Depuis le milieu des années 2000 (et notamment avec l’essor du studio 4°C, dont le Mind Game proposa une très visible alternative graphique), le futur de l’animation japonaise semble surtout consister à savoir qui succèdera à la chute du studio Ghibli – et plus généralement, à une génération de cinéastes tirant leur révérence (Miyazaki et Takahata en retraite théorique, Statoshi Kon décédé en 2010 ; reste Oshii, qui poursuit une carrière chaotique entre live-action et animation, dans une relative invisibilité des radars critiques). Plusieurs noms jouent des coudes pour reprendre le leadership, et certains sont désormais relativement connus en France : Mamoru Hosoda (Les Enfants loups), Keiichi Hara (Colorful), ou encore Makoto Shinkai (Your Name).
Cependant, cette période en forme de passation est aussi le moment d’une autre histoire moins connue, celle de l’explosion des indépendants, dont les louanges nous arrivent par intermittences depuis 15 ans.
L’Histoire parallèle
Le mot "indépendant" peut surprendre, tant la création de Ghibli fut en son temps pensée comme un acte d’indépendance justement, comme un moyen de s’arracher aux multiples studios où Miyazaki et Takahata avaient jusque là travaillé : La Tôei, les studios A-Pro, Zuiyo Pictures, Tōkyō Movie Shinsha, Telecom Animation Film… Autant d’avatars d’une industrie qui s’enfonçait alors dans une logique mercantile de production à bas prix, et où la production de films de qualité devenait impossible.
Quand on parle des « indépendants de l’animation japonaise », on désigne donc autre chose : les cinéastes officiant hors structures, en petites équipes (quand ce n’est pas tous seuls). On peut débuter leur lignée au moment où l’industrie de l’animation japonaise prend pied (et où il commence donc à y avoir un sens à exister contre elle), c’est-à-dire vers la fin des années 50, quand la Toei dōga sort son premier long-métrage animé en couleur (Le serpent blanc). L’acte de naissance des indépendants se lit alors à travers le lancement d’un festival à succès (le Animation Sannin no Kai, qui deviendra en 1964 l’Animation Festival), permettant tout au long des années 60 à trois cinéastes marqués par l’avant-garde (Kuri, Manabe, et Yanagihara) de présenter leurs propres œuvres au public, ainsi que celles de nombreux cinéastes invités. La particularité commune de tous ces films, aux profils pour le reste très divers, était d’explorer des thèmes "sérieux" ou "adultes", sans se cantonner à une production spécialisée pour l’enfance.
Cette voie indépendante se poursuivit plus discrètement dans les années 70 à 90, en investissant les formes étrangères à celles de l’industrie, comme l’animation en stop-motion, ou encore le courant eroguro (un courant mêlant gore, grotesque et érotisme, qui dépasse largement le cadre de l’animation). Mais c’est réellement au cours des années 2000 que la création indépendante explose : les nouveaux outils informatiques permirent soudain l’auto-production (et le web, l’autodiffusion), au moment même ou s’ouvraient plusieurs cursus universitaires dédiés à l’animation – à commencer par celui de la Geidai (l’Université des Arts de Tokyo), dont le département spécialisé ouvre en 2008, avec dans son équipe enseignante une figure phare de l’animation indépendante (Koji Yamamura). Dernière étape de ce renouveau, plusieurs étudiants de la Geidai (ainsi que certains de l’Université Tama des Beaux-arts) fondèrent un collectif, le studio CALF1, pour soutenir leurs carrières au-delà des murs protecteurs de l’Université.
C’est cette dernière génération (celle du web et des universités, correspondant aux films des années 2000 et 2010) qui va nous intéresser dans cet article – un article qui vise autant à applaudir l’extrême cohérence de cette explosion de styles, qu’à émettre de sérieuses réserves sur la prétendue grandeur de ce mouvement, à présent partout célébré. En effet, en dix ans, les élèves de la Geidai ont eu tout le loisir de squatter les festivals d’animation du monde entier, de développer leur réseau internet, ou d’investir les musées. Certains détails ne trompent pas, comme l’incrustation dans certains films de textes en anglais à même l’image (qui font partie intégrante de leur graphisme, de leur énonciation) : un élément parmi d’autres qui témoigne de la façon dont ces cinéastes se sont diffusés à l’international.
Qu’en est-il chez nous ? J’ai découvert ces films2, comme beaucoup de français sans doute, par l’intermédiaire de trois DVD édités par les Films du Paradoxe, qui se proposent d’en faire une compilation. Surpris par la prédominance de films semi-expérimentaux, mais aussi par l’omniprésence de certains cinéastes (Yoriko Mizushiri, Mirai Mizue…), j’ai craint que la sélection ne soit pas réellement représentative de la production, et ai étendu mes visions à ce qu’internet pouvait proposer. Mal m’en a pris – autant poser le pied dans un trou noir : la page Viméo de la Geidai, à elle seule, compte quelques 200 films de fin d’étude (qui ne constituent, pour beaucoup d’étudiants, que la première pierre d’une filmographie plus fournie).
Cette galaxie de court-métrages, dans laquelle il a bien fallu trancher et sélectionner au gré des consensus critiques, a quelque chose de désarçonnant. Déjà parce qu’elle donne une idée un peu plus claire de ce que l’on est réellement en train d’explorer : voir ces films reviendrait, en quelque sorte, à visionner tout ce qui sort en France de l’École des Gobelins ou de la Poudrière, et d’en conclure automatiquement à l’existence d’un âge d’or cinématographique… Mais cette prolifération pousse aussi à sérieusement relativiser la valeur des quelques filmographies encensées par les festivals : devant le 50ème film proposant une jolie variation formelle pour illustrer sa misanthropie Lynchéenne, la singularité des cinéastes élus a quelque peu tendance à se diluer.
Le caractère spectaculairement hétéroclite de cette mouvance (un cinéaste = un style) pose alors forcément question : serions-nous simplement en présence d’animateurs soucieux d’étaler leur virtuosité plastique, radotant autant dans le fond qu’ils diffèrent en surface ? Les quelques retours critiques sur ce cinéma sont assez révélateurs, en ce qu’ils s’ébahissent d’abord des techniques utilisées, et des traits d’auteur reconnaissables, plutôt que des films eux-mêmes : Dreams (Tanaami & Keiichi, 2012) par exemple, court-métrage d’une puérilité et d’une laideur qu’on ne pardonnerait pas même à un adolescent, n’est souvent abordé dans les textes que sous l’angle de son processus de création (deux animateurs se passant le crayon tour à tour, chacun chargé de repartir sur la table à dessin du dernier croquis que son collègue y a laissé). On retrouve, dans ce déplacement du regard critique vers la note d’intention, une déviance commune à toutes les productions parallèles qui tournent en circuit fermé (documentaire de création, cinéma expérimental, cinéma de genre…), et qui se vivent d’abord comme des citadelles assiégées, où chaque film est vécu comme un acte de résistance aux canons dominants – qu’importe sa valeur réelle, tant qu’il porte assez de stigmates permettant de l’identifier comme un bon soldat à la cause.
Pour autant, les obsessions formelles, narratives et thématiques qui séparent cette production animée de ses alter-égos mondiaux (français, notamment) est indéniable : quand bien même certains de ces films ne sont que des miettes, elles dessinent ensemble tout un système solaire.
Youtube au musée, Richter sur MTV
Pour définir le cinéma des indépendants de l’animation japonaise, la meilleure façon est peut-être d’abord d’expliquer ce qu’il n’est pas.
Il a peu de choses en commun, pour commencer, avec les standards de l’animation japonaise traditionnelle (je pense par exemple au graphisme des visages, dont les principes, de Miyazaki à Hosoda, restent globalement les mêmes malgré les aléas du style). Au-delà des questions graphiques, c’est toute une cohorte de motifs narratifs associés aux anime et aux séries (pureté idéalisée de personnages jeunes, lyrisme incandescent, dialectique violence/innocence) qui apparaît ici totalement absente – les seuls jeunes cinéastes à hériter de cette matrice (Makoto Shinkai et Kojiro Shishido) relèvent d’un parcours singulier vis-à-vis de leurs collègues (ils sont autodidactes). Pour le reste, le style canonique de l’animation japonaise, ou encore le style kawaï, ne seront jamais convoqués autrement que pour être corrompus : les mignonnes bestioles d’Happy Bogeys (Takashi Kuriharan, 2000-2012) subissent de malsaines transformations, l’amour collégien Fumiko’s Confession (Hiroyasu Ishida, 2009) vire à l’hystérie de foire, la dépression terne et sans élans de Binetsu (Saho Nanjo, 2015) mine le graphisme standard et son idéalisme de l’intérieur…
Le deuxième modèle attendu dont ce cinéma diffère, c’est celui du court-métrage d’animation européen : un modèle qu‘on pourrait caricaturer par un récit symbolique et muet, à l’humour poétique façon Tati, dont la narration économe et épurée évoque la fable – et dont le ton doux-amer, voire la mélancolie prononcée, témoigne d’un héritage tenace des films animés d’Europe de l’Est.
Cette forme, devenue le mètre-étalon mondial du court-métrage d’animation, on ne le retrouve ici nulle part. La seule exception claire à cet état de fait est Kunio Katō (au point que la première chose qu’on lit sur lui, dans la plupart des articles le concernant, est qu’il est de “l’école européenne”). C’est paradoxalement l’un des seuls cinéastes de sa génération à avoir représenté les indépendants à l’international autrement qu’en festival, par le succès d’un film d’ailleurs co-produit par la France, La Maison en petits cubes (2008), qui remporta un oscar. L’ironie étant que ce vilain petit canard, bien peu représentatif du cinéma de ses pairs, est plus abouti que la plupart de leurs films…
Pour le reste, on ne retrouve que des miettes d’influence européenne3 – sans pour autant qu’à l’inverse ces films affichent une quelconque volonté de convoquer l’héritage culturel japonais (autrement que par la manière dont il infuse naturellement, inconsciemment). Le seul import visible et revendiqué qu’on peut trouver de la culture nationale, c’est celui de la narration orale de son théâtre, qui dans quelques rares films vient poser une distance racée au flux violent d’évènements chaotiques : la voix-off façon raguko dans Le Mont Chef (Koji Yamamura, 2002), ou encore celle de A gum Boy (Masaki Okuda, 2010)… Inutile enfin de préciser que le modèle américain, de toute façon bien peu influent aujourd’hui dans le court-métrage d’animation, est totalement absent.
Voilà pour ce que ce cinéma n’est pas.
Les indépendants de l’animation japonaise, ces quinze dernières années, se définissent tout autrement : par l’influence, et la convergence, de quatre types de productions audiovisuelles – le cinéma expérimental, le clip, la pastille web, et l’installation de musée.
Ce mélange n’a en fait pas grand-chose de surprenant : un plasticien peut aisément circuler entre ces quatre supports. Dark Mixer (Hirotoshi Iwasaki, 2014), par exemple, est un film qui existe sous la forme d’un court-métrage traditionnel (une succession de variations autour de l’idée de corps incomplets, inopérants), mais aussi sous la forme d’une installation prévue pour les musées (les différentes variations apparaissant alors seules, sur des écrans séparés). Et la forme segmentée du film, au systématisme assumé, répète quant à elle chaque trouvaille graphique en boucle pendant quelques secondes, comme le ferait n’importe quel fichier gif sur internet.
(source)
De fait, avant de relever d’une question d’influences, cette convergence des différents supports est d’abord une réalité de la production4 : quand bien même leurs films tournent beaucoup en festival, nombreux sont les élèves qui, au sortir de l’université, ouvrent une chaîne Viméo ou Youtube pour partager leurs œuvres au grand public. Et certains y adjoignent alors volontiers des pastilles, ou des essais d’animation d’à peine quelques secondes, qu’ils présentent à égalité avec leurs films, redéfinissant complètement ce qui chez eux peut faire « œuvre »… Cette confusion des formats finit par déteindre, de manière plus ou moins bénéfique, sur la narration des films eux-mêmes.
Ce qui est plus intriguant est la manière dont aucun de ces quatre modèles (web, clip, expérimental, installation de musée) ne va, dans les films, constituer le territoire fièrement revendiqué de cinéastes qui s’en réclameraient. Ils fonctionnent plutôt comme une somme de tendances lourdes, comme la pente forte de films tout de même indexés à une ligne narrative (fut-elle peu compréhensible), à des personnages (fussent-ils seulement ébauchés), et aux nécessités de la représentation figurative (fut-elle absurde, grotesque, ou fantastique). Une tension évidement fertile, mais qui n’est pas sans poser problème…
Le premier est que les mauvaises manies du monde de l’art contemporain on eut tôt fait de déteindre sur ce cinéma : notamment par cette façon dont l’artiste, pour exister, doit très vite trouver son style, son motif reconnaissable et vendeur, pour ensuite le décliner indéfiniment, comme une marque ou un label, jusqu’à saturation. Alors qu’un vrai projet artistique évolue, se remet en question, restant toujours intimement lié à la question du sens, un motif décoratif ne peut avancer autrement que par la variation et la duplication… De nombreux films de cette génération, tous jolis qu’ils sont, échouent ainsi à dépasser ce premier plafond de verre. Même les meilleurs œuvres (celles de Mizushiri, par exemple) sembleront toujours quelque peu manquer de consistance : l’essai fait rarement film, pas grand chose ne gonfle le temps de la vision, il flotte toujours une désagréable impression décorative.
Par ailleurs, ces rencontres entre supports mettent à jour un certain nombre de carences pas très heureuses. On peut s’en apercevoir en se penchant sur la filmo du cinéaste le plus abstrait du groupe (et donc le plus expérimental) : Mirai Mizue, une figure phare de cette génération – il est l’un des fondateurs du studio CALF, et un champion des diffusions en festival. Ses films partent tous d’une musique à laquelle ils collent, faisant danser des formes abstraites à l’image, qui s’ébrouent et se transforment au rythme des variations sonores. Un programme pas plus bête qu’un autre, a priori, mais dont émane vite un profond sentiment de stérilité.
Tout gracieux qu’ils soient, ces films atteignent vite leurs limites. Le lignage, ici, relève en effet moins de l’expérimental que de l’influence du clip (ce que ces films sont d’ailleurs littéralement, parfois), dans une démarche illustrative au fonctionnement terriblement docile. Un Brakhage, par exemple, cherche une idée à travers son cinéma, qui se trouve provoquer des formes ; Mizue, lui, n’a d’autre quête esthétique que de coller à la musique, telle une version évoluée du visualiseur Windows Media Player : la stérilité, ici, ne tient pas à l’abstraction, mais à la vacuité de ce qui meut le style5.
Cette niaiserie est particulièrement flagrante dans le fonctionnement du montage (par exemple celui de Modern n°2, 2011), qui ne travaille pas au désir ou à la frustration du spectateur, ni même à la structure de l’ensemble, mais simplement au catalogue de formes : chaque coupe se calle bêtement à la musique (nouvelle mesure = nouveau plan) pour venir exposer la prochaine trouvaille. Cette superficialité, on peut la reprocher à bien d’autres cinéastes de cette mouvance – à la Compagnie Tochka par exemple (un autre participant au studio CALF), dont les films, après avoir inventé une complexe et prometteuse technique de stop-motion lumineux, n’ont d’autre ambition que d’aligner à l’écran des formes de cœurs, de flèches, et de signes "hello". Tout ça pour ça ?
Le but ici n’est pas de vouer aux flammes les films de Mizue (qui ne sont pas toujours déplaisants à l’œil), ni de condamner, par avance, toute accointance de l’expérimental et du clip : l’œuvre réussie de Masanobu Hiraoka, qui partage beaucoup de traits avec celle de Mizue (transformations graphiques sur musique, formes colorées peu figuratives, filmo prolifique répétant sans cesse un même mode opératoire), est à elle seule un contre-exemple de qualité.
Mirai Mizue reste néanmoins intéressant en tant que symptôme, car le jusqu’au-boutisme de son cinéma (le tout abstrait) rend très lisibles les problèmes qui traversent, plus discrètement, les films de tous ses collègues. Sur la petite centaine de courts-métrages vus pour écrire cet article, plus de la moitié sont marqués par une absence de récit logique (voire de récit tout court)6 ; une bonne moitié, encore, se construit autour d’une musique ; et une immense majorité d’entre eux ne comporte aucun dialogue… Quand bien même ce cinéma est globalement figuratif, on peut donc voir ce qu’il a d’accointances naturelles avec le clip et l’expérimental. Ce qui n’est pas un problème ; mais combien de ces films savent dépasser le geste de pur coloriage, et proposer des œuvres entières, organiques, qui ont un autre rapport au sens que celui de l’illustration ? Combien d’entre ces cinéastes portent enfouis en eux le germe de la stérilité, qui se fait si flagrant dans les manières particulières du cinéma de Mizue ?
Le Corps misanthrope
Essayons de comprendre ces cinéastes, à commencer par ce qui les obsède : leur point commun le plus visible, au-delà de leurs nombreuses différences formelles, est un rapport douloureux au monde.
On est agréablement surpris de ne pas voir ici rejoué le sempiternel tableau d’une modernité grise et solitaire, le cauchemar d’une urbanité standardisée : tout au plus en trouve-t-on la trace dans les films de Mika Seike (le sordide immeuble anonyme d’A Place Where There Are Moths, en 2003, ou l’anesthésie des visages d’appartement dans Face to face, en 2010). Cette solitude moderne est aussi le fait de Paradis (Ryō Hirano, 2013), qui a l’originalité d’en reprendre les clichés d’usage (rencontres amoureuses décevantes, communication par portable, détresse affective…) pour les confronter à un monde non pas éteint et morne, mais au contraire foisonnant et coloré, hétéroclite, chaotique – comme si chacun, dans son autisme, pouvait s’inventer son propre grand n’importe quoi.
Pour le reste, le dégoût du monde s’exprimera autrement, notamment par une propension au glauque. C’est une facilité, mais reconnaissons aux indépendants japonais qu’ils sont loin d’être les seuls à en user : l’utilisation de couleurs ocres ou sombres et d’un trait de pinceau rêche, pour instiller un malaise à peu de frais, est depuis longtemps une convention du court-métrage d’animation mondial (on en retrouve par exemple ici l’usage dans le graphisme épais de Dark Mixer, ou encore, cette fois mêlé à la technique d’animation d’Alexandre Petrov, dans le graphisme de La femme qui a volé les doigts).
Évidemment, user d’effets aussi convenus et s’en croire subversif a quelque chose de dérisoire. Mais ces noires visions expriment aussi l’intimité d’une angoisse, d’une souffrance, et se font alors plus audibles. Ainsi le monde de Midori-Ko (Keita Kurosaka, 2010), quand bien même il relève de conventions (ville post-apocalyptique, tons sépia, motifs eroguro…), se fait tangible parce qu’il nous étouffe : l’étau d’une société cannibale jusqu’à la désintégration, l’intimité de l’héroïne toujours dérangée par le groupe, ou la grossièreté nauséeuse d’une diégèse comme trop pleine d’elle-même (dont la violence fiévreuse déborde d’accents sexués, scatologiques), appellent chez le spectateur un besoin presque physique d’isolement et de solitude, une fuite de toute compagnie humaine. Une pulsion asociale qu’on retrouvera d’ailleurs chez un autre cinéaste matriciel de cette génération, Kōji Yamamura (le pingre du Mont Chef, 2002, le docteur d’Un médecin de campagne, 2007).
Chez les jeunes cinéastes cependant, ces saillies de glauque, et leurs expressions aigues de misanthropie, se joueront plus volontiers à la surface-même de ce qui fait interface avec le monde extérieur : le corps. Déformé, hypersensible, ramené à la réalité de sa matière, il est la préoccupation centrale, et la dimension la plus stimulante, de la majorité des films.
Le cinéaste le plus habité par cette question est indiscutablement Kei Oyama : en partant de son cinéma, on peut comprendre tout ce que le corps représente pour cette génération.
Son premier film, The Thaw (2004), résume parfaitement ce qui constitue sa névrose : un jeune homme y prend soudain conscience de sa chair, et du fait que les personnes sont aussi de la viande, d’emblée soumises à la hantise de la détérioration et de l’infection des tissus (motif angoissé qu’on retrouvera dans toute la filmo : le cauchemar de La Salle de Consultation, 2005, ou encore l’acné de Hand Soap, 2008). La dernière image du film, qui montre le personnage terrorisé hurler en silence à sa fenêtre, seul au milieu de nulle part (sa maison est perdue au milieu des neiges), offre ainsi l’image saisissante d’une angoisse existentielle aigue, d’une prise de conscience cauchemardesque : je suis enfermé dans mon corps, et il n’y a aucun échappatoire.
Cette crise ou remise en cause de la figure humaine sécurisée, via des personnages soudain plus si aptes à présenter une intégrité physique rassurante, est la première marotte des indépendants : c’est jusqu’à l’affaire centrale d’une série web aux airs kawaï, Happy Bogeys (Takashi Kuriharan), dont douze épisodes ont été produits entre 2000 et 2014. Chaque épisode consiste en une succession de pastilles, d’à peine quelque secondes chacune : sur un fond vide et coloré, un personnage épuré (deux yeux, un nez, une bouche) vient se présenter à nous, baragouine un langage cryptique, puis repart. Chacun d’eux consiste en fait en une idée de détournement physique (pas de tête, pas de bras…) : les personnages ont beau être mignons, leur graphisme a beau être propre et tout abstrait, les déformations corporelles qu’ils subissent n’ont rien de spécialement charmant… C’est tout un petit peuple difforme qui défile devant nous, et dont les corps, avant d’être de drôles d’idées, sont avant tout absurdes, dysfonctionnels, presque sadiques pour eux-mêmes. Le plus étrange est de voir ces mutants, ce péri-humain qui semble tout droit sortir de Tchernobyl, malgré tout parler, vivre, ne semblant pas saisir le malaise que provoquent leur transformations corporelles, ni sentir de douleur – tout happy qu’ils sont.
L’idée d’un corps malaisant, muté, inopérant, transformé, se retrouve chez tous les cinéastes, et sur toutes les tonalités : angoissée, bien sûr (les corps hybrides ou incomplets de Dark Mixer, tel ce chien sans tête qui essaie de se relever), mais aussi érotique (les deux jambes d’un corps lovcraftien sortant de l’eau, à la fin de Snow Hut), ou même ironique (la tête-plante du Mont-Chef, l’animal radioactif de 663114). On pourrait en citer mille autres : le garçon-larve démembré par La femme qui avait volé les doigts (Saori Shiroki, 2010), les plantes poussant à même la gorge dans Face to Face (Mika Seike, 2007), le corps de Melting Down qui se cisaille à mesure qu’il respire (Takuto Katayama, 2015)…
Même les réals les plus expérimentaux de la bande ne sont pas étrangers à ce petit jeu : ce flou sur “ce qui définit un corps” est alors l’affaire d’un va-et-vient entre abstraction et figuration. Ainsi en est-il des films à transformations de Masanobu Hiraoka, faits de proprets aplats colorés, où les figures impassibles émergent et disparaissent des formes géométriques, d’une façon qui suggère tout un éventail d’obsessions à l’œuvre : dislocation, éviscération, gestation, incapacité à étreindre l’autre sans le fondre en une volute de formes organiques – le tout sans que l’on sache réellement si ces voluptueuses étrangetés relèvent de l’angoisse, ou du ravissement.
(Land, 2013)
Reprenons donc les fils d’Ariane que tend la filmographie d’Oyama. On y trouve une autre propriété du corps : sa parenté peu rassurante avec la viande. Dans The Thaw, l’ado mal à l’aise se retrouve d’abord confronté au contenu de son assiette… Et Oyama, qui aime à utiliser de véritables scans de peaux et de chair humaine pour texturer les mains et visages de ses personnages, n’aide pas à voir ces corps autrement que comme de la chair.
Il n’est en fait pas exagéré de dire qu’une partie des cinéastes de cette génération est travaillée par une « angoisse vegan », même si l’affaire n’est jamais conceptualisée ainsi7 (sinon dans le prologue de Midori-Ko, dont c’est le sujet explicite). Cela passe plus souvent par des détours : dans In a Pig’s Eye (Atsushi Wada, 2010), le plaisir honteux de manger (on coupe le saucisson seul et en secret, dans l’ombre) côtoie l’adoration de l’animal géant, dont on entoure le corps obèse de prières, dans une sexualisation de tout ce qui touche à sa chair (tranches de saucissons étalées sur le corps nu, rouge à lèvre pour le porcelet, personnage glorieusement chié par l’animal). Autre cas : dans Le Croque-mort et le chien (2010), du très matérialiste Shin Hashimoto, on revendique de préférer donner la princesse défunte aux chiens affamés, plutôt que d’en sanctifier inutilement le corps pourrissant… Presqu’à chaque fois, la carnivorie se trouve sortie du domaine moral : le très hargneux Beluga (Shin Hashimoto toujours, 2011) s’entête ainsi à filmer la cruauté de la prédation comme une affaire subjective, ne découlant que du point de vue (du parti) qu’on a choisi de prendre ; le sanglant Ygg’s bird (Mariko Saito, 2011) la replace lui dans un contexte étrangement apaisé de chaîne alimentaire.
Plus aimablement, cette prise de conscience du corps comme chair concrète est l’occasion d’un joli petit film, quoique totalement abscons, de Masanori Okamoto : I am alone walking on the straight road (2010). Un vieil homme (poète japonais célèbre, semble-t-il) s’installe au milieu d’une prairie, et boit jusqu’à en devenir saoul – peut-être aussi est-il frappé d’un coup de soleil, on ne sait pas trop. Le fait alors que chaque muscle de son visage soit décomposé et sur-animé, et que l’absence totale de trame scénaristique empêche d’investir ces quelques minutes de sens (pourquoi est-il là ? pourquoi ces changements d’expression ?), nous oblige à vivre le court entier comme un simple moment de présence au monde, tangible et matériel – une expérience sensible du corps humain.
Enfin, un dernier aspect du corps chez Oyama est son caractère viscéral, et la profonde subjectivité que cela implique : quiconque se sent en prison derrière sa propre peau va subir le monde comme un ouragan de stimuli, de sensations, de contacts multiples – une hypersensibilité, en somme, qui va de pair avec la douleur (les visages de The Thaw évoquent presque le masque de Massace à la tronçonneuse).
Une grande partie de La salle de consultation, son second film, consiste ainsi en un très littéral « simulateur d’enfant » : la caméra épouse le regard d’un souvenir de gamin, restituant la vision angoissée du monde qui l’effraya petit, en épousant les douleurs (traduites, à l’écran, par une série de décharges électriques) qu’il ressentit lors d’une visite à l’infirmerie. Dans Hand Soap, c’est le soin tout particulier apporté aux ambiances, aux atmosphères (un vieux chauffage qui s’allume dans le noir, des oreilles qu’on bouche…), qui conditionne à d’abord s’identifier au personnage via ce qu’il ressent : ainsi en est-il de l’ouverture, qui à partir d’une imagerie banale de martyre collégien (un souffre-douleur malmené à la récréation) nous fait sentir son personnages presque ailleurs (d’autant plus ailleurs qu’on lui a retiré ses lunettes) : baigné dans l’humidité des buées du matin, pris dans la froide température de l’air, gêné à contorsionner un visage plein d’acné, perdu entre les bruits et les éclats sanglants qui l’entourent.
(trois extraits de Hand Soap, Kei Oyama, 2008)
Cette vision du monde comme orgie de stimulis a déjà commencé à déteindre sur l’animation japonaise mainstream, notamment par l’intermédiaire d’un cinéaste qu’on associait originellement à la vague des indépendants : Makoto Shinkai. Dès son premier court-métrage, le médiocre She and her Cat (1999), Shinkai résume le monde en une série éclatée de sensations domestiques, de lumières aveuglantes, de matins frais ou de jours étouffants, au point de presque pouvoir se passer de montrer le personnage qui est censé percevoir tout cela. Il en va de même pour Naked youth de Kojiro Shishido (2006), un autre film issu du web, qui retranscrit les émois homosexuels d’un collégien en été : mise en avant de l’expérience des éléments (soleil, pluies fortes), vues subrepticement volées de corps dénudés, explosion du récit au profit d’un montage devenu pur réceptacle à sensations… Le personnage n’est alors plus une figure, mais une éponge – qui justement, dans le film de Shishido, n’en peut plus de ne pas restituer au monde cette énergie qu’il reçoit, cette excitation accumulée entre ses pores qui finira (c’est toute l’histoire du film) pas déborder de lui et lui causer du tort.
Cette idée d’un débordement incontrôlé sera souvent le biais utilisé pour souligner l’hyper-sensibilité des personnages, leur trop-plein de sensations. L’image en une de cet article (Crazy for it, Yutaro Kubo, 2012) ne raconte pas autre chose : sous l’image sage de l’adolescent qui se lave les dents, un monde intérieur explose et déborde, incontenable, hurlant la potentialité de tout ce qu’il pourrait être. Et ils sont nombreux, les personnages enfants de cette génération, à bouillonner sous la surface, menaçant à chaque moment d’éclater, de laisser s’épandre une énergie, des pensées, des pulsions trop frustrées de tourner en vase clos… Le gamin de Kicking Rocks (Yutaro Kubo, 2013) se déforme ainsi de par l’élan et l’énergie qui l’habite, comme si son corps voulait se dépasser lui-même dans l’euphorie du jeu ; celui d’A gum Boy (Masaki Okuda, 2010) trépigne d’un graphisme rageur et d’un réflexe vorace incontrôlable (il mord à grande dents), dans une dépense carnassière d’énergie qui ne pourra exploser qu’en orage ; le jeune homme de Doutei Kawaiya (Kojiro Shishido, 2003), débordé par ses fantasmes, les voit contaminer le montage comme autant de flashs parasites ; et l’adolescente de Fumiko’s Confession (Hiroyasu Ishida, 2009), hurlant d’avoir été éconduite, traverse la ville entière, puis vole carrément dans les airs à la vitesse d’une fusée, à la seule force du cri frustré qu’elle a enfin laisse sortir.
Toute résistance est inutile
« Laisser sortir », laisser couler le flot des pulsions intérieures, ne pas rentrer dans un jeu de rapports étudiés avec elles (c’est-à-dire dans une érotique de non-dits, de rétention), c’est le dénominateur commun le plus visible de ces 15 ans de cinéma : la contention des élans peut être l’affaire des personnages, ce ne sera pas celle des films.
Il faut ici revenir, sans doute, sur l’influence formelle de la production vidéo web, et sur son habitude à se résumer strictement à ce qui l’intéresse, à aller droit au but, dans une littéralité qui refuse tout détour symbolique. Les courts de moins de cinq minutes sont la norme chez les indépendants, qui se sont par ailleurs spécialisés dans la production de films segmentés : beaucoup d’entre eux consistent à multiplier les variations sur une même idée (Dark Mixer, Dreams, les films de la compagnie Tochka), le cas extrême restant Happy Bogeys, dont on a parlé plus haut : une idée, un plan, dix secondes et au suivant. À ce stade, de par l’extrême répétition et focalisation, ce qu’on pouvait d’abord prendre pour un héritage épuré du burlesque finit plutôt par évoquer une certaine forme d’aliénation… Quand Yutaro Kubo, dans son film 00:08 (2014), ou encore Mio Yamakana, dans And, end (2015), répètent en boucle huit secondes d’une animation banale (un jeune homme boit son café, une jeune fille descend l’escalier), pour les déformer un peu plus à chaque lecture, le rapport obsessionnel aux images a carrément viré à une logique d’acharnement.
Il n’est alors pas étonnant que de cette forme gonzo émerge un cinéma terriblement fétichiste8. L’exemple le plus lisible en est Kappo (2006), premier film de Yoriko Mizushiri : une série de variations rythmiques et graphiques autour d’une image-fétiche, justement – celle de longues jambes blanches, portant toutes une chaussure à talon. Tout semble déjà y être, et pourtant il y manque encore la forme. Car on sent bien dans ce premier essai nerveux, où la cinéaste n’a pas trouvé son style propre, que la sexualité est encore quelque chose qui dépasse, presque un accident (par exemple : les jambes s’alignent, et la dernière en profite pour s’approcher un peu trop de sa voisine, et la caresser l’air de rien du bout de sa chaussure, tel un pervers dans le métro). Dès son film suivant (où Mizushiri déploie cette fois un éventail de visions érotico-culinaires), le tempo adopté sera celui d’une lenteur zombie, d’un rythme égal et coulé, sans aucune accroche ni accident, surtout pas celle de la tranquille musique d’ascenseur (Le Voile, Futon) – un rythme qui n’a désormais plus d’autre métronome que l’hypnose de ce qui l’excite. Un flux sans résistance.
Et on voit bien alors combien la maturité de ce cinéma, sa forme accomplie, consiste en des films débarrassés de tout ce qui pourrait entraver leur fétiche : aucun récit, aucun lien, ni aucune structure contraignante, sinon l’empire de l’obsession. Très vite, ce n’est ainsi pas tant le dépassement (au sens d’une transgression) qui va caractériser le cinéma de cette génération, que son absence totale et définitive de surmoi.
Ce branchement direct sur le cortex des animateurs, sans détour ni intermédiaire, est pour le coup l’une des singularités remarquables de ce cinéma : l’indifférence coulante de leur mise en scène (qui ne trie pas, ne juge pas, n’organise pas) confère aux films un onirisme certain. L’exemple le plus emblématique en est le travail de Tsuji Naoyuki, dont la technique minimale (du charbon sur papier) ne fait aucune différence entre personnage, décor, ou effets, toutes formes étant unifiées en une même texture. Son graphisme naïf, semblable aux dessins d’enfants qui ignorent le réalisme des proportions, multiplie aléatoirement les transformations et changements d’échelle. Le temps est pareillement égalisé : tout coule à la même vitesse arythmique, sur une musique régulière et entêtante qui n’élit aucun moment en particulier ; et les rémanences du dessin au charbon (les anciens dessins gommés laissent une trace à l’image) achèvent de confondre tous les instants entre eux.
(Tsuji Naoyuki, 1995)
Bref, rien ne viendra sélectionner l’anodin de l’événementiel. Un homme peut se lever du lit, puis se faire tuer, sans que l’un des deux moments ait été traité différemment de l’autre (A Rule of Dreams, 1995) ; les fantasmes peuvent couler sans discontinuer (une éjaculation crée une mer où un personnage, qui s’y baigne, va lui même déféquer la suite du récit…) sans que le film semble spécialement s’en émouvoir, ni même réellement jouer la provocation (A Feather Stare At The Dark, 2003). Ce rapport singulier aux pulsions (que rien ne digère, ni ne retient), comme la forme particulière qui va en crée les conditions (cette coulée arythmique sans résistance), vont dessiner les contours d’un cinéma de l’abandon9.
Cette pente du sommeil sera volontiers célébrée dans certains films. Il faut voir, dans In a Pig’s Eye, les gamins se laisser aller au souffle du porc géant affalé, comme dans une version décalée d’une sieste avec Totoro… Pour revenir à Yoriko Mizushiri, il n’est pas surprenant que son meilleur court, Futon, déroule ses délires érotiques dans l’endormissement moelleux d’une grasse matinée, où le corps ne veut plus faire qu’un avec la couette : le brouillard rêveur du sommeil, ici, est le cadre idéal, celui d’un cerveau qui a abaissé ses défenses. Il en va de même pour UsaLullaby (Asami Ike, 2013), l’un des meilleurs films de la sélection qui, dans le flux ouaté de sa rêverie, sait très bien retrouver des pulsions et sensations de la petite enfance (plaisir de se blottir, de se laisser tomber, curiosité à toucher). Est alors évacué tout ce qui pourrait aider à « construire » le film : le graphisme est à peine figuratif, le montage se limite à des vues éparses (qui empêchent toute structuration de l’espace ou du temps), et le tout flotte au milieu d’un néant noir, faisant du grand corps central une petite planète dont la gravité est, à la limite, la seule loi à laquelle le film accepte vaguement de se plier.
Au milieu d’un tel continuum, tout ce qui brise le flux est un ennemi. Le montage, ainsi, n’aura pas toujours les faveurs des cinéastes : ils y préféreront souvent les transformations et les métamorphoses, seule façon d’avancer dans la gelée de ces films transformés en coulées.
Un exemple flagrant est le clip Airy Me (Yoko Kuno, 2013). On y retrouve ce besoin de mise à plat de tous les éléments du film, jusqu’à leur tonalité (le graphisme pastel et évidé décharge tous les évènements, même gores, de leur gravité), au milieu de longs plans baladeurs, pareils à une pensée qui gambade. Seule la métamorphose permet alors de reconfigurer la situation que le film ressasse (une infirmière visite chaque jour sa jeune patiente) : quand un monstre finit par émerger de la fillette, ce n’est pas comme un coup de théâtre, comme une péripétie qui ferait évènement, mais comme une simple variation, une expression plus explicite de ce qu’on sentait bouillir sous la surface, une excroissance possible du segment qu’on a vu maintes fois répété – la petite musique tranquille ne s’y trompe d’ailleurs pas, puisqu’elle colore les évènements monstrueux d’un refrain semblable aux précédents.
On ne sait exactement comment lire l’omniprésence de ces transformations et métamorphoses, tant elles sont devenues un tic de ce cinéma, un moyen naturel d’y remplacer le cut – chez les cinéastes abstraits du groupe, bien sûr (Mizue, Hiraoka), mais pas seulement. Au final, on peut dire qu’elles relèvent au moins de deux choses.
Déjà, elles vont souvent ouvrir la voie à une sorte de surf narratif et formel, dont le morphing continuel refuse de conclure la figure, d’arrêter la valse de ses hésitations. On le voit par exemple très bien dans le joli Flower bud (Saki Nakano, 2014), qui ne veut pas choisir entre l’effroi et la beauté des premières expériences érotiques de l’adolescence. Au point qu’on ne saura pas vraiment si le film dépeint l’émoi d’une première fois, la découverte masturbatoire de son propre corps, ou le souvenir traumatique d’un abus sexuel : le flux de transformations à la fois ravi et angoissé, lyrique et inquiet, ne veut surtout pas avoir à trancher (et encore moins rentrer dans une dialectique qui viserait à confronter ces tonalités).
Mais ces transformations vont aussi tenir de la poussée d’énergie, comme on le dirait d’une poussée de fièvre, qui va déformer le monde égal qui lui sert de cadre. Orchestra (Masaki Okuda, Yutaro Ogawa, Ryo Okawara, 2008), est un film qui n’a que peu d’intérêt en soi (c’est un pur exercice de style), mais qui résume parfaitement l’affaire, presque comme une note d’intention. Nous sommes devant un orchestre, et constatons rapidement que ce que veulent exprimer les musiciens contamine leur forme-même : dans l’effort pour produire un son, le corps du musicien se transforme – entre ce qu’il dégage, c’est-à-dire l’onde sonore, et son propre trait, aucune frontière. Et on voit bien alors en quoi les métamorphoses tiennent d’abord à un élan (de la musique, de la rage du personnage, de son énervement), à un élan qui s’incarne : le chef d’orchestre, en donnant le départ aux percussions par un grand geste, frappe directement sur la tête des musiciens pour produire ce son… On a littéralement court-circuité les intermédiaires.
Dans un cas comme dans l’autre, l’idée est de rester absolument perméable aux élans et aux ambigüités de l’inconscient, de s’y soumettre, de s’en laisser remodeler. Et le résultat, dans ces films désarmés qui n’opposent plus aucune résistance (et de fait, aucune pudeur) à ce qui les travaille, c’est que la pulsion va prendre le pouvoir.
Une forme narrative va en découler : celle de la transe. Soit un flux d’énergie qu’il est interdit d’entraver, poussant au délire comme le ferait la fièvre, obéissant à n’importe quel réflexe ou désir qui s’impose. On le voit par exemple dans Anal Juke (Sawako Kabuki, 2013), où une crise amoureuse sans fond (la cinéaste vient de se faire quitter) ouvre la porte à une véritable diarrhée cinématographique. C’est au sens propre, évidemment (les fantasmes scatologiques s’y déploient sans réserve aucune), mais il faut bien saisir que cette impudeur sexuelle, qui saute aux yeux, n’est que la partie émergée d’une narration qui fonctionne semblablement. Le personnage qui pleure s’en déforme ainsi dès les premières secondes du film, puis se met à danser en trois versions multicolores, simplement parce que la musique impulse un beat dansant, et que l’instinct est soudain d’en suivre le rythme : le réflexe est roi, le trip est tout puissant. C’est un cas extrême, mais même dans les films plus scénarisés (Un médecin de campagne, Beluga…), on trouvera des œuvres dirigées, déformées par l’ivresse de leurs élans, par leurs colères et leurs dégoûts, dans une saignée narrative qui ne contient rien.
(Sawako Kabuki, 2013)
C’est sans doute ici que se pose la question de l’avenir des indépendants : dans cette singularité narrative, qui est à la fois leur plus belle carte à jouer (c’est ce qui les différencie de tous les autres cinémas animés), et une impasse. L’idée d’un pétage de plomb qui jette tout à la gueule du spectateur, sans rien formaliser de sa colique, est typique d’une certaine forme de vidéos internet10 friandes de ressassements aliénés, où d’une orgie criarde de stimuli inutilement excités : autant de petites pastilles ivres de leur folie ou de leur dimension anecdotique, qui sont au mieux des blagues, et au pire l’exposition à cru d’une névrose assouvie sans filtre. Le défouloir de telles vidéos est assurément fascinant, mais n’appelle qu’une réaction viscérale : on appuie sur un bouton du spectateur, qui y répond. Est-ce que cela fait un film ?
Pour le dire autrement11, cette jeune génération d’animateurs, visiblement allergique à toute forme de répression, semble avoir oublié que la sublimation n’est pas un processus de refoulement de la pulsion, mais l’un de ses possibles devenirs. La satisfaire sans conditions, quand bien même c’est avec virtuosité (car le film de Sawako Kabuki l’est, virtuose), c’est quelque peu se condamner à opérer selon une logique pornographique de soulagement immédiat des besoins.
Le sens de cette impasse est assez bien résumé, il me semble, par New Tokyo Ondo (un autre film « de transe » qui, en parodiant l’hystérie capitaliste, en épouse surtout le trip). Parmi les flashs multicolores et aléatoires, au milieu des transformations kitschs et frénétiques, il y a ce moment où débute un Ave Maria ; puis l’air s’excite, s’accélère, se fait aigu, comme si l’on ironisait son lyrisme ; et enfin brusquement il s’arrête, tel un jouet jeté sur le côté, dont le cinéaste-enfant se serait déjà ennuyé… Ce petit passage n’est pas anodin : c’est le signe d’un cinéma qui ne croit plus en rien. Et l’hystérie du film apparaît alors moins comme un geste punk, que comme le symptôme tragique d’un besoin glouton de combler le vide, de continuer à s’agiter sans plus savoir où diriger son énergie, en disant tout et son contraire, tel un créateur sans faim, nauséeux, qui par panique continuerait malgré tout à manger, redoublant la cadence, pour immédiatement nous vomir ce qu’il a ingéré.
On peut apprécier ce cinéma ainsi : comme un feu d’artifice nihiliste, motivé par la restitution pure des humeurs qui l’assaillent – un cinéma comme directement branché, en analogique, sur la psyché de la jeune génération. On peut y applaudir, aussi, cette manière franche d’aller jusqu’au bout du processus de destruction et d’épuisement que le cinéma contemporain, friand de recyclage et d’iconisation, a déjà initié depuis longtemps. Je ne suis simplement pas sûr qu’il y ait une prochaine étape à ce puits sans fond… Beaucoup de ces cinéastes ont déjà disparu des radars. Y a-t-il un futur, ou même une descendance possible, pour cette jeune génération du cinéma animé japonais ? Quinze ans après, on attend toujours ne serait-ce que l’annonce d’un premier long-métrage.
Cinéastes et films vus
Les cinéastes de cette génération se différenciant par des style très affirmés et reconnaissables, il convient d’ajouter quelques mots sur eux, au-delà des considérations générales de cet article – l’occasion d’établir la liste des films vus pour écrire ce papier.
La production animée de la période, largement disponible en ligne, constitue un labyrinthe de court-métrages propice à la flânerie, et à la possibilité de faire ses propres découvertes ; si néanmoins vous manquez de temps et de motivation, voici dix films qui m’apparaissent comme les plus réussis, et qui donnent une bonne idée de la variété des approches :
Hand Soap de Kei Oyama (2008)
Futon de Yoriko Mizushiri (2012)
The Great Rabbit d’Atsushi Wada (2012)
Un médecin de campagne de Kōji Yamamura (2007)
Land de Masanobu Hiraoka (2013)
A Gum Boy de Masaki Okuda (2010)
A Feather Stare At The Dark de Tsuji Naoyuki (2003)
The Diary of Tortov Roddle de Kunio Katō (2003)
Gestalt de Takashi Ishida (1999)
Voici les sigles accompagnant les films listés :
: | Film présent sur le DVD/BD des films du Paradoxe (volume 1, 2 ou 3). |
: | Film présent sur le DVD Thinking and Drawing. |
Film en vert : | Lien vers le film disponible en ligne. |
Film souligné : | Films qui m’ont semblé les meilleurs ! |
Par égard pour une économie de diffusion particulièrement fragile, je n’ai mis de liens vers les films que lorsque ceux-ci ont été mis en ligne par un compte officiel (cinéaste, école, distributeur) ; il reste que les autres films sont largement diffusés sans autorisation par des tiers sur le web, jusque sur youtube où la plupart sont facilement trouvables…
Pour les films qui ne sont disponibles ni en ligne, ni sur l’une des deux compilations DVD citées ci-dessus, sachez que plusieurs cinéastes ont bénéficié d’une édition DVD spécifique au Japon (je pense notamment aux éditions du studio CALF).
Attention : gardez bien en tête que les films indiqués pour chaque cinéaste ne résument pas leur filmographie, ce sont simplement les films auxquels j’ai eu accès !
Atsushi Wada
Le graphisme naïf de Wada, et son trait aride au stylo fin, donnent lieu dans la première partie de sa carrière à des films franchement laids, à l’animation un peu gauche : on y met alors plutôt en scène des personnages liés à une idée de contenance sociale (écoliers, homme habillés comme pour aller au bureau). Un léger changement s’opère en 2010 avec In A Pig’s Eye, multi-primé en festivals, premier d’une série de films à mettre en scène trois jeunes frères obèses. Les rituels régressifs n’apparaissent alors plus seulement comme ironiques, mais deviennent aussi l’expression des pulsions de l’enfance, regardées avec tendresse et bienveillance. Ces derniers films, par ailleurs, sont graphiquement et rythmiquement plus aboutis, sans rien avoir renié de leur identité formelle.
Day of Nose (2005)
In A Pig’s Eye (2010)
The Mechanic of spring (2010)
The Great Rabbit (2012)
Makoto Shinkai, Kojiro Shishido
et quelques enfants du net
Et pourtant, leurs cinémas sont absolument jumeaux : même graphisme traditionnel conservé, même impressionnisme des sensations, même montage éclaté et répétitif, même omniprésence des éléments, même prédominance des effets de lumière, même impatience se traduisant par une superficialité du récit…
Avec le recul, il est frappant de voir combien cette forme tient à celle de la bande-démo, du showreel (dont on retrouve la fragmentation, les situations archétypales, les personnages figés dans des poses) : l’influence est limpide dans Kagami no Genon de Shishido, qui ne raconte rien d’autre qu’un catalogue d’effets visuels. Cependant, la forme éclatée de ce cinéma (l’effet plutôt que l’animation du personnage, le fragment de décor plutôt que l’ensemble…) tient aussi sans doute à la nécessité de pallier une incapacité technique. Ces jeunes cinéastes amateurs, isolés et sans moyens, devaient en effet trouver des solutions pour mimer le cinéma traditionnel (celui-là même dont ils avaient repris le graphisme) : pour jouer à « faire comme les vrais films », il fallait trouver des moyens de contournement.
Shinkai et Shishido vont ainsi maniériser ce cinéma aimé, et accoucher de lui quelque chose qui n’y était que latent. La filmographie de Makoto Shinkai en retiendra d’abord le romantisme pur, qu’elle amène à un stade hystérique où les personnages sont littéralement figés dans leur souffrance amoureuse, en communication directe avec les cieux et les éléments, sans intermédiaire scénaristique encombrant. Les films de Kojiro Shishido, eux, vont reprendre de l’animation traditionnelle son érotisme lycéen (adolescents à la beauté idéalisée, cohabitant à l’école dans la chaleur écrasante de l’été), pour en faire poindre une sexualité désormais explicite, débordante, difficilement contrôlable.
Le cheminement artistique de ce duo est passionnant, mais les films qui en découlent sont assez mauvais. Les choses changeront par la suite pour Makoto Shinkai, qui aura le succès que l’on sait, montant vite les échelons pour imposer sa vision de l’anime traditionnel au grand public (Your Name est l’un des plus grand succès commercial de l’Histoire du cinéma japonais). Kojiro Shishido, lui, arrêtera de faire des films dès 2009, pour devenir responsable 3D au sein d’un studio, et disparaitre des radars.
Quelques mots sur les films eux-mêmes, en commençant par ceux de Makoto Shinkai. She and her Cat, rétrospectivement, apparaît comme une compilation de tous les mauvais tics de son réalisateur : musique niaiseuse, situations émotionnelles complètement fabriquées (le téléphone), chapitrage inutile et poseur… The Voice of a distant star, tout aussi niais mais plus ambitieux, investit très littéralement ce qui sera une tendance de la future filmo : la collision entre l’amourette collégienne et le cosmos, ici organisée concrètement (et non métaphoriquement) par le scénario-même. Entre l’intime et l’univers, entre le quotidien d’un banal appartement de Tokyo et les batailles spatiales, aucun intermédiaire ne fait plus obstacle (la jeune fille, dans son vaisseau-mecha lançé au fin fond de l’espace, est ainsi restée en tenue d’écolière, et s’angoisse du dernier texto). Les films suivants de Shinkai ne relèvent plus de la production indépendante, et ne seront donc pas discutés ici.
Le seul film à peu près correct de Kojiro Shishido est Naked Youth, crescendo homo-érotique plutôt bien mené, même si c’est en usant d’effets faciles (bruits de l’été, vapeurs, promesses de nudité…), et que l’image témoigne de bidouillages informatiques très visibles. Réalisé trois ans plus tôt, Doutei Kawaiya intrigue lui par ses percées pornographiques (comme si Shishido avait fait le chemin attendu à l’envers, calmant ses premières ardeurs pour devenir plus pudique avec le temps, plus délicat face à la sexualité). Mais le film est bien trop brouillon (ne serait-ce que graphiquement) pour être pris au sérieux. Kagami no Genon, lui, relève de la collection d’effets sans intérêt.
Jetons un coup d’œil, enfin, aux cinéastes internet témoignant d’une démarche comparable. Hiroyasu Ishida, avec Fumiko’s Confession (auquel le web fit un succès), opère finalement le même geste que Shinkai et Shishido : porter à ébullition les traits de l’anime traditionnel (banlieue tranquille de Tokyo, écoliers taisant leurs amours), ici sur un mode parodique et outré – l’élan romantique autrefois contenu devenant une sorte de puissance nucléaire absurde. Son film suivant, Rain Town, fut lui aussi célébré sur la toile, mais il convainc moins : la trame est peu claire, le film cède aux facilités du dessin mignon, et tartine sa continuité d’une musique niaise au piano. Ishida a désormais rejoint les rangs d’un petit studio (Colorido), où il continue à réaliser des courts, entre deux publicités.
Passée par la Kyoto City University of Arts, mais appartenant à la génération web, Saho Nanjo repart elle aussi d’un graphisme assez traditionnel, de personnages écoliers, et de ce décor banlieusard typique12. Là encore, son cinéma se propose de réinterpréter ce modèle : ce qu’elle en retient c’est le calme, l’immobilité estivale, qu’elle capture par la douceur de traits économes et de couleurs pastelles. Le tout poussé sciemment trop loin : ses personnages en deviennent dépressifs et ternes, ne sortent pas de leur lit, et ne participent pas à la vie dehors – restant enfermés dans un cortège de sensations et de visions, qui viennent inquiéter la tranquillité banlieusarde (hallucinations fiévreuses et souvenirs dans Ni ni, flashs-backs coupables dans Binetsu). Un cinéma qui serait prometteur, s’il n’avait cet énorme défaut : les films sont absolument incompréhensibles.
Enfin, même si c’est à l’opposé des démarches artistiques qu’on vient d’observer, on ne peut parler d’internet sans citer le cas Junk Head 1 (Yamiken Hori), film acclamé par le web dont il apparaît comme une sorte d’enfant naturel : il est le fruit d’une cinéphilie superficielle, nourrie à la culture geek SF et aux productions amateures du réseau (mouvements et effets inutiles, utilisation abondante de la musique, récit réduit à des scènes de poursuites). Seules quelques manies propres au cinéma bis national (le bestiaire gore, dont la viscéralité repoussante titille les paraphilies sexuelles) lui confèrent un semblant d’identité. Si l’on peut applaudir l’investissement du réalisateur (4 ans à travailler seul), et apprécier l’utilisation de l’animation image par image (une technique devenue rare chez cette génération de cinéastes), le film reste médiocre, quoique regardable. Il lui est prévu une transformation en long-métrage, par le biais du web là encore (puisque sa production repose sur un financement participatif en ligne).
She and her Cat (1999)
The Voices of a Distant Star (2002)
Kojiro Shishido
Doutei Kawaiya (2003)
Kagami no Genon (2004)
Naked Youth (2006)
Fumiko’s Confession (2009)
Rain Town (2011)
Saho Nanjo
Yoake o tsuge ni (2013)
Ni Ni (2014)
Binetsu / Slight Fever (2015)
Yamiken Hori
Junk Head 1 (2013)
Asami Ike
J’ai déjà dit, dans l’article, tout le bien que je pensais d’UsaLullaby. Son autre film, The Cloudy Dog talk about, sur un sujet particulièrement tarte (les chiens remercient les humains de leur apporter tant de bonheur…), déploie un univers bizarre et moelleux, entièrement ordonné à la sensation du toucher, qui construit par la voix-off une sorte de mythologie canine – qui ne relève ni du kawaï, ni d’une ironie facile. Il apparaît clairement que le danger de ce cinéma est d’être simplement mignon – mais en l’état, et attendant de futurs travaux, Asami Ike m’apparaît comme le meilleur espoir de cette génération.
Mika Seike
A partir de 2012, le style de Seike change du tout au tout. Nous n’avons pour l’instant que deux petits essais témoignant de cette nouvelle manière qui, visiblement, se cherche encore, ne conservant de l’ancien style que l’idée d’une parabole morale sur l’enfermement… Pour l’instant, les films ne sont pas vraiment convaincants ; des deux, A Black Cat est celui qui vaut le coup d’œil, pour son ambigüité entre caresses et possessivité.
Dialogue Between Two (2004)
Face to Face (2007)
Kangaeru jikan (2012)
A Black Cat (2015)
Mizue, Hiraoka, Ishida
La pente abstraite
Si je réunis ici ces trois réalisateurs, c’est parce qu’ils produisent ce qui se rapproche le plus d’un cinéma expérimental abstrait. Et qu’ils peuvent, par leurs oppositions, s’éclairer l’un l’autre…
Par exemple sur la question de la futilité. Cet article a beaucoup tapé sur le cinéma de Mirai Mizue : est-ce pour de mauvaises raisons ? La vacuité que je reproche à ces films tiendrait-elle seulement à un hédonisme léger (danse des formes, plaisir de coller au son) qu’on ne prendrait pas au sérieux parce qu’il n’a pas assez froncé les sourcils, parce qu’il ne s’est pas habillé de la morgue du vidéo-art de musée ? Prenons donc Gestalt, de Takashi Ishida. C’est un film qui sous-entend un observateur posé devant la fenêtre, et qui à force de solitude laisserait s’épanouir ses délires de contamination et de dégénérescence, au fur et à mesure que les jours passent. C’est un film expérimental beaucoup plus convaincant que ceux de Mizue : est-ce alors simplement pour son côté austère (une pièce vide et une fenêtre), son sérieux (musique de Bach), sa forme noble (la pellicule), l’effort fourni (un an à filmer un même décor), ou pour son ton dépressif ?
On pourrait répondre ainsi : rien n’empêche le cinéma expérimental d’être léger, ou joyeux ; qu’il soit inoffensif, par contre, interpelle quelque peu. Car qu’importe alors que les formes des films de Mizue évoquent une vie microbienne agressive (And And), que l’ensemble se pare de filtres instagram ternes simulant la pellicule (Modern n°2), ou que le mariage image-son se fasse cacophonique (Tatamp) : son cinéma, dans son fonctionnement illustratif, restera toujours fondamentalement gentillet.
Le film Poker, à sa manière, le résume assez bien : un guitariste (l’une des rares exceptions figuratives à la filmo de Mizue) émerge des métamorphoses audio-visuelles et, dans un grand sourire, relance la musique et la danse des formes dont il est né… Ce grand sourire pop du personnage, en ce qu’il est sans objet ni raison, sinon celles du clip festif dont il est d’abord au service, fait apparaître combien le cinéma expérimental, ailleurs, s’est toujours conçu (certes non sans prétention) contre la norme, comme une forme de résistance. Que l’expérimentation de Mizue ne mette rien mal à l’aise, qu’elle ne dérange rien ni personne, qu’elle soit un pur flux docile qui chante les beautés du « wonder » (titre niais de l’un de ses films), est une forme de problème.
En contrechamp, le cinéma de Masanobu Hiraoka est intéressant, au sens où il est un parfait exemple de ce que serait le cinéma de Mizue s’il avait quelque chose à dire. Le cadre formel est pourtant le même, la répétitivité lassante des motifs aussi. Mais au creux des réflexes graphiques s’exprime, comme on l’a déjà dit, un certain nombre d’obsessions – un peu comme si la danse des formes dévoilait un inconscient au travail : une fascination pour la création par exemple (pour la prolifération, sous n’importe quelle impulsion, d’une vie fongus ou fœtale), ou encore une angoisse du phagocytage (beaucoup de formes qui se bouffent et s’ingèrent l’une-l’autre) ; le nihilisme de ce jeu de formes se traduit aussi par une série de suicides et d’autodestructions joyeuses, que côtoie un goût sans cesse retourné de la domination (celui qui porte un coup se désintègre, comme s’il s’était frappé lui-même) ; enfin, les films vibrent d’une tension entre formes organiques (volontiers disséquées et démantibulées), et la froideur d’aplats de couleur abstraits.
Le cinéma Masanobu Hiraoka n’est pas parfait : il évolue peu, se perd parfois dans un plaisir radotant des transformations (In the sea and near a girl), voire dans des jeux de kaléidoscope très clipesques (One and free four). Ses premiers films (de Uneasiness and triangle à Sun Set Sun), formellement en recherche et techniquement perfectibles, ne valent pas la vision.
Concernant Mizue, le meilleur film à voir est encore Poker, en ce qu’il assume la légèreté pop du style avec un enthousiasme sympathique. Pour des transformations plus ambiguës et élaborées (qui constituent encore, à tout prendre, la dimension la plus intéressante de sa filmographie), il faut se rabattre sur Wonder.
And and (2011)
Mondern n°2 (2011)
Tatamp (2011)
Wonder (2014)
Poker (co-réalisé avec Yukie Nakauchi, 2014)
Uneasiness and triangle (2011)
On The Table (2011)
Sun Set Sun (2013)
Land (2013)
In the Sea and Near a Girl (2014)
One and Three Four (2014)
L’œil du cyclone (2015)
Gestalt (1999)
Yutaro Kubo
Kunio Katō
Pas grand chose à redire sur La Maison en petits cubes, son film au grand succès, qui rappelle en partie la mélancolie du Là-haut de Pixar (un vieil homme se remémore sa vie de couple) ; tout juste peut-on déplorer le côté un peu gentillet de la poésie du film, qui se traduit notamment par une fin n’osant pas aller jusqu’au bout de sa logique.
The Diary of Tortov Roddle est un cas plus intriguant : c’est une série extrêmement courte (six épisodes de deux minutes), qui vaut mieux que sa musique facile et ses velléités poétiques de surface. On y retrouve, un peu comme chez Miyazaki, une Europe re-digérée et fantasmée, notamment via ce héros tout droit sorti du courant romantique (élégant, solitaire et taiseux, un peu mélancolique). L’association d’une narration à intertitres et du contexte nocturne, et la ballade insouciante d’épisodes sans lien les uns avec les autres, confère à l’ensemble un charme et un onirisme certains. À noter l’existence d’un 7è épisode à éviter (The Red Berry, un bonus DVD) qui révèle, par contraste, tout ce qui faisait la singularité du reste de la série : les éléments attendus y sont pourtant tous présents (le personnage, le fantastique léger), mais le diable, logé dans les détails (durée plus longue, contexte diurne, visions merveilleuses justifiées et rationnalisées par l’ivresse du héros, déroulement raisonné avec début, chute, et fin…), en modifie totalement le goût.
La Maison en petits cubes (2008)
Masanori Okamoto
La première technique que développe Okamoto consiste à animer des personnages de papier image par image, en milieu urbain, au milieu de foules filmées en prises de vue réelles. Cela donnera un essai d’animation dispensable (Walkers, 2009), et deux jolis petits films : Ho-Ho’ This message is boiling hot (qui a un côté festif, opposant la technologie aux feux d’une petite danse tribale), et Bonnie (qui remplace les flammes masculines et grivoises par une figure féminine à la grâce idéalisée). Mais dans un cas comme dans l’autre, l’impression du clip prédomine.
La deuxième technique, plus intrigante, consiste à décomposer les muscles du visage pour les sur-animer, les rendre intensément tangibles, malgré l’abstraction du dessin : cela donne l’étrange I am alone walking on the straight road (dont on a déjà parlé), et le très court Grandma, qui distille là encore cette idée très nette de « retrouver la simplicité d’un moment », avec une humilité touchante. Notons que Mending a puncture essaiera, dans la même veine, de toucher à la beauté sobre d’un geste d’artisanat, sans parvenir à convaincre cette fois-ci.
Mending a puncture (2008)
‘Ho-Ho’ This message is boiling hot (2010)
Bonnie (2011)
I am alone walking on the straight road (2012)
Yoriko Mizushiri
Son premier film, Kappo, est assez en deçà des autres, car encore marqué par un certain nombre de conventions (un côté conceptuel plus froid : et si nous faisions une série de variations savantes sur une idée…). Ses trois films suivants sont eux réussis, malgré quelques problèmes : Futon garde encore quelques réflexes de sécurité (le symbolisme inutile du nez ambulant pour souligner l’appel au sens, par exemple) ; Snow Hut met du temps à nous faire comprendre sa logique interne ; Le Voile est graphiquement plus mou. Rien de rédhibitoire, cependant, les trois films méritent la vision.
Tanaami, Kurosaka, Yamamura
Du côté des anciens
Commençons avec le grand nom des années 80, Keita Kurosaka, qui enseigne désormais à la Musashino Art University : auteur d’une œuvre diverse (animation, expérimental filmé, photographie), il a récemment réalisé deux films, dont le graphisme grotesque évoque l’eroguro. Le premier, My Face, n’a pas vraiment d’intérêt : les tronches, et les transformations douloureuses à la Francis Bacon, y défilent sans trop de sens, d’une façon qui se fantasme peut-être subversive. Le second, Midori-Ko, mérite notre attention en ce qu’il est la seule tentative de ces dernières années (à ma connaissance, tout du moins) de faire un film long – 55 minutes, très exactement. Entièrement dessiné par Kurosaka, le film demanda 13 ans de travail, et ce poids, cette ambition, se ressentent à l’écran. L’univers graphique est cohérent (le film a un côté très « peint », jusque dans ses excès répugnants, qui peut séduire), et la narration est bien menée. Mais l’ensemble, pas vraiment transcendant, n’apparaît pas d’une originalité folle dans sa vision post-apo désenchantée.
Il m’a été assez difficile d’intégrer, dans cet article, les deux court-métrages à succès de Koji Yamamura ; il faut dire qu’ils dénotent des autres films par leur narration très scénarisée, très dialoguée, moins expérimentale que chez les collègues. Koji Yamamura est un totem de l’animation indépendante, bien plus vieux que la jeune génération (il est né en 1964) : il est très directement influent de par son poste de professeur à la prestigieuse Geidai, bien sûr, mais aussi en tant qu’exemple. Il est en effet l’un des rares indépendants à avoir fait son chemin, en créant son propre “studio” en 1993, puis en rencontrant un franc succès international (surtout avec Le Mont chef, qui le fit connaître partout).
Que dire du cinéma de Yamamura ? Qu’il est assez inattaquable, au fond : la narration et la mise en scène y est plus solide que chez la plupart des indépendants, les maladresses et le ridicule en sont totalement absents. Il manque peut-être, néanmoins, l’impression que ces films ont pris un risque dans le processus. L’orgie d’effets visuels et sonores, dans Un médecin campagne (qui reste un bon film ; l’un des meilleurs de la sélection, en fait), témoigne d’un rapport un peu impuissant à la nouvelle adaptée, d’un épuisement à ne pas savoir incarner l’étrangeté de Kafka autrement que par un déchaînement maniéré : le savoir-faire est beau, il lui manque un peu d’âme.
S’il a réalisé une douzaine de films entre 2000 et 2015, Keiichi Tanaami est surtout un ancêtre : né en 1936, participant aux premiers festivals d’animation indépendants, reconnu dès les années 70, il a activement exploré le pop-art et le psychédélisme – ses derniers films indiquent que cela n’a pas changé. Il enseigne à présent, tout comme son collaborateur Nobuhiro Aihara, à la Kyoto University of Art and Design. Sa renommée, et le respect dû à une filmographie qui fut sans doute autrefois plus convaincante, expliquent peut-être l’indulgence avec laquelle sont reçus ses derniers films, abyssalement nuls : l’impression qu’ils laissent est celle d’un vieux provocateur usé, qui croit encore choquer le bourgeois en dessinant des bites… S’il faut vraiment voir un film, essayez à la limite Shunga, qui témoigne au moins d’un certain savoir-faire dans ses transformations.
Notons enfin, puisque nous l’avons sous la main comme exemple, que son film Red Colored Bridge est un cas typique de mauvaise maîtrise des outils informatiques (sur-visibilité de l’animation, par ordinateur, des éléments dessinés et scannés), problème qu’on trouve dans beaucoup des premiers films des cinéastes de cette sélection…
My Face (2005)
Midori-Ko (2010)
Le Mont-Chef (2002)
Un Médecin de campagne (2007)
Shunga (co-réalisé avec Nobuhiro Aihara, 2009)
Dreams (co-réalisé avec Nobuhiro Aihara, 2011)
Red Colored Bridge (2012)
Kei Oyama
Hand Soap est, de loin, son œuvre la plus aboutie. The Thaw, plus minimal et moins convaincant graphiquement, n’en est pas moins réussi. La Salle de consultation est lui un film plus inégal, plus décousu, mais il a ses quelques étranges moments. Notons enfin l’existence d’un petit film de groupe de ses tous débuts, Nami (filmé en 8mm, mais en grande partie animé image par image), là encore emblématique des paradoxes de cette filmo : alignant à la fois les réflexes d’étudiant tête-à-claque (fille dénudée pour les besoins de l’art, petit défilé attendu des perversions de l’érotique japonaise), et parvenant pourtant à nous faire partager son dégoût viscéral de l’organique (bruits des poissons découlant de ceux de la masturbation, respiration qui nous fait vivre la scène depuis la subjectivité d’un mateur affolé).
Tsuji Naoyuki
A Feather Stare At The Dark (2003)
Trilogy About Clouds (2005)
Sawako Kabuki
Dans ses autres films, le savoir-faire des transformations et des allégories visuelles est toujours là, mais se pare d’une distance ironique (Don’t tell Mom), ou moraliste (Master Blaster), qui rendent son cinéma beaucoup plus sage, moins touchant. On prend alors conscience de la dimension clipesque de ces films (pour beaucoup calqués sur une chanson, ou sur un morceau de musique classique). Enfin, ses premiers films à transformations (Ici, là et partout, Requiem, "○"…), relèvent de l’exercice encore peu concerné – avec un sérieux qui ne lui sied pas, et qui laisse froid.
Requiem (2012)
Anal Juke (2013)
Ici, là et partout (2014)
Master Blaster (2014)
Don’t Tell Mom (2015)
Summer’s Puke is Winter’s Delight (2016)
Quelques autres cinéastes…
Shin Hashimoto. Les films d’Hashimoto sont marqué par la question de la prédation, et se montrent assez brutaux (une véritable traînée de haine et de violence, dans Beluga, non sans complaisance d’ailleurs), tout en témoignant d’un humanisme ambigu. Le croque-mort et le chien, malgré sa jolie fin, reste très brouillon.
Tochka. Un autre duo (Takeshi Nagata et Kazue Monno) qui combine le light painting et l’animation image par image. Malgré l’intérêt de la technique, le résultat est totalement anecdotique, sans réelle progression ni élan quelconque. On ressort avec l’impression d’avoir vu un mur plein de tags indécis.
Isamu Hirabayashi. Les courts-métrages animés d’Hirabayashi, 45 ans, arrivent après une déjà longue carrière de court-métrages expérimentaux filmés (pour certains présents sur youtube). Ses deux films animés les plus célèbres, où l’on retrouve son goût pour le témoignage en voix-off, sont marqués par un style graphique très propre, très élégant, qui se voit détourné vers l’horreur (une catastrophe naturelle et sanitaire dans le premier film, la guerre dans le second). Le principe, très didactique, ne va pas très loin (on nous fait la leçon comme a des maternelles, musique niaiseuse au piano comprise), mais l’économie et la patience de 663114 s’avèrent payantes sur la longueur (la fin sonore fait son petit effet).
Masaki Okuda. Ce trentenaire, qui a compilé des études à la Tama Art University et à la Tokyo University of the Arts, est l’un des nombreux cinéastes de cette génération à remplir ses films de transformations en tout genre. À ses deux premiers essais, un peu vains, succède l’excellent et nerveux A Gum Boy, qui eut un grand succès en festival. Un dernier film (non disponible sur internet) suit en 2011, avant qu’Okuda ne se consacre à une série d’œuvres de commande.
Et les cinéastes restants ! Sont listés, en dernier lieu, les œuvres de cinéastes dont je n’ai vu qu’un film. Notez que certains de ces films, même s’ils m’ont moins plu (Paradis, Airy Me, New Tokyo Ondo…), proposent une forme et une narration suffisamment singulières pour mériter le coup d’œil.
The Garden of Pleasure (2008)
Orchestra (co-réalisé avec Ryo Okawara et Yutaro Ogawa, 2009)
A Gum Boy (2010)
Happy Bogeys (Takashi Kurihara, 12 épisodes, 2000-2014)
Animal Dance (Ryo Okawara, 2009)
La Femme qui avait volé les doigts (Saori Shiroki, 2010)
Ygg’s bird (Mariko Saito, 2011)
Rain Drops (Satomi Usui, 2012)
New Tokyo Ondo (NuQ, 2012)
Airy Me (Yoko Kuno, 2013)
Paradis (Ryō Hirano, 2013)
Self Image (Takashi Shibuya, 2013)
Flower bud (Saki Nakano, 2014)
Dark Mixer (Hirotoshi Iwasaki, 2014)
Melting down (Takuto Katayama, 2015)
And, end (Mio Yamakana, 2015)
Précisons, pour finir, que ce renouveau des indépendants japonais tient également à des plasticiens, qui officient exclusivement en musée (avec par exemple des segments vidéo répétées en boucle). Leurs films étant presque tous invisibles en ligne, ils constituent ensemble le gigantesque angle mort de cet article : vue la facilité avec laquelle les cinéastes dont on a parlé alternent entre cinéma et installations d’art-vidéo, on peut imaginer que de nombreux liens d’influence entrent en jeu avec leur collègues plasticiens.
Remerciements
Ressources
– Le blog Nishikata Film Review est une mine d’or d’informations : son auteure parcourt les festivals, achète chaque DVD édité, et explore le net pour chroniquer jusqu’au plus petit court-métrage produit par l’animation japonaise indépendante. Le site est notamment précieux pour les recontextualisations (informations sur la production, la diffusion…) qu’il fait de chaque film et cinéaste.
– Le Forum Thalie, retranscrivant ici l’une de ses conférences, propose un résumé des différents moments et cinéastes de l’animation indépendante japonaise, et ce depuis ses débuts. Un tri précis et efficace, qui m’a sauvé la vie dans la préparation de cet article !
– La Page Viméo de la Geidai propose tous les films de fin d’étude de ses étudiants. Si vous tombez sur un film sans sous-titres, la description de la vidéo vous donnera souvent un lien vers la vidéo sous-titrée en anglais. À noter qu’au cours de la rédaction de cet article, cette chaîne Viméo s’est par deux fois vidée de tous ses films : au cas où cela arriverait de nouveau, vous pouvez vous reporter à leur page youtube.
– Voici enfin, quelques petites choses croisées sur le net durant la rédaction de cet article : un papier sur la CALF, et une courte interview de ses créateurs ; et un article de présentation générale (que, promis, je n’ai découvert qu’après avoir déjà choisi l’entête de cet article !). Vous trouverez facilement sur le net, par ailleurs, plusieurs interviews de cinéastes (Arte, par exemple, en a fait quelques unes).
Si vous connaissez bien ce cinéma, et que vous croisez une erreur factuelle, une omission, ou un fait ignoré qui vous semble contredire les hypothèses de cet article, n’hésitez pas à m’en faire part dans les commentaires !
Notes
2 • La première rencontre des français avec ce cinéma date en fait d’un peu plus tôt : du catastrophique Jours d’hiver (film collectif de 2003, où un joli court-métrage de Norstein côtoyait une série de films fainéants et laids, pour la plupart). Cependant, à cette date, le mouvement décrit dans cet article avait à peine commencé, et beaucoup des cinéastes concernés n’étaient même pas encore entrés à l’Université.
3 • On peut éventuellement citer le cinéma délicieusement absurde d’Atsushi Wada, qui fonctionne sur un comique millimétré, jouant du silence et de quelques bruits savamment choisis, dans une précision burlesque qui peut renvoyer à l’héritage Tatiesque… Le dernier film de Wada, The Great Rabbit (2012) a d’ailleurs lui aussi, ce n’est pas un hasard, une maison de production française. Notons cependant que le réalisateur évoque une autre influence à ce tempo comique : celui du « Ma » / « 間 » (qu’on pourrait traduire par « intervalle »), un concept traditionnel japonais désignant la tension induite entre deux mouvements, dans le silence ou l’immobilité.
4 • On notera aussi que plusieurs cinéastes sont parallèlement designers, illustrateurs, animateurs pour la pub, ou concepteurs de vidéos pour arrière-plans concerts : il est probable que ces influences, dans une moindre mesure, se rajoutent au pot commun formel de cette génération.
5 • Il faut reconnaître à Mizue quelques démarches plus élaborées, mais celles-ci apparaissent alors souvent assez dérisoires, de par leur côté scolaire : Modern n°2 (2011), par son titre et ses formes géométriques, semble renvoyer aux variations de Richter avec un siècle de retard ; le didactisme de Tatamp, en 2011 (telle image pour tel son, puis regardons ce que cela donne en mélangeant le tout) rejoue lui le premier segment de Fantasia…
6 • Concernant le reste des films, ceux avec récit, on ne peut s’empêcher de remarquer qu’un nombre important d’entre eux témoignent d’une véritable incapacité narrative (chose assez rare, dans le court d’animation mondial, pour être signalée) : régulièrement, on ne comprendra pas la raison d’un retournement scénaristique (le pourquoi de la punition dans La femme qui a volé les doigts, 2010), ou la pertinence d’une image à faire final (la lampe-lapin d’Airy Me, 2013), ou encore les règles exactes de la diégèse (qui mange de quoi dans Midori Ko, 2010), quand ce n’est pas la progression toute entière qui s’avère totalement obscure (Columbos, 2012). Voir l’habituelle musique niaiseuse au piano soudain faire final, sans comprendre ce dont on est censés être émus, est alors quelque peu embarrassant… On voit d’emblée venir le contre-argument : ce cinéma jouerait de la nuance, d’un récit ouvert, d’une exigeante réquisition du spectateur – non. Ce dont témoignent ces carences, c’est d’abord d’une inaptitude des cinéastes à maîtriser leur propre langage, et à faire comprendre comme tels les éventuels moments d’ambigüité. Et on ne peut alors s’empêcher de penser que la subversion expérimentale brandie par certains films cache d’abord une inaptitude profonde, chaque narration maladroite ayant son excuse toute trouvée. L’explosion sans patience et le n’importe-quoi frénétique dont Paradis (Ryō Hirano, 2013) se gargarise ? Un éclatement Norsteinien du récit, le cinéaste russe étant cité à tout bout de champ. L’incapacité à nous préparer aux percées de lyrisme, dans Midori-Ko ? Les effets d’une ironie volontaire, qui joue sans cesse la rupture des lignes tonales que le film ne sait pas tenir. Et ainsi de suite…
7 • Il est en effet probable que l’héritage culturel du boudhisme, et son rapport particulier à la viande, influe ici de manière bien plus importante que la resucée contemporaine du végétarisme en Occident.
8 • Fétichisme qui n’est qu’une autre forme d’autisme : l’abondance de films friands de rituels et de processions rigides, qui relève déjà d’une certaine forme d’obsession (dans le cinéma de Atsushi Wada, ou celui de Mika Seike…), en prépare volontiers le terrain.
9 • Il est à ce titre tentant de noter que, dans de nombreux films (Wonder, Kicking Rocks, A Feather Stare At The Dark…), la forme évoque fortement « l’écriture automatique » d’un dessin qu’on aurait fait nonchalamment pendant qu’on est au téléphone (inconsciemment, donc) – dessin qui devrait ensuite se débrouiller pour vivre, évoluer, s’animer tout seul (Happy Bogeys).
10 • En voici deux exemples : Peter Dinklage, et A Furry re-birthing.
11 • Je paraphrase ici Anne Dufourmantelle, dans son article La fin du sublime ? (Libération, 9 juin 2016)
12 • Mon insistance à faire de ce décor (la banlieue résidentielle de métropole) une caractéristique propre au cinéma d’animation japonais mainstream peut étonner (bien qu’il soit, à mon sens, indissociable de l’univers des collégiens : Si tu tends l’oreille, La Traversée du temps, Colorful…). Je le souligne parce qu’il me semble criant ailleurs par son absence, se voyant totalement évacué des autres films de la production indépendante.