Dans les montagnes espagnoles, un marquis endetté détourne une source d’eau pour ses taureaux. Petit à petit, les champs de ses paysans s’assèchent et la famine gagne, alors qu’une roulotte gitane arrive dans le village avec une danseuse à son bord…
Ce film a quelque chose qui pique au cœur, car la place qu’il prend dans l’Histoire, comme dans la filmographie brisée de sa réalisatrice impardonnable, y déteint bien plus qu’on ne pourrait s’y attendre. Riefenstahl s’y affirme pourtant plus que jamais virtuose – peut-être même comme la première cinéaste “virtuose” de son époque, dans le sens d’une certaine incapacité à incarner son récit : la première réalisatrice d’abord préoccupée par une forme. Celle du romantisme allemand en l’occurrence, dévoyée et pourrie par l’Histoire, qu’elle s’efforce de raviver en s’accrochant désespérément au muet (toute l’ouverture l’est ainsi littéralement, muette), ou en s’obstinant à ne peindre que des tableaux : des scènes sans réelle avancée dramatique, qui disent la même chose du début à la fin, qui ne sont qu’un état mis en images (c’est criant, par exemple, dans la scène où Pedro s’attable avec les filles). Certes, à la même époque, d’autres cinémas cultivent cette approche (on pense notamment beaucoup au cinéma de Disney, le film est Fantasien en diable). Mais un ver particulier ronge ce fruit-là.
Deux problèmes profonds déchirent ce film – autant qu’ils le sauvent en brisant le vernis figé de l’imagerie, donnant une identité à tout ce barnum. Le premier défaut, c’est Riefenstahl actrice, qui n’a d’évidence plus l’âge (ni les talents de danseuse) pour incarner la jeune femme sublime, fraiche, innocente, qu’est censée être son personnage. Le film exhibe sans cesse l’image d’une actrice fatiguée, passée, usée, qui s’accroche à une jeunesse perdue – tout comme Riefenstahl cinéaste s’accroche à un passé idéalisé qui n’a jamais existé. La seconde anomalie, c’est le vide : manque de figurants, de décors (de moyens, donc), mais aussi de personnages, de musique, d’un rythme soutenu ou de surprises qui viendraient remplir ces béances. Jamais de tentatives, pourtant, pour combler ce rien, pas de fausse énergie, pas d’occupation hystérique du temps ou du cadre : comme le constat d’échec d’un film qui capitule. Toujours un peu “en deçà” de son propre projet, Tiefland évoque ainsi très précisément une forme, celle de la série B : forme noble s’il en est, mais qui est ici vécue comme une faiblesse, tant la prétention de l’imagerie hurle à chaque seconde l’ambition d’une grande œuvre recherchée. Condamné par ces deux difformités, Tiefland avance en kamikaze, film hémophile qui voudrait dissimuler ses plaies en redoublant sans cesse l’effort de sa danse, saignant un plus fort à la chaque tentative.
Cette impasse a quelque chose de fascinant. Mariée à tant d’éléments internes au récit (le marquis décadent, la noblesse endettée sur sa fin, la mauvaise terre maudite et stérile, le village mesquin…), la décrépitude du film devient l’expression même de ce qui y travaille : le pourrissement de l’imagerie romantique, à travers la figure d’un dernier personnage intact (qui renvoie d’ailleurs au fantasme d’une antique Grèce aux bergers, plutôt qu’à l’Espagne), et dont l’innocence va être brisée. Un homme enfant qui n’a jamais connu de femme, point limite au fantasme de l’homme parfait, dont la « pureté » mène aux passages les plus étranges (ce moment où, à l’annonce de son mariage, le garçon se roule dans l’herbe en une innocente extase, comme en transe ; ou encore ces gros plans d’amoureux absolu, crispés et effrayants). Constamment en échec dans sa capacité à incarner une imagerie désormais maudite, Tiefland a des allures de film damné, avançant sous l’ombre d’une malédiction double (planant sur et dans le film), qui s’accomplit dans un final saisissant où ces deux dimensions semblent soudain se rejoindre. Ce n’est alors plus seulement une filmographie, mais une certaine idée du cinéma que ce film putréfié semble vouloir entraîner dans sa chute.
Autrefois traduit La Vallée ou Sous les basses terres.
Le film est tourné entre 1940 et 1944, mais ne sort qu’en 1954. (F)