amours hétéros, mais j’avais tout de même très vite remarqué que je m’identifiais bien plus fort aux romances entre garçons – et je n’entends pas seulement par là que j’avais soif de représentations (même si en ces débuts d’années 2000, cela restait rare), mais que je me retrouvais dans cette situation bizarre où des direct-to-video honteux me procuraient plus d’émotions que certains grands films. Pour moi qui idéalisait alors le cinéma comme langue universelle, comme moyen de transcender les différences entre spectateurs, cette impureté du regard me mettait mal à l’aise : un peu comme si je me découvrais daltonien, comprenant soudain que cette couleur que nous nommions tous pareil, nous la voyions différemment, que nous avions des expériences esthétiques radicalement distinctes. En somme, je me demandais si mes amis hétéros vivaient constamment l’intense identification que je ressentais devant ces rares films gay, si c’était là leur quotidien de spectateur lambda – ou s’ils développaient rapidement une insensibilité qui fait que nous avions, au final, les mêmes émotions devant l’écran.
Les années ont passé, les homosexuels au cinéma se sont faits bien moins rares, et mon implication dans la plupart des films, quels qu’ils soient, s’est égalisée en un continuum plus gris. Quelle ne fut alors pas ma surprise, devant la bande-annonce de Love, Simon (qui s’annonçait comme un film adolescent tout ce qu’il y a de plus standard – et spoilers : ça l’est), de me retrouver les larmes aux yeux, avec l’intime et profonde conviction que ce film m’aurait sauvé la vie si je l’avais vu adolescent. Je ne suis pas le seul à le penser, visiblement, le film étant devenu une sorte d’évènement outre-Atlantique, déclenchant des coming-out en cascade. Mais pourquoi donc ? La seule innovation concrète de Love, Simon, c’est d’être le premier film de studio (c’est-à-dire un film que tout le monde aura vu, familles et enfants compris) avec un personnage central gay – ce n’est pas rien, certes, mais vraiment au point de faire étape ? Serait-on devant un simple enjeu de représentativité (comme les récents Wonder Woman et Black Panther, qui offraient aux minorités leur propre film de super-héros, en thématisant et questionnant cette différence) ?
Le tour de passe-passe de Love, Simon est plus retors, et sa clé réside sans doute dans ce que le film se choisit comme première réplique : « I’m just like you ». Car là se révèle le principe phare du film, son premier mérite : celui de faire rentrer un récit de coming-out dans le cadre de la comédie romantique adolescente la plus générique, la plus standard, la plus normative possible1 – et d’achever ainsi l’intégration de l’homosexualité et de ses émotions (le poids du secret, la peur d’être démasqué, les béguins impossibles…) dans une esthétique permettant l’identification de tous. Cette toute-puissance de la norme (jusqu’à des extrêmes puants : « allons te trouver des habits qui me donnent pas envie de te frapper ! ») débarrasse le film de tout ce qui peut faire "cas" ou "sujet", évacuant les accents coupables et douloureux qui ont toujours accompagné l’homosexualité (le rejet familial, par exemple), pour embrasser le désir de légèreté, de camaraderie et d’optimisme, mais aussi de normalité (ce besoin de se fondre dans la masse), qui sont le propre de l’adolescence. À l’écran se déploie ainsi un invisible et spectaculaire processus d’assimilation : ceci sera un teen-movie, et non un "film gay". En ce sens, le cadre d’une banlieue riche et blanche, qu’on a pu reprocher au film2, est un choix hautement logique avec son programme : ce décor n’est pas le décor des classes aisées d’Atlanta ; c’est le décor du film hollywoodien standard, le papier peint universel, c’est le décor de tout spectateur au monde.
On peut donc reconnaître cela au film, cette capacité à vraiment savoir trouver la bonne note (de par le choix de son acteur, par exemple : lisse mais émouvant, cool mais réservé, ni viril ni efféminé, un savant équilibre) qui rend l’ensemble charmant, confortable, rassurant, sécurisant – à contrepied de tout ce que l’homosexualité a pu être au cinéma (comique, communautaire, référentielle, revendicatrice, douloureuse, ou subversive). Et c’est là sa force, c’est ce qui soulève des montagnes.
On le ressent notamment à la rencontre finale des deux garçons, enfin prêts et installés, désormais reconnus par le film et le public, silencieux alors que s’élève leur nacelle (sur une musique presque épique d’ailleurs, bien plus que romantique) : à son corps défendant, le moment trimballe une charge phénoménale. Car la tension qui se libère alors des deux adolescents se penchant l’un vers l’autre (pouvoir enfin embrasser un autre garçon) est indissociable de celle se libérant de l’Histoire du cinéma (pouvoir enfin le faire dans un teen-movie hollywoodien) : ce relâchement tant attendu, ce sentiment d’avoir enfin réussi à rendre cet amour tangible, est alors tant l’affaire des deux personnages (presque surpris de se voir exister là, comme couple et pour de vrai) que l’affaire du public (qui voit l’homosexualité se matérialiser, soudain réelle à l’écran). On lit de nombreux témoignages de jeunes gays, aux USA, se disant métamorphosés par la vision d’une salle de cinéma entière – pleine de familles texanes, venues avec leur marmaille – applaudir à tout rompre ce baiser que le héros a conquis. Or il est flagrant que c’est exactement la configuration que le film, en miniature, met déjà en scène : deux garçons s’embrassant à la vue de tous (la nacelle qui monte comme pour les poser sur scène), devant un public (un parterre de lycéens, avec boissons et popcorn) hurlant son acceptation en applaudissant.
C’est la très claire limite du projet : sacrifier toute profondeur (comme l’intimité véritable qu’aurait demandé ce moment) à sa mission normalisatrice. Si le film est souvent juste et touchant, sachant parfois saisir l’essence d’une adolescence homosexuelle avec une précision terrible (« C’est comme si depuis quelques années tu te retenais de respirer… »), il préfèrera toujours soudoyer son spectateur par des accents de familiarité (ce jeune homme normal comme toi, dans ce film young adult comme tu les connais), plutôt que prendre le risque de lui faire partager des sentiments plus forts. Il est par exemple parlant que la peur d’être découvert ne s’exprime pas tant par des scènes liées à Simon lui-même (son ressenti, son expérience), que par la traduction de cette peur en levier scénaristique (le maître-chanteur, une belle idée mais qui prend très vite toute la place, en une série de péripéties ingrates dont le personnage principal ne sort pas grandi). Le dialogue entre intériorité et extériorité qui aurait pu rythmer le film (entre espoirs et angoisse, entre envie d’amour et peur de perdre celui des autres…) n’existera au final que par la façon dont l’échange de mails anonymes, cette bulle d’intimité, s’oppose au quotidien peuplé du lycée – mais le film n’en joue pas assez pour en sortir ne serait-ce qu’une vraie belle scène.
Voici donc ce qu’est Love, Simon : un produit générique, lisse et anodin, qui refuse de jouer nos émotions à un niveau plus fort, de peur d’abîmer son ambition de feel-good movie. Mais qui, à sa façon bizarre et souriante, de par sa terrassante banalité, débarrasse l’homosexualité de ses dernières traces de phobie ou d’altérité, pour définitivement la faire rentrer dans le champ du quelconque. Et cela est effectivement une sorte de séisme. Tant pis pour le film, qui n’a rien à proposer ; tant mieux pour les jeunes adolescents émus qui le découvriront, qui en tireront de la confiance, et de la force – et qui n’auront peut-être jamais, qui sait, à se confronter à quelque angoisse cinéphile que ce soit.
Notes
2 • N’étant pas efféminé ni de couleur, avec une famille acceptante et personne pour le malmener, Simon est en effet un “privilégié”. On ne s’étendra pas sur cette mode consistant à hiérarchiser les souffrances, mais on pourra remarquer que les créateurs du film ont senti venir le coup, puisque un personnage secondaire gay (noir, efféminé et moqué) vient réunir tous les critères requis, histoire de montrer patte blanche.
Beau texte qui m’a rappelé Cathy come home de Ken Loach.
Il est salutaire de sortir des critères strictement cinéphiliques pour évaluer certains films.
Merci Christophe !
Oui, c’est un équilibre dur à trouver, qui pose aussi la question de l’emploi du “je” en critique (pente dangereuse, ça peut vite virer au journal intime…). C’est un peu voisin de cette phase jusqu’au-boutiste quand on est jeune, quand on ne se préoccupe plus que de mise en scène, et il est vrai qu’à un moment il faut s’en reculer, et accepter que le film puisse nous atteindre à différents niveaux, même triviaux.
Pourquoi “Cathy Come home” ? (je l’ai pas vu)
Parce que c’est également un mauvais film qui a, si ce n’est suscité, du moins accompagne et amplifié, la prise de conscience d’un problème social.
https://filmsnonutc.wordpress.com/category/ken-loach/